Vagabondage sentimental

Un nouveau texte, écrit pour la dernière flamme également !

Il traite de suicide et de harcèlement scolaire.

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Lucie passe une jambe par-dessus le cadre de sa fenêtre, puis la suivante, en prenant garde à ne pas froisser sa jolie jupe. Ce serait dommage que le tulle blanc s'accroche quelque part, cela gâcherais tout.

Sans bruit, la jeune fille se laisse tomber dans l'herbe humide de son jardin.

Elle marche sur la pelouse jusqu'au portillon de sortie tout en réajustant les bretelles de son sac à dos.

Lorsqu'elle pousse le vieux bout de bois, humide après le passage des pluies cévenoles, il émet un grincement, semblable à un gémissement, comme s'il voulait la supplier de rester.

Mais elle a pris sa décision et la tiendra jusqu'au bout.

Elle s'engage dans la rue, pose un pied sur le trottoir. Puis un deuxième.

Ça y est, le grand voyage commence.

Elle ne regarde pas derrière elle. Elle ne jette même pas un dernier coup d'œil à sa maison, de peur de renoncer alors qu'elle est si proche du but.

La jeune femme s'avance doucement, un pas après l'autre. Ça y est, ça commence. Ça y est, elle part enfin.

Son rythme s'accélère et, presque inconsciemment, elle se met à courir dans la pente qui mène à la place du village, petite silhouette blanche se détachant à peine dans l'obscurité de la nuit.

Elle ne ralenti que lorsqu'elle sait qu'elle est loin et que la petite maison qui a abrité son enfance n'est plus visible. Elle ne se retourne pas, continue sa route. Les adieux, ce n'est pas pour elle.

Elle trace sa route, passe devant l'épicerie, la poste, la mairie et la boulangerie sans s'arrêter, sans même regarder.

Elle sait où elle va. Elle sait qu'après la maison de Marine, son ancienne nounou, elle devrait tourner à gauche, vers la forêt et, avant, le Lez.

Mais, sans vraiment savoir pourquoi, elle ne tourne pas. Ses jambes la guident jusqu'à l'école et elle se fige devant les grilles colorées de la cour de récréation. Quand on y passe le matin, les rires et les cris de joie des enfants résonnent. Ils couvrent sans peine les pleurs qui, parfois, s'échappe des toilettes à la porte jaune, lieu où se terrent les quelques enfants rejettés des autres. "Mais c'est pas grave, ils jouent", disent les seuls adultes qui en sont témoins. "Ils sont jeunes, ils ne connaissent pas la valeur des mots", déclarent-ils en souriant.

Lucie, elle, ne le connaissait que trop bien, le poids des mots. Les mots peuvent caresser, aider, sauver. Mais les mots peuvent aussi, et surtout, casser, blesser, tuer, mordre, érafler, pousser, embêter, charrier, éclater, exploser, trouer, écorcher.

Elle retient ses larmes et reprend sa route. Refouler ses émotions, elle est devenue très forte dans cette discipline. Ce n'est pas difficile au fond. On sourit et personne, même pas ceux qui disent tenir à vous, ne voit rien.

Lucie continue de marcher.

Son ombre apparaît et disparaît à mesure qu'elle dépasse les lampadaires.

Et puis, une ombre immense vient avaler la sienne.

Lucie sait d'où elle vient et elle ne veut ni regarder, ni s'arrêter.

Pourtant, ses jambes, ces traîtresses, arrêtent leur marche et sa tête, cette lâche, se tourne. Ses yeux s'ouvrent doucement.

Et Lucie regarde, même si elle ne veut pas. Elle regarde l'immense amat lugubre de bâtiments qui a contenu son adolescence. Et où elle reviendra demain. Ou peut-être pas...

Lucie regarde et aperçoit les escaliers où elle est tombée tant de fois "malencontreusement". Le terrain de sport où ses lunettes ont éclaté si souvent à cause d'un mauvais lancé "pas fait exprès".

Lucie regarde et entend ce qu'on lui a dit.

"C'est l'adolescence, juste des chamailleries entre copines", disaient-ils sans savoir que, des copines, elle n'en avait pas. "Lucie, arrête de te faire des films pour te faire mousser. C'est dans ta tête c'est tout", ont dit les pires.

C'est dans ta tête, c'est tout. Mais comment est-ce que vous saviez, Madame Forestier, que c'était dans ma tête? Vous y étiez vous aussi? Et eux, et leurs mots, c'est le fruit de mon imagination? Et tous ces messages, sur Snapchat et Instagram, c'est moi qui me suis amusée à me les envoyer? Je demande, après tout vous savez tout mieux que tout le monde n'est-ce pas? Après tout, vous savez ce qu'il y a dans ma tête, alors peut-être que vous pourriez m'expliquer ce qui est vrai et ce qui est faux. Avec tout ce que vous avez dit, je me suis un peu perdue voyez-vous.

Lucie reprend sa route, refoulant toujours ses larmes. Elle a l'habitude. Et si elle croise quelqu'un et qu'on lui demande comment elle va, elle répondra "bien". Comme d'hab. Parce qu'il n'y a pas de raisons que ça change, n'est-ce pas? En plus, elle risquerait d'ennuyer son interlocuteur avec ses problèmes et le temps, c'est de l'argent comme on dit.

"Je vais bien" est sans doute le plus grand mensonge de l'univers. Mais Lucie l'a répété trop de fois, c'est un automatisme. Si on lui pose la question maudite, qui elle aussi, n'est que mensonge, elle ne pourra pas répondre la vérité. Elle ne dira pas "Mal, j'ai besoin d'aide" ou juste "je sais pas". Et si la personne en face insiste, si elle remarque ses yeux rouges, elle mentira encore, parlera un peu de ses courtes nuits mais rien de plus. Les gens n'en ont rien à faire de sa vie et elle ne veut pas les embêter avec ça.

"-C'est faux. Moi je suis là pour toi Lucie, souffle une voix.

Lucie ne sursaute pas. Elle ne se retourne pas. Elle demande simplement:

-Qu'est-ce que tu fais là? Tu m'as suivie.

Une silhouette vient se placer à son niveau. Lucie ne la regarde pas. Elle sait très bien qui est la haute femme blonde au visage avenant, serrée dans son manteau de laine noire et qui marche à ses côtés.

-Bien sûr. Je te suivrais au bout du monde Lucie. Rentre maintenant, tu vas attraper la mort.

-Non, je rentre pas. Je pars pour toujours.

Et c'est vrai. Lucie s'en va. Elle part la rejoindre, elle.

-Et où vas-tu comme ça?

-J'ai un rendez-vous. Un rendez-vous galant. Maintenant lâche moi.

Elle presse le pas et, au moment où elle passe le portail vert du parc, une goutte s'écrase sur son épaule. Elle sort un parapluie, blanc lui aussi, et le déploit tout en continuant sa route. Elle n'a pas de raison de s'arrêter et ne le fera pas. La femme fait de même, avec un parapluie bleu ciel, décoré de petits moutons. Le cœur de Lucie se serre. C'est le parapluie qui lui a servi toute son enfance.

-Lucie, ne me dit pas que tu as accepté! Je l'ai vu rôder autour de toi, à la sortie du collège, ne me dis pas que tu vas la rejoindre!

Elle ne répond rien et un léger sourire se forme sur ses lèvres.

La pluie tambourine contre la toile blanche. Les pluies cévenoles sont de retour.

Lucie continue de marcher, sautant dans les flaques sur son chemin.

A la sortie du square, elle prend à droite et la femme la suit. Celle-ci revient à la charge:

-Lucie, elle a l'air belle comme ça, désirable, mais, crois moi, elle est dangereuse et cruelle. Elle ne t'apportera que chagrin et regret.

Lucie ne s'arrête pas et prend le temps de réfléchir à sa réponse avant de lâcher d'une voix froide:

-Parce que, si je te suis toi, j'aurais mieux peut-être? Pourquoi t'es là au juste? Tu veux quoi?

-Lucie, tu peux parler à quelqu'un. Tu le dois. Et je suis là parce que c'est mon devoir. Depuis que tu es née jusqu'à la fin, je serais toujours là. Et je ne veux que ton bien.

Elle fait claquer sa langue et ricane:

-On dirait ma mère tu sais. "Ma chérie, tu devrais aller voir un psy. Ça te fera du bien. Tu arrêteras de raconter des histoires". Parce qu'après tout, c'est que dans ma tête n'est ce pas?

-Oh Lucie, je n'ai pas dit ça. Je ne t'obligerais à voir personne, mais je t'en prie, rentrons.

-Nan, j'irais au bout."

Et c'est vrai. Elle est presque arrivée d'ailleurs. La silhouette du petit pont en bois qui enjambe le fleuve apparaît au détour d'un chemin, avec sa silhouette à elle.

Elle lui a promis que pour fêter leurs retrouvailles, elles se baigneront dans le Lez. Une baignade sous la pluie, avant d'y aller, ce serait chouette non?

Le cœur de Lucie se serre. Elle pense à sa mère, à son père et à son frère, qu'elle abandonne.

Elle espère que Jérémy ne subira pas le même sort qu'elle, qu'on l'écoutera.

Mais elle chasse bien vite ses pensées. Elle doit se concentrer pour atteindre son but.

Arrivée sur les planches de bois, elle se met à sourire. La silhouette qui l'attendait saute de la rambarde du pont et la serre dans ses bras. Elle est toujours aussi belle et douce:

"-Lucie! Tu en as mis du temps! Prête pour plonger?

-Alors j'avais raison.

Le front de la femme s'est barré d'un plis soucieux et j'enchaîne:

-Lucie, n'y va pas. Ne la suit pas, je t'en prie. Tu peux encore tout arranger. Imagine. Imagine juste comment sera la vie quand tout sera fini. Quand tout sera réglé. Revient sur tes pas Lucie, je t'en prie. Pense à ta famille. A Jérémy.

Lucie hésite un instant, puis soupire. Des promesses, des belles paroles, comme d'habitude. Et dessous, qu'est-ce qu'il y a? Du vent. Rien que du vent.

-Prête pour la baignade Lucie? Demande sa belle. L'eau a l'air froide mais ça va être génial, je l'ai déjà fait plein de fois!

-Lucie, n'y va pas! S'il te plait!"

Le ton suppliant de la femme la fait douter. Faut-il vraiment qu'elle parte? Elle n'en a peut-être pas tant que ça envie finalement.

Sa belle lui sourit doucement et lui tend la main.

Lucie hésite.

Elle peut essayer de faire changer les choses. Ou tout laisser tomber.

Elle pose sa paume sur celle tendue et son amour a un sourire éblouissant.

Puis Lucie la retire, tourne les talons et court vers chez elle, suivie par la vie et laissant derrière elle le pont et la mort qui lui avait donné rendez-vous.


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J'ai choisi donc une métaphore ainsi qu'une fin heureuse !

Taille de la nouvelle : 1656 mots

Qu'en avez vous pensé ? Des avis, des retours ?

Miss_Paillettes

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