Chapitre 25 : Langue de bois

Nous passons bientôt un autre seuil, traversons un couloir aux murs habillés de longs rideaux rougeoyants. Et toujours cette odeur d'encens pour imprégner l'air. La curiosité me pousse à scruter les lieux, à tenter de capter le moindre bruit. Mais rien, si ce ne sont les pas légers de notre guide.

Puis nous entrons dans une salle baignée de soleil.

Si jusque-là, la décoration se faisait plutôt traditionaliste, l'immense baie vitrée apporte une touche de modernité donnant sur une cour intérieure joliment apprêtée. Ma mère aurait adoré la vue. Tout comme le cerisier en fleur peint sur un paravent pleinement déployé.

— Je vous demande de patienter quelques instants pour prévenir Hanafuda-sama de votre arrivée.

Nouvelle révérence pour voir la jeune femme disparaître en silence.

Je soupire avant de tourner mon regard vers Mal. Monsieur Joli Cœur ne semble clairement pas goûter à la décoration ou à quoi que ce soit, d'ailleurs. Au lieu de quoi, il prend place sur un des tatamis, juste à côté d'une table basse. Son attention, elle, est clouée au sol.

— Qu'est-ce qui ne va pas ? m'entends-je soudain demander.

— Ivy, ce n'est pas le moment.

La voix de Viktor sonne comme un avertissement.

— Les murs ont des oreilles ici.

Je me renfrogne pour, finalement, me tourner vers le jardin. Je déteste cette ambiance de merde. Ici, tout est noyé de parpaing de faux-semblants, de paraître. Même les petits cailloux joliment alignés sous mes yeux à travers une verdure finement taillée traduisent un choix délibéré.

Respire, Ivy.

Ce n'est qu'une entrevue, après tout, on ne va pas y passer la journée. On se dit bonjour, on se tape la bise, quelques mots pour mettre les formes, et basta ! Pas de quoi fouetter un chat. Enfin, c'est que j'essaye de me convaincre.

Ce n'est qu'après une interminable minute que la porte coulisse pour laisser entrer un couple.

Akira et Saori Hanafuda.

Difficile de ne pas reconnaître le premier avec ce regard presque translucide et cet air austère. Quant à la seconde, elle affiche un visage d'une pâleur parfaite, encadré par une épaisse chevelure retenue par quelques broches étincelantes. Sa tenue japonaise finie en une longue traîne de soie, la taille ornée d'un épais tissu noué en un nœud complexe, à l'image d'une coulée de fleurs.

Le plus extraordinaire est qu'elle puisse se mouvoir avec élégance, sans trahir la moindre gêne. Un exploit tout à son honneur. Personnellement, avec un tel accoutrement, je me serais sûrement étalée de tout mon long dès la première seconde.

Saori nous considère alors un à un, esquissant un sourire pour chacun d'entre nous. Oh, pour sûr que beaucoup se serait laissé prendre par cette beauté, son jeu est impeccable. Aucun rictus ou tressaillement pour trahir ses véritables pensées.

Le bras accroché au coude de son compagnon, elle finit par se pencher à son oreille pour lui confier un murmure.

— Bienvenue à La plaine aux roseaux et enchanté d'enfin faire la connaissance avec l'héritière de Cyrius Thornes, nous salue le chef de clan.

Cette fois, le regard du Hanafuda semble se planter dans le mien. Mon front se plisse sous la surprise.

— Installons-nous, le service arrive, nous invite sa voisine alors qu'elle s'agenouille sur un des coussins devant la table.

J'en fais donc de même, mais avec beaucoup moins d'allure que cette dernière. Vraiment beaucoup moins. En parallèle, des ordres en japonais sont lancés à la servante qui disparaît après une énième révérence.

— Ivy Thornes, la fille cachée du Titan, voilà de quoi en surprendre plus d'un.

Mon attention revient vers notre hôte principal.

— C'est bien moi. Peut-être auriez-vous préféré converser avec son fils ? Après tout, tout le monde s'attendait à ce que ce soit lui qui reprenne les rênes du clan.

Pourquoi est-ce que cela me rappelle une autre discussion, hum ?

— C'est un fait, mais je me ferai mon opinion à la fin de cette entrevue. Cependant... Ce n'est pas la première fois que nous nous croisons, n'est-ce pas ?

Je hausse un sourcil, décontenancée.

— Que voulez-vous dire ?

— Allons, vous le savez bien. Au Alea Jacta Est Casino...

J'observe l'aveugle avant de faire la navette vers Saori.

Est-ce qu'elle le lui aurait dit ? Mais même dans ce cas-là, il n'y avait alors aucune raison pour que cette maquerelle fasse attention à moi. Je n'ai rien à voir avec les jolies poupées qu'elle aime exploiter. Pas comme si quelques semaines plus tôt, il y avait écrit "chef de clan" sur mon front.

Et cette dernière de m'adresser un fin sourire plein de sous-entendus.

— Je sens les rouages de votre esprit grincer sous la réflexion, ajoute Akira Hanafuda.

— Je m'interroge, comment m'avez-vous repérée ?

Malheureusement, la réponse est interrompue par l'arrivée de trois jeunes femmes apportant divers ustensiles, dont une théière en fonte soufflant une épaisse vapeur. Comme une chorégraphie parfaitement exécutée, tout est déposé sans qu'aucune ne se gêne, et sans émettre le moindre son.

Enfin, les servantes prennent place au fond de la pièce, à genoux, la tête baissée.

Eh bien, on ne peut pas dire qu'on rigole beaucoup par ici.

— Afin de vous accueillir comme il se doit, nous vous proposons d'assister à une cérémonie du thé, suggère la douce voix de Saori.

Dans une lenteur calculée, ses mains remontent ses manches avant de se pencher vers un des bols en céramique. Si ma première réflexion est de savoir combien de temps cela va durer, je me retrouve bientôt à observer cette cérémonie, fascinée.

À travers un jeu de lumière offert par la baie vitrée, la musique de l'eau et cette gestuelle tout en harmonie, l'ensemble devient hypnotisant. Même le silence s'imprègne de ce calme agréable. Inconsciemment, la tension dans mes muscles se relâche. Mon esprit se détend. Et c'est avec un certain plaisir que j'inspire le parfum du thé frais.

Puis, après quelques mots soufflés par Saori, un bol nous est partagé.

— C'est délicieux, signifie Viktor.

La principale concernée s'incline en signe de remerciement.

— Oui, Saori est une des rares maîtresses de cérémonie du thé accomplie. C'est un art qui malheureusement se perd. Ici, nous tentons de préserver le plaisir des sens et les traditions japonaises. Mais sans doute, vous a-t-on déjà renseigné sur nos activités ?

Une question qui m'est explicitement adressée. Toutefois, je ne peux qu'admirer la façon joliment dite de définir le racolage. Mais ce n'est pas aujourd'hui que je vais commencer par prendre des vessies pour des lanternes.

— J'ai parfaitement conscience de ce que vous faites dans cet établissement. Tout comme du trafic humain qui se fait en annexe.

— Vous avez une langue bien aiguisée, Ivy.

Ma bouche s'étire en un rictus effronté.

— Vous n'êtes pas le premier à me le dire.

— Tout comme vous savez apprécier nos services, intervient la maquerelle. La marchandise est toujours à votre goût ? répond-elle bien à vos exigences ?

D'un battement de cils, la voilà qu'elle regarde en direction de Mal.

Je me raidis à l'insinuation. Mes poings se serrent, comme pour retenir la surprise de déborder et ne pas tourner la tête vers mon garde du corps.

— Oh, vous n'étiez donc pas au courant ?

Pourquoi ai-je une soudaine envie de l'étrangler avec son traversin qui lui sert de ceinture ?

Mais comment ? Comment aurais-je pu deviner que Mal-Chin soit passé par là ? Entre les mains du clan Hanafuda ? Viktor le savait et pourtant, il ne m'en a rien soufflé. L'envie de le fusiller du regard me démange, mais je m'en abstiens. Ce n'est pas vraiment le moment de se laisser aller à la colère, aussi tentante soit-elle. Pas en présence d'un autre clan.

Et la maquerelle de lever la main pour couvrir sa bouche.

— Veuillez m'excuser pour mon indiscrétion.

— Non, pas la peine de vous excuser, c'était l'effet recherché, non ?

J'ai bien compris leur petit manège. Tout ça n'est qu'un test pour jauger la nouvelle arrivante dans la Triade. Me déstabiliser pour évaluer mes réactions, savoir ce que je vaux. J'ai beau ne pas être habituée à être le centre de l'attention, en revanche, je ne suis pas née de la dernière pluie.

— D'ailleurs, vous n'avez pas répondu à ma question d'un peu plus tôt, comment m'avez-vous repérée ?

Je crois deviner un fin sourire se dessiner sur le visage du Hanafuda, son regard translucide braqué sur moi.

— Vous êtes très différente de votre père et pourtant... Certains points communs sont indéniables. Je n'ai jamais vu un besoin de vivre si brûlant et si acéré. Vous possédez une aura difficile à ignorer.

— Une aura ? Vous percevez les auras ?

Je suppose que je ne devrais pas me montrer étonnée, si ce n'est ce détail sur le géniteur et moi.

— Tout à fait. Une vue pour une autre, tel est le prix des arcanes. Vous aussi, vous avez sacrifié quelque chose pour le physalis.

Je hausse les épaules.

— Comme n'importe quel mage.

— Ne pas pouvoir proférer de mensonge doit être quelque peu handicapant dans notre milieu, mais je constate que vous vous en accommodez très bien.

Mon regard s'écarquille et une question me vient immédiatement en tête.

— Comment savez-vous ? rétorqué-je d'une voix bien moins aimable.

— Vous ne devinez pas ? Qui aurait pu me confier ce secret ?

Décidément, je n'aime pas la tournure que prend cette conversation. Le pire, c'est que ça semble amuser la maquerelle.

Mais ok.

Plions-nous à leur petit jeu. Donc qui aurait bien pu me balancer ? Car peu de personnes sont au courant du prix que j'ai dû payer pour les arcanes. Viktor n'aurait eu aucun intérêt à tout déballer. Ça serait se mettre une balle dans le pied.

Non.

Il ne reste que...

Mes poings se serrent.

— La crevure... Alors comme ça, mon frère vous a payé une visite ? sifflé-je entre mes dents. J'imagine, oui, que c'est une belle occasion pour me mettre dans une position désavantageuse.

À sa place, sans doute, aurais-je agi de la même manière. Révéler les petits secrets de mon ennemi pour prendre de l'avance sur lui. À tous les coups, il a fait de même avec la familia Quezada.

— Et alors, quel est votre verdict ? Le frère ou la sœur ?

Je vois Saori souffler de nouveaux mots à l'oreille de son voisin. Mon front se plisse sous l'effet du bouillonnement interne.

—Doucement, Ivy, me chuchote à son tour Viktor. Ils ne font que tâter le terrain.

Doucement...

Un rire me chatouille la gorge. Comme si j'y connaissais quoi que ce soit en douceur. Mais si c'est ce que cherche le couple en face, ils seront déçus, que ce soit avec Ander ou avec moi. Quoi qu'il me semble avoir plus de subtilité que l'autre.

— Pour le moment, pas de verdict, mais encore une question, qui a tué Cyrius Thornes ?

Ma langue claque contre mon palais, le goût du thé évaporé.

— Le coupable n'a pas encore été trouvé, l'enquête est encore en cours.

— Certes, certes... Mais vous devez bien avoir des hypothèses, non ? questionne l'aveugle.

Est-ce vraiment un test ? Ou une façon de m'arracher des informations ? Oui, même si jusque-là, ils se sont montrés un peu trop renseignés. Il ne serait pas déconnant de supposer qu'Ander a eu droit au même interrogatoire. Ces deux-là savent très bien ce qu'ils font.

— J'imagine que vous devez en avoir aussi...

— Vous esquivez la question.

Je dodeline de la tête.

— En quoi cela peut-il vous intéresser ?

— Vous esquivez encore une fois la question. Mais qui n'est pas intéressé ? Après tout, nous ne parlons pas de n'importe qui mais du Titan. Laissez-moi reformuler la question : qui croyez-vous d'assez puissant pour réussir à l'assassiner ?

Il me faut quelques secondes supplémentaires pour jauger la situation. Et réfléchir. Qu'est-ce que je perds à révéler mes déductions ? Pas-grand-chose. Du reste, je n'ai pas besoin de tout dévoiler, n'est-ce pas ?

— Je vous le concède, même la presse semble captivée par cette question...

Mais ils n'ont aucunement conscience de l'implication des arcanes. L'état où a été retrouvé le corps ne laisse aucun doute là-dessus. Et puis il y a les autres indices, ceux retrouvés dans le bureau du géniteur. Sans oublier ce que m'a dit Ander.

— J'avoue avoir d'abord soupçonné votre clan ou celui de la familia Quezada, mais... Soyons réalistes, vous n'en avez tout simplement pas le pouvoir. Même en imaginant une possible alliance.

Cette fois, c'est à la maquerelle de tressaillir à l'insulte sous-jacente.

— Non, je ne connais aucun mage assez puissant, continué-je, ou assez intelligent. Il ne reste qu'une possibilité, les trois sœurs.

Un silence vient ponctuer ma réponse. Suffisamment longtemps pour entendre le bruissement des arbres à l'extérieur.

Puis les traits d'Akira Hanafuda se dérident.

— Vous êtes bien plus maline que votre frère. Je commence à comprendre pourquoi votre père vous a choisie pour lui succéder. Toutefois, demeure la question du motif de ce meurtre, n'est-ce pas ? Mais j'ai bien conscience de vous avoir posé trop de questions. Je ne vous retiens donc pas plus longtemps ici.

Et ce dernier de se lever.

Nous l'imitons tous et j'avoue ne pas être mécontente de partir.

— Vous avez une façon bien à vous d'accueillir des invités, hum ? Merci pour le thé, conclus-je.

Des petits pas se précipitent pour coulisser une porte et nous montrer le chemin de la sortie.

Bon vent.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top