Chapitre 30 : Faire buisson creux
TW : torture
Il n'y a pas de doute possible, ce sont eux. Je reconnais Monsieur top-modèle et l'autre chauve, avec leur trogne patibulaire respective. Je sens presque le poisson périmé et le ballottement d'une camionnette rien qu'en mirant les photos.
Et leur commanditaire serait Viktor ?
Cette question tourne en boucle à la manière d'un vieux disque rayé incapable de trouver la note final d'une explication. Parce que cela me paraît improbable. Les raisons derrière ses agissements me laissent dans une perplexité sans fond.
Toutefois, je ne compte pas attendre sagement que les principaux concernés se ramènent la fleur au fusil.
La chasse à l'homme est ouverte.
Stan étant le premier sur le terrain, d'autres de mes hommes sont déployés sous les ordres directs de Joe Junior pour débusquer les deux rats.
Quant à mon conseiller à durée déterminée, dont la date de contrat semble être arrivée à son terme, je me charge personnellement de lui. Je préfère éviter de faire germer l'idée d'un coup d'état à mon encontre en informant le reste du clan. Car si Viktor n'est plus mon allié, ma cote de popularité s'en retrouvera gravement endommagée. Non, autant le faire soi-même, et ce, avec l'aide d'un acolyte à plumes. Une nuée de volatiles auraient été nettement plus efficaces, mais je n'ai clairement pas encore le niveau. Enfin, si cela est possible.
Ou si cela sera possible...
Cependant, la Grosse Pomme reste une véritable fourmilière. Chercher quelqu'un dans cette ville, c'est jouer à "Où est Charlie ? " avec un bouquin de cinq cents pages, police taille dictionnaire. Et en dépit de la réactivité de Stan, nos cibles ont eu le temps de se fondre dans cette masse effervescente. Il m'a donc fallu faire un choix. Déterminer un périmètre d'investigation à partir de l'adresse donnée par Stan. Il est inutile de nous éparpiller, ce serait transformer nos recherches en véritable passoire.
Mes dés ont tout le temps de dessiner, dans le creux de ma paume, ma ligne de vie toujours plus courte à chaque minute passée.
C'est ainsi que trois longues et harassantes heures plus tard, je me retrouve dans une cave baignée d'humidité, avec pour invité, deux hommes solidement attachés sur des chaises, leur mine amochée de coups. Il n'y a pas à dire, Junior et compagnie n'y sont pas allés de main morte avec eux, et ce, sans même poser la moindre question. Certes, la petite loupiote au-dessus d'eux n'est pas pour les éclairer sous leur meilleur jour et les ombres dansantes ne jouent pas en leur faveur, mais coquards, entailles et une bouche boursouflée ne sont clairement pas un remède miracle de beauté.
Et puis rien de très esthétique entre leurs chaussures boueuses et leur col tâché et froissé.
Peut-être aurais-je dû leur dire d'y aller plus doucement. Difficile de déceler quoi que ce soit sur ces visages désormais chiffonnés de douleur. Mais ce n'est pas pour autant que je vais ressentir la moindre empathie à leur égard. Après tout, lorsque les rôles étaient inversés, ils n'en ont pas eu pour moi.
Mes doigts se resserrent sur la crosse de mon arme.
— Mal reste, les autres, vous pouvez partir, ordonné-je d'une voix glaciale.
Du coin de l'œil, je devine un signe d'assentiment derrière moi, l'écho de plusieurs pas et enfin le grincement d'une porte qui se ferme. Mal, lui, est adossé contre un mur de briques, à ma droite.
Ne reste plus qu'à faire le sale boulot.
Clairement, je ne saute pas de joie. C'est pas vraiment l'idée que je me faisais de mon dernier jour de tranquillité. Sans compter que Viktor demeure introuvable. De quoi me rendre irascible. Avec un peu de chance, peut-être que les deux zigotos pourront éclairer ma lanterne.
— Duffy et Howard, hein ?
C'est ce que mentionne leur pièce d'identité retrouvée sur eux. Une interpellation qui a le don d'attirer leur attention sur moi. L'un deux semble froncer des sourcils. Enfin, si on omet cette tempe qui a gonflé de trois fois sa taille d'origine.
J'ai le droit à un grognement.
— Comment on se retrouve, hum ? Où est Viktor ? enchaîné-je sans préambule.
L'un d'eux semble hausser les épaules tandis que l'autre me regarde, méchamment ? Moui, encore une fois, difficile de décrypter leur expression. En tous les cas, je déteste le silence qu'ils me servent. Ça pépiait beaucoup plus quand j'étais à l'arrière d'une camionnette.
— À ce que je sache, on ne vous a pas coupé la langue. Parlez.
Un crachat de sang atterrit à mes pieds.
— C'est que la gamine a gagné du galon, on dirait, depuis la dernière fois. On t'a vu à la télé, dans les journaux ! Franchement pas photogénique.
Ma main tremble, mais je m'avance vers celui qui moufte rien. Si mon visage est le plus neutre possible, intérieurement, je n'ai qu'une envie : déguerpir. Faire machine arrière. Mais il n'y a pas de machine arrière. Teddy est mort. Et maintenant de la torture. La culpabilité et la peur se disputent mes tripes.
Ma mâchoire se crispe.
Le canon de mon arme se pose sur le genou de l'autre. Doucement.
-— T'oseras pas... C'est juste du bluff.
Déflagration.
Le béton sous mes pieds se recouvre de sang et les murs d'un cri de douleur après avoir fait exploser une rotule. Duffy m'insulte sûrement. Après la détonation, les premières secondes qui suivent sont arrosées d'un sifflement.
— Je vous avoue, je n'aime pas ce que je fais et je n'aime pas avoir à me répéter alors, où est Viktor et qu'est-ce qu'il y avait dans cette caisse ?
Mon regard vrille celui qui a encore ses jambes intactes. Cette fois, je peux y lire de la tension, une de ses veines à son cou gonflant sous la pression, sa respiration qui s'emballe.
— On sait pas où il allait ! Tu crois qu'il a pris le temps de nous faire un p'tit topo de son programme ? Ce type ne nous dit quasiment jamais rien. Quant à la caisse, on peut rien dire. Je veux certainement pas devenir une balance, trop de risques, débite Duffy.
Mon canon change de cible pour un second genou.
— Arrête, putain !
— C'est quoi "trop de risques " ? demandé-je à voix basse.
— Nos familles, il rase tout notre arbre généalogique avant qu'on passe à la casserole !
C'est vraiment très agaçant de ne pas pouvoir déceler la vérité du mensonge avec leur mimique d'estropié.
— Bien, et qu'est-ce que vous pouvez dire, alors ? Va falloir me donner quelque chose.
Surtout que plus les minutes passent, plus il y a de chance que l'autre casse sa pipe avec ce nouveau robinet d'hémoglobine fait maison. D'ailleurs, je crois que le concerné s'est évanoui.
Qu'il crache le morceau.
— Je sais pas ! Attends, laisse moi réfléchir...
Je lui accorde quelques secondes, magnanime.
— Pourquoi on vous a demandé de me kidnapper ?
Sympa, je l'aide...
— Fait chier, je sais pas. Il nous a simplement donné une photo de toi, il nous a dit où te trouver. De t'enlever, d'un peu te secouer... Il a exigé qu'on ne te fasse pas de mal, qu'on te ramène à l'entrepôt.
— Jusque-là, tu ne me dis rien que je ne sache déjà...
— Ok, ok. Ah oui, il nous a dit que si tu arrivais à t'échapper, on devait te laisser faire. Visiblement, il voulait juste...
—... Me faire peur, complété-je.
Je recule d'un pas, mon cerveau en ébullition. Pourquoi ? Mais pourquoi ?
Réfléchis, Ivy !
C'est quoi l'objectif de tout ça ? Je ferme les yeux, fouille ma mémoire, à la recherche d'un détail, un élément explicatif. Il y a eu quoi après ça ? L'enterrement, le notaire, mon échange avec Viktor dans la tour, le casino, l'agression dans mon appartement. Ander m'a dit n'avoir été au courant des dernières volontés de notre géniteur qu'après l'enterrement. Donc l'attaque chez moi, vient de lui. Ça colle.
C'est d'ailleurs ce qui m'a poussé à...
Le fils de chien galeux, tout ça pour ça !
— Hey, possible de lui faire un garrot ? m'interpelle l'autre.
Je soupire avant d'acquiescer mollement. Mon regard se tourne vers Mal pour lui indiquer de prendre la corde à côté de lui et d'aider à emmailloter le blessé. Enfin, ils sont tous les deux blessés, mais je crois qu'il n'y a pas besoin de précision pour savoir qui en a le plus besoin.
Très franchement, je n'ai pas envie de plus insister. Pas envie d'alourdir ma conscience. Le cadavre de Teddy pèse bien assez.
— Qu'est-ce que je vais faire de vous ?
Pas question de les relâcher, je ne suis pas si naïve. Et je sais que l'option cheville attachée à un boulet pour les noyer au fond de l'Hudson existe. C'est simple et ça fait pas de vague. Enfin, façon de parler. Pour autant, l'envie n'est toujours pas là.
— Entre nous, les gars, vous ne m'avez pas lâché grand-chose.
— On peut rien dire d'autre !
C'est si commode comme argument.
— Bon ok. Je verrai ça plus tard, tranché-je. De toute façon, vous ne serez bientôt plus mon problème, je vois pas pourquoi je devrais gaspiller mon temps avec vous.
Sans doute fais-je une erreur en ne me montrant pas plus tortionnaire. Un aveu de faiblesse. Mais en vérité, je ne suis plus à ça près, n'est-ce pas ? C'est à peine si j'arrive à réprimer les tremblements de ma main.
Alors, ouais, je les délaisse. Pour l'instant, ils sont mes prisonniers, après... Après, on verra.
Du reste, j'ai au moins obtenu une explication à mes nombreuses questions. Viktor a manigancé pour que je devienne chef du clan Thornes.
Mais pourquoi ?
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