00 | prologue
1er JANVIER 1964
— Clarissa, ma chérie, rappelle-moi pourquoi on a décidé de l'inviter?
Silas Rosenberg, flûte de champagne à la main, venait d'entrer dans la cuisine où sa jeune épouse fouillait les armoires à la recherche d'un verre propre : Ernest, gloussant, avait échappé le sien sur le carrelage du salon.
Aussitôt, le regard de Silas avait croisé celui, sévère, de sa mère. Depuis la mort de son époux lors de la grande guerre, elle avait adopté le rôle de la matriarche au sein du clan Rosenberg, et ce rôle lui seyait à merveille. Elle n'avait pas eu besoin d'ouvrir la bouche pour qu'il comprenne le message : ne jamais donner une goutte d'alcool à ce garçon, Silas, combien de fois devrai-je te le répéter?
Mais c'était le Nouvel an et Ernest avait bien le droit de profiter des célébrités, avait silencieusement plaidé Silas tandis que son épouse se réfugiait dans la cuisine pour chercher un nouveau verre.
Elle reformula sa question d'une voix sarcastique, sans même se tourner vers lui :
— Pourquoi on a décidé d'inviter ton frère à la maison pour le Nouvel an? Hum, très bonne question, Silas!
La petite brunette s'impatientait devant les armoires.
— Pourquoi il faut toujours que tout disparaisse dans cette maison? râla-t-elle entre ses dents.
Silas l'observa, à la fois amusé et attendri. Au nombre d'invités qui se pressaient sous le toit des Rosenberg, il ne s'étonnait pas, pour sa part, qu'il ne restât plus aucun verre dans les armoires. Il n'osa cependant pas lui en faire la remarque, sa femme finirait sans doute par s'arracher les cheveux et dans son état, ce n'était pas conseillé. Sacré Clarissa! Elle tenait toujours à ce que tout soit parfait et la traditionnelle soirée du Nouvel an ne faisait pas exception à la règle.
Il s'adossa au cadre de porte et toussota pour attirer son attention.
— Je ne parlais pas de mon frère.
Clarissa se figea, une main posée sur l'une des armoires qu'elle venait de refermer. Lentement, elle tourna la tête vers lui. Quelques mèches de sa frange masquaient ses grands yeux marrons, mais pas assez pour qu'il rate l'expression de peur — fugace — qui s'y reflétait. Soudain, un rire sonore éclata dans le salon, sitôt accompagné de la voix mécontente de sa mère :
— Ernest James Rosenberg, donne-moi ce verre immédiatement!
Silas vit sa femme se forcer à sourire.
— C'est malpoli de notre part que de rester cloîtrés dans la cuisine, remarqua-t-elle.
Elle voulut se précipiter dans le salon, là où elle n'aurait pas à répondre à la question — pourtant légitime — de son mari, mais ce dernier l'attrapa par le poignet. Il ne relâcha sa prise qu'une fois certain qu'elle ne chercherait pas à le fuir.
— Nos invités peuvent bien se passer de notre compagnie quelques minutes de plus, susurra-t-il. Et puis, tu ne devrais pas trop te fatiguer. Le docteur a dit que ce n'était pas bon pour le bébé.
Il coula un regard affectueux au ventre proéminant de Clarissa. Leur enfant ne verrait le jour que cet été, mais Silas s'était déjà attaché à lui ou plutôt à l'idée d'être père pour la première fois. Il se moquait que ce soit une fille ou un garçon; tout ce qui comptait à ses yeux, c'était que le rejeton Rosenberg soit en bonne santé.
Clarissa lui sourit, plus détendue. Elle posa sa main sur la joue de son mari.
— Je vais bien, Silas. Tu t'en fais trop, comme d'habitude.
Une lueur taquine était apparue dans ses prunelles. Silas soupira. Croyait-elle sincèrement qu'il ne verrait pas qu'elle essayait de changer de sujet? Il coula un regard méfiant en direction du salon, qu'il pouvait apercevoir de la cuisine :
— Il y a de quoi s'en faire en pareille compagnie...
— Je n'aime pas quand tu parles de mon frère comme ça, l'avertit Clarissa d'une voix froide.
Silas baissa les yeux vers sa flûte.
— Excuse-moi. C'est juste que... enfin, tu sais comment il est. Comment il a toujours été.
— Mais il ne l'a pas choisi, Silas! Tu te rends compte que ça aurait pu être moi? Mes parents ont toujours pensé que parce que nous étions nés le même jour, le risque était plus grand que...
— Ne dis pas ça.
La voix de Silas se fit suppliante :
— Tu as peut-être été épargnée, mais ce n'est clairement pas son cas. Je comprends qu'il y a quelques années, vous ayez voulu attendre avant de l'enfermer, mais aujourd'hui...
Il n'eut pas besoin d'insister, Clarissa savait de quoi il parlait. Tout à l'heure, plus précisément une heure ou deux avant que 1963 ne cède le pas à 1964, elle jouait au Monopoly avec les enfants d'Ida, la sœur de Silas, quand la voix de Clarence, forte et déchaînée, s'était élevée parmi toutes les autres. Grands-parents, oncles, tantes, cousins et cousines avaient peu à peu cessé de bavarder pour prêter une oreille attentive au jeune homme habituellement si taciturne, si silencieux, qui marchait devant eux, l'index levé, tel un conquérant devant ses troupes.
Quand Clarissa avait tendu l'oreille, son frère énumérait les maux de ce monde :
— Gouvernements corrompus, maladies incurables, consommation de masse, technologies qui poussent comme de la mauvaise herbe! Je vous le dis et vous le répète : l'être humain vaut mieux que tout cela. L'être humain mérite mieux que tout cela. Ce monde va mal, vous le savez autant que moi. Mais ce monde n'est pas irrécupérable! Ce monde peut être sauvé! Je peux le sauver!
À ce moment, Ernest, verre encore intact à la main, avait roté puis éclaté de rire, ce qui avait dissipé ce que d'aucuns appelaient la magie du moment. Peu à peu, les discussions avaient repris dans le salon. Et Clarence, à bout de souffle, le visage rouge à force d'avoir tant parlé, regardait chaque personne se détourner de lui avec un mélange d'exaltation et de haine sur son visage émacié.
Clarissa hocha la tête, son regard ancré dans celui de son mari. Elle savait qu'il avait raison et que son frère n'allait pas bien, pas bien du tout. Elle n'aimait simplement pas penser aux mesures qu'elle finirait par entreprendre — qu'elle devrait entreprendre — pour le bien de tous.
Silas chuchota d'une voix furieuse :
— Il me donne froid dans le dos avec ses discours. Même ma mère est de mon avis... et ça veut tout dire.
— C'est le Nouvel an, n'y pensons plus, décida Clarissa d'un ton ferme.
— Il faudra bien y penser un jour.
— Peut-être pas. Son état pourrait s'améliorer. Ce ne serait pas impossible.
— C'est ce que tu crois ou c'est ce que tu espères? la défia Silas.
Comme la brunette gardait le silence, il insista :
— Il faudrait agir avant qu'il ne soit trop tard. J'ai un mauvais pressentiment, Clarissa. Si on ne fait rien, ça se finira très mal.
Mais Clarissa le coupa d'une voix douce :
— Tu te fais des idées. C'est le Nouvel an, essaie de t'amuser un peu, d'accord?
Et avant que Silas ait pu protester ou l'attraper au passage, elle se précipita vers le salon sans regarder derrière elle. Elle l'évitait, comme elle avait toujours évité de penser à la possibilité qu'en effet, tout puisse se finir très mal.
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