Chapitre 27 : Jardin secret
— Vraiment ?
Le dépit transpire par tous mes pores. De tous les lieux auxquels on aurait pu se rendre, Mal a choisi celui-là. Certes, c'est toujours mieux que le manoir, mais on ne peut pas dire que la tour de ACE Thornes Inc. soit le bol d'air que je recherche, et ce, malgré sa hauteur vertigineuse.
Bien sûr, Wallace nous a accueillis avec la plus grande des déférences, dissimulant parfaitement la confusion de me voir débarquer sans prévenir. Je me fais presque l'effet d'une inspection surprise. Mais non, au lieu de reluquer mes employés dactylographier frénétiquement sur leur clavier ou se rassembler autour d'une immense table de verre à débattre sur des graphiques et autres schémas obscurs, Mal et moi préférons prendre la direction du bureau du PDG.
C'est-à-dire le mien.
Du moins, je tente de m'en convaincre en dépit du souvenir persistant de mon prédécesseur. Alors, plutôt que de profiter du coin salon, nous rejoignons la terrasse. Le silence est aussitôt chassé par le capharnaüm s'élevant de cette ville insomniaque. La fraîcheur revient nous envelopper.
Me suffit de faire abstraction du reste et de profiter de la vue, hum ? Et les calories qui attendent sagement dans un sac, bien sûr.
— Bordel.
Assise et les doigts désormais poudrés de sel, le constat se fait sans appel : la nourriture est froide. Mon regard assassine mon garde du corps. Mais ce dernier ne s'en offusque aucunement.
— Quoi ? Tu pourrais au moins grimacer, te sentir coupable, râlé-je à son attention.
Sauf que non. Je n'ai droit qu'à ce profil immobile, affligé d'un poids invisible. C'est presque imperceptible, toutefois, j'ai bien assez passé de temps en sa compagnie pour relever les subtilités.
Je soupire, mon regard revenant vers l'horizon et sa longue traînée de nuages gris.
— Tu veux en parler ?
Silence.
Réaction, somme toute, peu surprenante.
Une frite est mâchonnée sans conviction, laissant les secondes s'égrener entre nous. À l'évidence, nous ne sommes pas des adeptes de la confidence. Pourtant, pour une raison ou une autre, je ne peux m'empêcher de me sentir concernée. De vouloir comprendre. Malheureusement, je n'ai aucune idée de comment m'y prendre pour le soutenir. Il faut dire que ma vie est un immense champ de bataille de relations humaines avortées, empêtré dans une belle mélasse d'amertume et d'hypocrisie.
Qu'est-ce qu'on dit ?
Merci papa...
Un brusque croassement me fait sursauter. Un coup d'œil sur ma gauche, à seulement une dizaine de centimètres de moi, un corbeau louche sur ma malbouffe. Comme s'il a toujours été là. Le volatile en question dodeline de la tête, bec en avant.
Je souris malgré moi.
Au moins un pour saliver sur les frites froides. Bientôt, un sachet lui est gracieusement cédé.
— Tu penses que je suis un... Traître ? souffle soudain une voix grave.
À mon tour de me figer face à la question qui me prend de court. Comment ça, un traître ? À ce que je sache, Mal n'a rien d'un Teddy.
— Pourquoi penserais-je ça ?
— Les Hanafuda.
Je me retourne vers mon voisin dont le regard se perd loin devant lui. Mon front se plisse, perplexe face à son cheminement de pensée. Cette idée ne m'a même pas traversé l'esprit.
— Tu nous espionnes pour leur compte ? Tu vends des informations ? Tu souhaites m'assassiner ? demandé-je de but en blanc.
Il secoue la tête, négatif.
Cela me suffit.
— C'est tout ?
Cette fois, mon sourire s'adresse à lui.
— C'est tout.
— Pourquoi ?
Je me redresse en avant pour prendre appui sur mes coudes. Faut croire que c'est moi qui dois répondre aux questions maintenant. Je pourrais très bien refuser de le faire. Mais peut-être est-il temps de mettre au placard cette habitude ?
— Je n'ai aucune raison de douter de toi. Tu m'as protégée, tu as tué pour mon compte. Tu es là quand j'ai besoin de toi. Qu'est-ce que je peux dire de plus ? Certes, cela fait partie de ton job, mais...
Mes épaules se haussent.
— ... Honnêtement, c'est bien plus que la plupart des personnes que je connais, réunis.
Ce qui illustre bien la vie de merde que je mène.
Je baisse la tête sous le poids de l'embarras. Moi qui suis d'une franchise à toute épreuve, me livrer ainsi suscite une drôle de sensation. Une petite voix dans mon crâne me souffle que tout ça est une belle connerie. La garce de paranoïa. Toujours là, enfouie dans un coin de mon cerveau à me rappeler que la méfiance est l'unique solution.
Mon nez se retrousse.
Qu'elle aille se faire foutre.
Le bruit régulier d'un bec qui picore le sol s'interrompt, remplacé par un cri rauque d'approbation. Avant de sentir la chaleur d'une main recouvrir la mienne.
Un tressaillement m'échappe, le contact se dissipant aussitôt, accompagné de mots d'excuse. Je me pince les lèvres, secoue la tête. Puis inspire longuement.
— Non, c'est juste... Moi. Aujourd'hui, je suis à fleur de peau, je n'arrive pas à mettre les choses au clair dans ma tête. Il me faut encore rencontrer le clan Quezada, je me méfie de Viktor, j'ai exécuté un homme et ça me hante, sans parler de cette foutue cérémonie où je vais devoir affronter mon frère dans un duel inégal, énuméré-je en un long flot de paroles, consciente que mon voisin n'en saisira que quelques bribes. Je me sens putain d'impuissante et j'en ai ma claque que l'on me prenne pour une conne.
Je ris, l'aigreur au fond de la gorge.
— Je vais crever et ça me fout la rage.
Au loin, une nuée d'oiseaux traverse le ciel, les piaillements résonnant jusqu'à nos oreilles. J'envie leur liberté. Si seulement tout pouvait être aussi simple. Mais non, il faut que je sois la fille de Cyrius Thornes et que les problèmes me collent au cul. Ça me ronge de l'intérieur.
— J'ai peur, conclus-je.
Le morceau craché, mon cœur se retrouve en ébullition.
J'ai peur...
Trois mots que je me suis enfin permis d'extirper de leur carcan de honte. Depuis combien de temps les ai-je gardés pour moi ? Je ne m'en souviens plus. Les aveux de faiblesses sont proscrits dans la famille, un mantra gravé dans chaque fibre de mon être depuis toujours.
Et pourtant...
Je suis prête à encaisser le contre-coup des scrupules.
À la place, la voix de Mal s'élève pour souffler des mots insaisissables, m'obligeant à lever la tête. Je me rends compte que c'est la première fois que je l'entends s'exprimer en coréen. Mais l'intonation basse, presque douce, suggère des paroles de réconfort.
— Tu ne mourras pas, articule-t-il finalement.
La ligne de sa mâchoire se tend tandis qu'une lueur déterminée illumine ses iris. J'apprécie la contestation. Une contestation qui, malgré tout, n'altère en rien la réalité des faits.
En attendant, deux autres volatiles viennent se joindre au repas.
— Je n'ai aucune chance face à mon frère.
Aussi adorables que soient ces compagnons à plumes, mes arcanes ne font pas le poids face à ceux d'Ander. Quant à me battre à main nue, je n'y songe même pas. J'ai beau retourner le problème dans tous les sens, le résultat semble immuable. Le temps me manque, l'expérience aussi...
Inutile de ressasser donc.
— Non, réfute mon voisin d'un ton catégorique.
À nouveau, il reprend la parole dans cette langue avec laquelle il est le plus à l'aise. Mon regard se plisse comme pour tenter de décrypter ce qu'il dit. Sa colonne vertébrale semble avoir retrouvé sa droiture tandis que ses poings se serrent. Une tension manifeste se dégage de lui comme en proie à une bataille interne.
Peut-être devrais-je sortir mon téléphone afin d'accéder à une traduction, mais je n'en fais rien. Non, mon instinct me dit que c'est mieux ainsi.
— ... J'ai échoué une fois à protéger... Pas une seconde fois.
J'arque un sourcil interrogateur.
— J'ai perdu... honneur... On m'a vendu.
Chaque mot est lâché avec difficulté, l'anglais se mélangeant parfois au Coréen. Toutefois, petit à petit, les pièces du puzzle se reconstituent pour saisir que Mal a failli à une de ses missions qui a conduit à la mort de son ancien patron. Du pouce, il frôle la cicatrice à la base de son oreille.
— Sanction.
Sa voix se durcit comme pour trancher le voile de souvenir reflété dans son regard. Cette fois, nul besoin de décryptage parce que je sais exactement ce qu'il a ressenti. La douleur et la colère. Mon enfance en est saturée et j'en ai aussi gardé quelques marques indélébiles.
Lui aussi a survécu.
Mais cette histoire d'honneur, c'est de la connerie.
— Ne laisse pas les autres décider à ta place de ta valeur, Mal. Le monde est assez merdique comme ça que pour laisser les autres te fustiger.
Un énième croassement vient supporter ma réponse.
— Et ne vas surtout pas culpabiliser le jour de ma mort, cela n'a rien avoir avec toi. Ne crois pas que t'es le centre du monde, ajouté-je, moqueuse.
Pas sûr que Monsieur Joli Cœur ait tout compris de mon laïus, mais je crois que tout comme moi, il a appris à lire sur les lignes de mon visage. Je lui tends alors son soda pour qu'on puisse trinquer.
Nos regards se croisent.
En un instant, la tension semble s'être évaporée avec cet écho agréable d'avoir été entendu par l'autre. Quelque part, c'est tout ce dont nous avions besoin.
— On emmerde le monde, bien profond !
Mon toast est accueilli par un joli sourire, et le piaillement joyeux d'une bande de corvidés. Finalement, elle est pas si mal cette tour ACE Thornes Inc.
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