Chapitre 3 : Il n'y a pas de rose sans épines
21 ans plus tôt
Mon cœur sautillait d'appréhension. Aujourd'hui était un jour important et il ne fallait surtout pas décevoir papa. Parce que comme lui et comme Ander, j'allais enfin devenir une vraie mage. C'était pour cela aussi qu'on venait voir une très vieille femme et son arbre. La première ressemblait beaucoup au second. Une peau brune et toute fripée comme l'écorce, des bras noueux et maigres à l'image des branches en hiver, et des pieds nus aux orteils plantés dans le sol en guise de racines.
L'arbre était tout de même le plus joli des deux. Certes, il était tout petit, à peine quelques centimètres de plus que moi, mais il arborait une belle robe verte piquetée de fruits rouge-orangés. Un physalis, m'avait dit Ander. Ma maman aurait pu me dire tout un tas de choses au sujet du physalis, elle adorait la nature. Malheureusement, nous n'étions pas chez nous, mais chez les trois sœurs. C'était comme ça que papa désignait les propriétaires des lieux.
— Ivy.
Je levai les yeux vers la femme-arbre et sa voix rocailleuse.
— Tu vas devoir cueillir un fruit, un seul, avec la main du cœur, la gauche. C'est bien compris ?
Un poids sur mon épaule m'incita à opiner du chef. À mes pieds, l'ombre de mon papa noyait la mienne à la manière d'une montagne sur le point de déverser une avalanche de colère à la moindre brise contrariante. Celle chétive de mon frère, elle, se tenait tranquillement à côté de moi, les mains dans les poches, peu concerné. Ander avait déjà ramassé son fruit cinq ans plus tôt sur ce même arbre, aussi, ne devait-il pas se sentir très impressionné par cette cérémonie. Pourtant, la sienne avait laissé une marque permanente sur son visage, en échange de ce que le physalis lui avait donné ce jour-là.
C'était le prix des arcanes.
Papa aussi l'avait payé, mais il n'avait jamais dit ce qu'il avait sacrifié. Même pas à Viktor. C'était un secret qu'il ne fallait pas aborder sous peine de subir des orages, des bleus, des cicatrices ou pire. Alors personne n'osait en parler.
Aujourd'hui, c'était à mon tour de payer le prix des arcanes. Ce matin, j'avais pris le temps de bien me regarder dans un miroir dans l'éventualité où mon visage ne serait plus le même. Comme pour Ander. Peut-être que le physalis me prendra un bras, une jambe, un œil... Je ne savais pas alors, je m'étais préparée.
Et mon cœur sautillait d'appréhension.
Et d'interrogations aussi.
— Pourquoi il n'y a que quelques personnes qui ont le droit de cueillir un physalis ? demandai-je.
Parce qu'il n'y avait rien de compliqué à prendre un fruit d'un arbre, tout le monde pouvait le faire. C'était vraiment tout bête.
— Eh bien, sache Ivy, que toi, ton frère et ton père possédez, dans vos veines, le terreau parfait pour planter la graine du physalis et lui permettre de se déployer et de vous octroyer ses trésors. Vois-tu, si un autre devait récupérer un de ses fruits, la graine ne resterait qu'une graine.
— D'accord, alors pourquoi les gens comme nous se contentent simplement d'un seul fruit ?
Car un arbre qui donnait des pouvoirs, ça donnait envie, non ?
Les doigts sur mon épaule se resserrèrent jusqu'à ce qu'un filet de douleur me rappelle à l'ordre. Je me mordis les lèvres avant de baisser la tête. Mais cela sembla amuser la femme-arbre qui lâcha un rire éraillé.
— Oh, tu as assurément un esprit vif. Ta question est légitime et en voici la réponse : au-delà d'un fruit consommé, c'est la mort qui attend l'imprudent gourmand.
Je déglutis et ravalai ma curiosité.
Soudain, ce physalis m'apparaissait beaucoup moins joli. La nature aimait souvent se camoufler, disait ma maman, c'était sa façon de survivre. Alors peut-être qu'en mangeant un bout de cet arbre, finalement, c'était aussi un bout de moi qu'il mangeait.
— Il est temps, Ivy, tonna mon père.
Aussitôt, je froissai mes peurs comme une boule de papier pour la piétiner de plusieurs coups de talon, levai les yeux vers l'arbre et me tins bien droite. Si mon frère pouvait le faire, alors moi aussi. J'étais Ivy Thornes. J'étais la fille du titan.
Et ma main gauche se tendit vers une des branches.
Elle comptait une dizaine de ces cœurs de lanterne orangés. Je me décidai à prendre la première à ma portée pour ne pas trop avoir à réfléchir. Le feuillage bruissa de mécontentement, mais m'abandonna finalement son bien. Ce dernier tenait à peine dans le creux de ma main, tout léger. Il y avait même une odeur de cannelle qui s'en dégageait.
L'ombre à mes pieds frémit.
Je me pinçai les lèvres et du bout des doigts, retirai la fine couche comme on me l'avait expliqué, jusqu'à découvrir la petite baie noire à l'intérieur. On aurait dit une perle, comme celles cachées dans certains coquillages, mais celle-ci était beaucoup plus sombre.
Mon ventre s'entortilla.
Alors je pris le fruit et l'engloutis.
Ce fut un tapis de sucre qui s'étala sur ma langue, frais et gluant. C'était bon. Et tout cela dévala bientôt dans ma gorge.
C'était drôle. Très drôle. Parce que soudain, j'avais l'impression de ne plus sentir mes jambes tandis que ma tête se transforma en un volcan en éruption. J'en voyais les nuages noirs.
Ma bouche s'ouvrit, pour de l'air et aussi pour crier. Mais je ne réussis qu'à tomber par terre, mes mains tirant sur le col de mon tee-shirt. Derrière moi, le rire de mon frère résonna. Non, ce n'était pas drôle du tout, en fait. Moi, je ne pouvais que cligner des yeux, sentir mon cou fondre sous la lave et observer des pieds-racines figés entre les herbes.
Je devais être forte, c'était ce que je me répétais dans mes pensées.
Mais ça faisait vraiment mal.
Tout mon corps se recroquevilla, mon front contre mes genoux, les paupières fermement serrées. Mon cœur cognait ma poitrine dans l'espoir de s'échapper. Je le retins comme je pus. Aussi, mon nez inspira le parfum de la terre fraîche et humide dans l'espoir d'apaiser tout ce que le physalis voulait abîmer chez moi.
— Debout.
Soupir.
Je me redressai. Lourdement. Mes jambes tremblaient encore, mais je me promis de ne pas tomber une nouvelle fois.
Et la seconde suivante, la douleur s'évapora.
À travers mes larmes, je crus voir la femme-arbre sourire avant de faire un geste de la tête.
— C'est bien. Votre fille aura besoin de temps pour découvrir ce que les arcanes lui ont réservé comme don. En revanche, ce que je peux vous dire, c'est qu'il ne lui est plus possible de proférer un seul mensonge.
Oh !
C'était bien mieux que d'être défigurée ou de se retrouver avec un bras en moins ! Alors je me retournai pour avoir l'approbation de mon papa. Parce que j'avais bien fait les choses. Et que mon frère allait être jaloux.
Seulement, le monde valsa avant même que je ne puisse apercevoir son visage.
— Ramasse ton incapable de sœur, nous rentrons et je verrai bien ce que je vais faire d'elle. S'il y a bien quelque chose à faire.
Les mots avaient claqué dans l'air.
Cette fois, la peur se défroissa dans mon cœur, comme la brûlure qui mordit ma joue.
Papa n'était pas content.
Et ça fait putain de mal...
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