Chapitre 24 : La plaine aux roseaux


— On va faire disparaître ces vilaines cernes !

Catherine s'affaire joyeusement, farfouillant dans un placard à la recherche d'une crème miracle qui n'existe pas, pour effacer ce que mes cauchemars ont gravé sur mon visage durant ces dernières nuits.

La culpabilité et l'horreur.

Les yeux exorbités de Teddy me hantent, tout comme le trou au milieu de son front et les rubans de cervelle qui s'étalent en une longue traînée sur le bitume. Et toujours cette sensation poisseuse d'avoir la peau encore maculée d'hémoglobine.

Si je garde pour moi mes tourments, mon joli minois couleur cachet d'aspirine me trahit. Aussi, je n'ai pas l'énergie de m'opposer à la jeune femme. Tant que j'arrive à l'heure de mon rendez-vous, voilà tout ce qui compte. Pas que je sois enthousiaste de faire connaissance avec le Hanafuda et sa maquerelle, bien au contraire, mais autant débuter sur de bonnes bases. Qui sait ? Nous pourrions nouer des relations prolifiques ensemble, ce qui n'est pas négligeable dans le milieu du crime.

Le miroir me renvoie un sourire dépité.

Pourquoi planifier sur le long terme quand je sais que je ne passerai pas le mois ? Réfléchir à l'épitaphe sur ma tombe serait nettement plus productif. Et encore, qui irait s'y recueillir ? On peut pas dire que ma vie soit faite de paillettes et de bisounours. Quant à mes proches...

Je n'ai même pas envie d'y réfléchir.

— Voilà !

Je cligne des yeux alors qu'après avoir trouvé un pot de je ne sais quoi, Catherine se penche vers moi pour m'appliquer son contenu. Au moins, le jour où je serais un vrai cadavre, il y en aura une qui saura s'improviser thanatopracteur.

— Quelque chose d'amusant, mademoiselle ?

Hum, pas sûr qu'elle goûte à mon humour. Heureusement, mon silence semble l'encourager à le remplir.

— D'ailleurs, avez-vous observé le jardin ces derniers temps ? Je n'ai jamais vu autant d'oiseaux dans le quartier ! Oh, je ne m'en plains pas, cela redonne vie au manoir, même votre mère s'est remise à planter des fleurs, à tailler des buissons, cela donne du baume au cœur de la voir ainsi, n'est-ce pas ? Rien de mieux que la nature pour vous sentir revivre !

Si seulement la nature suffisait.

Une pensée bien vite balayée lorsque je sens deux mains glisser dans mes cheveux.

-Et si on rafraîchissait tout ça par une nouvelle coiffure ? Ce qui me fait penser ! Il faudra aussi choisir une tenue pour la cérémonie qui se tiendra dans deux semaines. Ce sera votre jour, il faut que vous soyez éblouissante, s'extasie la jeune femme. Vous savez ce que vous souhaiteriez ?

J'hésite entre la fascination qu'elle m'inspire et l'envie de piétiner ses illusions. Quelque chose me souffle qu'elle n'affichera pas ce même air guilleret lorsqu'elle sera aux premières loges, ce jour-là, pour voir mon frère me massacrer.

Pour le coup, lui, crème miracle ou pas, il n'y aura rien à faire.

— Mademoiselle ? Peut-être préféreriez-vous que je vous fasse des propositions de tenue pour que vous puissiez faire votre choix ?

— Oui, faisons comme ça.

Du reste, j'écarte ses mains pour m'attacher moi-même mes cheveux en une queue-de-cheval haute. Pas besoin de partir dans des complexités mirobolantes quand la simplicité suffit. De plus, l'aiguille tourne dans son cadran et faire la Barbie, ça va bien deux minutes.

Dans un couloir, je croise Stan, le bras droit emmailloté dans un tissu. À mon passage, il fait un simple geste de la tête, et ce, sans le moindre grommellement. Assez rare pour le noter.

—Je serai de nouveau opérationnel dans une semaine, boss. C'est ce que la doc m'a dit, m'informe-t-il.

— Ménage toi, alors.

Quoiqu'on puisse dire sur nounou numéro deux, il aura tout de même pris une balle à ma place. Job ou pas job, je ne suis pas prête de l'oublier.

En attendant, Mal et Viktor sont déjà dans le hall d'entrée, prêt pour le départ. Je remarque que l'on s'est enfin occupé des masques mortuaires qui occupaient auparavant les murs. Une bonne chose de faite.

—Ivy.

—Viktor.

De même, je salue mon garde du corps. Si tout le monde semble bien se porter depuis la mission avec les Russes, en revanche, quelque chose m'interpelle chez Mal. Son calme habituel est froissé par des épaules basses, une veine sur son cou plus apparente et une nuque légèrement courbée.

Qu'est-ce qui se passe ?

C'est ce que j'ai envie de lui demander, mais je m'abstiens. Nous ne sommes pas seuls et ce n'est pas vraiment le moment pour ce genre de discussion.

—Allons-y, soufflé-je finalement.

Le temps du trajet me permet de faire le point sur ce que je sais du clan Hanafuda. Du moins, jusqu'à ce que mes pensées dévient pour être parasitées par mon voisin et cette façade presque chiffonnée. Et bientôt, au lieu de me pencher sur le cas Hanafuda, voilà que je me mets à divaguer sur Mal. Je vais même jusqu'à hausser un sourcil à son égard.

Réaction, zéro.

Ok.

Je dois interpréter cela comment ?

-Nous sommes arrivés.

Je cligne des paupières avant d'effectivement constater que le moteur du véhicule est coupé. Ma portière est bien vite ouverte pour m'inviter à descendre. À peine le pied dehors, je sourcille.

Chinatown.

Difficile de croire que nous sommes encore dans Manhattan.

Devant moi, une rangée d'enseignes noyées de calligraphies incompréhensibles et un ciel de lanternes suspendues forme une étrange haie d'honneur. Ici, le rouge semble avoir eu raison du béton gris. Toutefois, je peux encore sentir cette odeur persistante de poubelle, si caractéristique de la Grosse Pomme.

Le ver de la pourriture n'est jamais bien loin.

Plusieurs regards s'attardent sur nous, des chuchotements aux sonorités inhabituelles pour les accompagner.

— Par ici, nous interpelle Viktor.

Il n'en faut pas davantage pour que notre petite troupe suive ses pas. Chinatown est l'un des rares quartiers qui m'est inconnu. J'ai beau aimer fureter un peu partout, ici, mes traits occidentaux ne passent pas inaperçus. Par ailleurs, moi et les autres, nous sommes loin d'avoir des têtes de touristes.

Enfin, il n'y a que Mal qui pourrait éventuellement passer incognito.

Mais de ce que je sais, Chinois, Coréen et Japonais ne sont pas du genre à se taper la bise gentiment. Bien au contraire. À se demander pourquoi les Hanafuda ont aménagé leur quartier dans ces lieux. L'accueil n'a pas dû être chaleureux lors de leur arrivée.

Un instant, nous quittons l'allée principale pour bifurquer dans une rue plus étroite et plus discrète. Mais non-déserte. Dans les ombres projetées par les murs encrassés, des silhouettes au visage poudré de blanc et aux lèvres rougies. Notre passage suscite un éclat aiguisé dans leurs pupilles dilatées et quelques mouvements de hanche lascifs comme pour accentuer des courbes à peine voilées de tissus.

Des prostituées.

Des mots dans un Anglais approximatif nous sont alors adressés, mais nul besoin de traducteur pour saisir la proposition. Je m'attelle à les ignorer. Jusqu'à ce que l'une d'elles s'esclaffe et débite dans sa langue natale.

Ce n'est qu'après-coup que je comprends qu'elle parle à Mal dont les traits semblent s'être assombris. Mais ce dernier ne moufte pas.

Mon front se plisse.

Est-il déjà passé par là ?

Mais mon attention est détournée lorsque les portes d'un établissement nous sont ouvertes. Juste au-dessus, une enseigne encadrée de fleurs artificielles :

La plaine des roseaux.

Nous sommes accueillis par une forte odeur d'encens et deux hommes en kimono. Sauf qu'au vu de l'amabilité de leur expression, ils ne sont pas vraiment là pour le spectacle. Sans perdre de temps, ils nous demandent de nous débarrasser de nos armes et de les déposer dans un bac à l'entrée. Procédure standard. Un pacte de non-violence existe lorsqu'un clan entre dans le territoire d'une autre. Quoique que c'est la première fois que j'ai l'honneur de m'y faire inviter.

C'est aussi la première fois que l'on me demande de me défaire de mes chaussures. En échange, des chaussons sont mis à notre disposition.

La minute suivante, une jeune femme apparaît derrière une porte coulissante. Le sourire est charmant, tout comme le yukata d'un vert émeraude entrelacé d'or qui met en valeur une nuque délicate. À côté, je me fais l'impression d'être un sac de patates. Mais je n'oublie pas la réalité derrière cette apparence si travaillée.

Une vie dédiée au plaisir et un corps abîmé sous une couche de maquillage.

Cette dernière s'incline.

—Bonjour et bienvenue à La plaine des roseaux. Veuillez me suivre, okyakusama.

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