01 | bouteille à la mère

AVRIL 2012

Elle était fichue, fichue, fichue. C'est ce qu'elle se répétait dans sa tête depuis que Harry et Marcus l'avaient laissée seule voilà plus d'une demi-heure. Qu'est-ce qu'elle était censée faire en leur absence? La réponse était aussi simple que frustrante : prendre son mal en patience. C'était avec ses amis qu'elle était venue dans la petite ville d'Aurora, New Hampshire, c'était donc avec eux qu'elle devrait en repartir — et le plus tôt serait le mieux.

Elle ne savait pas quand les deux hommes reviendraient à Goose Cove, mais elle espérait qu'ils ne traînent pas trop chez ses parents. Enfin, elle n'avait pas trop d'inquiétude à se faire, ils étaient simplement allés chercher leur chien. C'était l'affaire d'une demi-heure tout au plus. Après cela, ils repartiraient à New York sans plus attendre. Loin de la femme qui l'avait abandonnée à la naissance. Certes, peut-être avait-elle eu une bonne raison de le faire, n'empêche que ça n'effaçait pas son geste. Sa mère était — et resterait — Dolores Harrisson.

La petite rousse laissa ses pieds se balancer dans le vide tandis qu'elle inclinait son corps vers l'arrière, ses paumes vissées sur le balcon en bois. Devant elle s'étendait la plage déserte, parsemée çà et là de petits rochers qu'humidifiait à intervalles réguliers la langue salée de la mer. Elle prit une grande respiration, l'air du large s'infiltra dans ses poumons. Elle avait cru qu'en s'installant devant ce paysage digne d'une carte postale, elle se calmerait un peu. Hélas, Daisy Harrison n'était pas le genre de personne à se calmer en un claquement de doigt.

Pour la millième fois, elle dégaina son portable de sa poche de jean. Pour la millième fois également, elle constata que le réseau d'Aurora était aussi pourri qu'à l'époque où elle y vivait encore. D'accord, elle se trouvait dans l'un des bleds les plus reculés de l'Amérique, mais de là à galérer pour passer un appel ou envoyer un sms, qui plus est en 2012?

Elle jeta un regard noir à son téléphone, comme s'il était responsable de tous ses maux. Elle tentait de joindre Alma, sa petite amie restée à New York pour la journée, la seule personne sur cette planète à qui elle avait envie de parler en ce moment — la seule dans son entourage qui, une fois mise au courant de la situation, la comprendrait, la seule qui se  soucierait vraiment de ce qu'elle pouvait ressentir.

La preuve : tout à l'heure, quand elle était revenue en rogne de chez ses parents, Harry s'était montré davantage perplexe qu'inquiet à son égard; et Marcus, l'abruti de service (qu'elle appréciait néanmoins), ne s'était intéressé qu'au bien-être de Winston, qu'elle avait oublié de ramener à Goose Cove comme prévu sous le coup de la colère.

Quant à ses chers parents, eh bien ils étaient responsables de la présence de cette Meryl Ravencroft sous leur toit. C'étaient eux qui avaient fait en sorte que mère et fille se rencontrent aujourd'hui sans même prendre la peine de lui demander, au préalable, ce qu'elle en pensait. Comme si son avis ne comptait pas. Comme si elle avait encore onze ou douze ans. Daisy donna un bon coup de poing au balcon et le regretta tandis qu'une sourde douleur se propageait dans son membre endolori. Elle le massa de son autre main pendant qu'un chapelet de jurons s'échappaient de sa bouche crispée.

Puis, elle se leva d'un bond, incapable de rester immobile une seconde de plus. D'un pas rageur, elle retourna à l'intérieur de la maison. Harry et Marcus, sachant qu'elle ne les accompagnerait pas à la résidence des Harrisson, n'avaient pas pris la peine de verrouiller la porte en partant tout à l'heure.

Elle promena son regard sur la bibliothèque en acajou qui occupait tout un pan de mur, puis sur la cheminée en pierres, au cœur de laquelle ne brûlait aucun feu. Elle se rappelait bien la première fois qu'elle avait vu cette pièce qui puait l'opulence et la splendeur — des qualités inhérentes à son propriétaire. Elle se surprit à sourire faiblement tout en se dirigeant vers la salle de bains. Là, elle aspergea son visage d'eau froide dans l'espoir de se calmer. Elle prit de longues respirations, son regard plongé dans celui de son reflet.

Au bout d'un moment, elle coupa l'eau et attrapa la serviette blanche juste à côté du robinet; elle n'en pouvait plus de soutenir le regard de cette gamine au visage non seulement constellé de taches de rousseur, mais aussi trop rond. Trop enfantin, comme aimait encore à la taquiner son père, même à l'aube de ses vingt ans. Adolescente, ça l'agaçait. Jeune adulte, ça l'inquiétait. Quand, au juste, perdrait-elle ses grosses joues qui lui donnaient sans cesse l'air de revenir de chez le dentiste?

La rouquine était si absorbée par ses pensées qu'elle prit plus de temps qu'il en était nécessaire pour s'essuyer le visage et les mains. Elle s'en rendit compte quand ses paumes commencèrent à s'irriter tant elle les frottait contre le tissu. Elle le balança sur le porte-serviettes d'un geste négligé du bras.

Au même moment, une porte claqua et une voix familière s'éleva dans le rez-de-chaussée jusque-là silencieux :

— Daisy? Tu es là?

La rouquine poussa un soupir. Qu'est-ce que s'imaginait cet abruti? Qu'elle était partie skier? Elle sortit de la salle de bain et, sans surprise, découvrit Marcus debout près de la porte d'entrée.

— Tu en as mis, du temps, ronchonna-t-elle en guise de salutation. 

Ce n'est que lorsqu'elle fut proche de son ami qu'elle remarqua que quelque chose clochait. Lui qui était si fier, si arrogant, ne cessait de jeter de brefs regards vers la fenêtre qui donnait sur la cour avant de la propriété. Il n'avait même pas l'air d'avoir remarqué qu'elle l'avait rejoint. 

— Qu'est-ce qu'il y a, Markikette?

En quatre ans d'amitié, elle avait évidemment appris le ridicule surnom que donnait madame Goldman à son fils et ne ratait pas une occasion de le rappeler au principal concerné. Mais, à son grand étonnement, il ne réagit même pas face à sa pique. Les sourcils froncés, elle tourna la tête dans la même direction que lui, à travers la fenêtre. Et comprit ce qui se passait.

Toute trace d'humour envolée dans sa voix, elle siffla :

— Qu'est-ce qu'elle fait ici?

Marcus lui jeta un regard désolé qui l'énerva davantage qu'il ne l'apaisa.

— C'est de ta mère qu'il s'agit, Daisy.

La rouquine faillit s'étrangler. Le regard furieux, elle pointa de l'index la silhouette de la femme appuyée contre le capot de la Corvette rouge de Harry, stationnée dans la cour. Winston, le grand malamut, montait sur ses pattes arrière et titubait vers l'arrière; ça la faisait rire. Oui, la femme riait. Celle-là même qui l'avait mise au monde. Mais qui n'avait pas voulu d'elle. Et qui osait revenir dans le tableau, presque vingt ans plus tard. Comme si de rien n'était.

— Ce n'est pas ma mère, murmura la jeune femme, la respiration forte.

Elle détestait sa voix trop fragile, ses mains trop tremblantes. Elle n'avait pas envie de se laisser aller. Elle n'avait pas envie que Marcus se sente obligé de la réconforter. Ce serait tellement humiliant. Trop humiliant.

— Elle veut te voir, insista-t-il d'une voix douce. Elle est venue exprès de Californie...

— Je m'en fiche, le coupa Daisy.

Mais elle ne s'en fichait pas. Pas vraiment.

Au moment où elle sentit ses yeux se brouiller, elle lui tourna le dos et enserra sa fine taille de ses deux bras. Elle prit de grandes respirations, ferma les yeux très fort. Allez, encore un peu plus fort, plus fort pour refouler... Soudain, elle sentit une présence à ses côtés. Imposante. Réconfortante. Marcus. Sans un mot, il passa un bras autour de ses épaules et l'attira vers lui sans la brusquer. Mais elle réagit au quart de tour et se dégagea de lui d'un mouvement sec du tronc. Les poings serrés, la tête haute, elle le défia du regard.   

— Ne refais plus jamais ça, ordonna-t-elle entre ses dents.

Une pointe d'exaltation se mêla à sa voix glaciale : ça lui faisait du bien de s'énerver contre Marcus. De s'énerver contre quelqu'un tout court. C'était une façon comme une autre de se défouler. Et Dieu savait à quel point elle en avait besoin en ce moment précis.

Marcus plissa les yeux, et elle s'en voulut aussitôt de s'en être pris à lui. Il ne lui avait rien fait de mal, il avait toujours agi envers elle comme un vrai ami. Elle n'avait pas le droit de se servir de lui comme d'un défouloir. En revanche, elle ne pouvait en dire autant de la femme qui l'attendait dehors, toujours appuyée contre la Corvette.

— Tu voulais que je lui parle? Très bien, c'est ce que je vais faire, murmura-t-elle d'une voix doucereuse.

Presque menaçante.

— Non, Daisy... Attends!

Mais il était trop tard. Elle avait déjà ouvert la porte et, d'un pas décidé, s'avançait sur le balcon en bois. Aussitôt, la femme appuyée contre le capot de la voiture releva la tête en sa direction et lui offrit un grand sourire. Que Daisy ne lui rendit pas. Elle remarqua Harry à quelques mètres de la voiture. Il observait la scène se dérouler devant ses yeux, attentif. Winston, docile, s'était assis à ses pieds.

— Daisy!

Marcus venait de sortir à son tour. Daisy l'ignora. Elle ne quittait pas la femme du regard. Sans même s'en rendre compte, elle enfonça ses ongles dans ses paumes et ne mit un terme à sa douleur que lorsqu'elle comprit qu'elle ne pouvait juguler le tsunami d'émotions qui menaçait de la subjuguer à tout instant. Sans un mot, elle descendit les quelques escaliers qui reliaient le balcon à la terre ferme et s'avança vers sa mère biologique qui toujours l'attendait.

Daisy sentait ses Converse modeler le sol de la forêt, parsemé d'herbes, de brindilles et d'aiguilles de pins. À chacun de ses pas, son cœur s'affolait, sa respiration s'accélérait. Ni le bruissement des arbres ni le ronronnement des vagues, autour d'elle, ne parvenaient à l'apaiser. Au loin, les mouettes chantaient.

Une fois arrivée à la hauteur de la femme, Daisy se rendit compte qu'elles avaient presque la même taille : quatre ou cinq heureux centimètres permettaient à l'autre femme de la dominer physiquement. Mais la rousse ne se laisserait pas impressionner. La colère sourde de tout à l'heure avait cédé le pas à un froid mépris.

Elle scruta le visage de sa mère biologique pendant un long moment. Elle s'attendait à ce que par culpabilité, elle baisse les yeux; à ce que par amertume, elle esquisse un triste et faible sourire. Mais non. Pas du tout. Seule de la curiosité chatoyait dans les yeux verts de Meryl Ravencroft. Exactement comme tout à l'heure, chez ses parents. C'était ce qui l'enrageait : qu'elle ait le culot de revenir vers elle et de la considérer comme un objet de curiosité. Rien de plus.

— Je ne sais pas ce que tu fais encore ici, on n'a rien à se dire, cracha soudain Daisy.

Les commissures des lèvres de l'autre femme tressaillirent. Ses cheveux d'un blond terne, presque sale, se soulevèrent au passage de sa main.

— Au contraire, Daisy. On a beaucoup de choses à se dire.

Sa voix grave et maîtrisée chatouilla les tympans de Daisy d'une délicieuse façon. Elle serra les poings, déterminée à ne pas se laisser cajoler par cette femme. Mais au plus profond d'elle, et c'est bien ce qui redoubla sa furie, elle se demanda si elles s'exprimaient de la même manière, si elles possédaient le même timbre de voix...

À sa grande surprise, ce fut Harry qui la tira de ses pensées :

— Vous n'êtes pas les seules qui devez avoir une bonne conversation. N'est-ce pas, Nola chérie?

Daisy ouvrit la bouche, la referma. Nola? Qui était Nola? La femme devant elle? Ne s'appelait-elle pas Meryl? Elle jeta un œil inquisiteur à Harry, qui ne lui prêta pas la moindre attention. Il gardait ses distances, mais ne quittait pas Meryl — ou Nola — du regard. Son visage, dur et implacable, ne ressemblait en rien à celui, avenant et sympathique, qu'il lui réservait. Qu'est-ce qui se passait?

Meryl lâcha avec dédain :   

— Oui, Harry chéri. Mais comme je te l'ai déjà dit, je veux d'abord parler à ma fille.

— Pour la millième fois, je ne suis pas ta fille et tu n'es pas ma mère! s'énerva Daisy.

Tout ce qu'elle s'était retenu de lui balancer à la figure, tout à l'heure, remontait à la surface et maintenant qu'elle était lancée, elle ne pouvait plus s'arrêter :

— Tu n'es pas digne d'être ma mère, tu m'entends? Et tu ne le seras jamais. Pas après m'avoir laissée moisir dans un orphelinat comme une moins que rien. Tu réalises que si Rick et Dolores — mes vrais parents —, ne m'avaient pas recueillie, je serais sans aucun doute encore là-bas? Ils ont pris soin de moi, quand toi, celle qui m'a portée dans son ventre pendant neuf longs mois, tu n'en as même pas été capable! 

Elle s'interrompit, à bout de souffle. Sur la plage, les mouettes s'étaient tu.

Elle eut la satisfaction de voir les yeux verts jusque-là si flegmatiques, se troubler, s'humidifier. Mais, curieusement, elle n'en ressentit aucune joie véritable.

Meryl — ou Nola, elle ne savait plus comment l'appeler — s'enquit, la voix enrouée :

— C'est ce qu'ils t'ont dit? Que je t'avais placée dans un orphelinat? Sache que c'est un mensonge.

— C'est toi qui mens.

Mais un doute venait de naître dans son esprit. Certes, sans fondement véritable, une simple esquisse —sombre et laide —, mais un doute malgré tout.

— Laisse-moi t'expliquer, plaida soudain Meryl. Après, tu pourras me haïr tant que tu voudras. Mais je veux que tu saches la vérité. Toute la vérité. Toi aussi, Harry. Et Marcus, bien sûr. Vous devez tous savoir.

— Et si on ne veut pas savoir? se rebella Daisy.

Meryl lui jeta un regard sévère.

— Tu m'écouteras que tu le veuilles ou non. Car c'est ton histoire que je désire vous raconter aujourd'hui.

Elle se tourna vers la maison à deux étages qui les dominaient tous. Les rayons du soleil, filtrés à travers le feuillage environnant, léchaient le granite gris et beige. La porte d'entrée, restée entrouverte et à côté de laquelle se tenait toujours Marcus, apparaissait comme une invitation à entrer.

Avant qu'elle ne traverse le seuil de la maison, Meryl commenta, pensive : 

— C'est curieux que tu sois venue à Goose Cove, Daisy...

— Tu connais Goose Cove? s'étonna la rouquine, derrière elle. 

Elle jeta un coup d'œil aux deux hommes : ils n'avaient pas l'air étonnés de l'apprendre. Meryl sourit d'un air mystérieux.

— Bien sûr. Tout a commencé à Goose Cove. Plus précisément le 30 août 1975.

⚓️

J'espère que Wattpad vous laissera commenter cette fois, j'avoue que c'est un peu stressant de ne pas avoir vos retours comme d'habitude...

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