Chapitre 20 : Sentir le sapin
Mes dés tourbillonnent entre mes doigts.
Si j'ai vu venir la trahison de Teddy, cela n'atténue en rien l'aigreur du moment. Il ne manquerait plus que la première opération du clan, sous mes ordres, foire. Ça en foutrait un coup à ma réputation déjà branlante.
Une réunion d'urgence s'impose donc.
Aussi, dans l'heure suivante, Viktor convoque mes deux caporaux pour tous nous retrouver de nouveau dans le salon. L'enthousiasme est au rendez-vous, bien sûr. La preuve en est, j'ai délaissé le fauteuil confortable pour m'adosser à côté de la fenêtre. À travers le rideau, mon regard se perd dans le feuillage d'un arbre à la recherche d'un corvidé. Un paysage toujours plus agréable que les faciès de mon caporal junior et de l'autre, avec son costard anthracite.
Cependant, je sais que ce serait contre-productif de les faire mijoter plus longtemps dans le silence. Par ailleurs, plus tôt j'en ai fini, plus vite je m'en débarrasse.
—Teddy est un traître, il a rejoint les rangs de la familia Quezada, lancé-je de but en blanc.
Je n'ai pas besoin de tourner la tête pour saisir l'agitation qui se traduit par le couinement du cuir du canapé et un claquement de langue.
—Et d'où tu tiens cette information ? demande Joe Junior.
Le doute dans l'intonation ajoute un peu plus de grisaille sous mon crâne. À l'évidence, la confiance n'est pas encore gagnée.
—De moi.
—Quoi ? Il te l'a dit lui-même ? Pardon, mais j'ai du mal à y croire.
Tu m'en diras tant...
Mon regard se détache alors du jardin pour faire face à mon caporal un peu trop méfiant à mon goût.
—Cyrius Thornes, mon père, souligné-je, a fait de moi son espionne et je suis très douée dans ce rôle. Alors, oui Joe, j'ai appris que Teddy est devenu un mouchard pour le compte d'un autre clan. Pourquoi ? Car à l'évidence, Ander ne l'a pas convaincu en tant que successeur.
Plusieurs froncements de sourcils me répondent.
—Et donc, qu'attends-tu de nous, Ivy ?
Cette fois, j'observe Wallace dont l'intervention me paraît plus pertinente.
Mes dés s'immobilisent.
—Teddy a vendu des informations sur notre très prochain échange avec les Russes à Staten Island. Ce qui veut dire qu'il va nous falloir apporter quelques modifications au plan de base, de fait, je dois en connaître les tenants et les aboutissants.
Joe Junior crache un juron, le pli sur son front accentué par cette nouvelle information.
—On doit recevoir la marchandise dans six jours à minuit trente, dix hommes seront présents, en plus de moi-même, m'informe ce dernier. Quatre chargeront nos camions, quatre encore surveilleront le bon déroulement de la livraison et deux seront derrière un volant. Quant à moi et Teddy, nous serons là pour les accueillir et valider la transaction.
Au même moment, Viktor se lève pour étaler une carte du port de Richemond sous nos yeux. À mon tour, je m'avance tandis que Joe Junior se penche avant de pointer du doigt un endroit sur la feuille.
—Les Russes arriveront juste ici, trois heures avant leur arrivée, on aura sécurisé le périmètre. En cas de pépins, nous avons un téléphone pour prévenir nos collègues.
—Combien de temps pour tout transférer dans nos camions ? demandé-je.
—Environ quarante minutes si on compte la parlote.
Okay.
—Et bien sûr, Teddy a connaissance de tout ça, hum ?
Une grimace vient me confirmer ce que je soupçonne.
Mission de merde.
—Le téléphone, qui le détient ?
Pour toute réponse, Joe Junior siffle entre ses dents, la tension crispant sa mâchoire.
Putain. De. Mission. De. Merde.
Si le téléphone n'était pas entre les mains de l'autre traître, nous aurions pu envisager d'avancer d'un jour l'échange. Teddy n'en aurait alors rien su et la familia Quezada se serait retrouvée avec un flingue chargé de cartouches à blanc.
Bien sûr, demeure l'option d'exécuter mon troisième lieutenant avant l'opération, mais cela mettrait la puce à l'oreille de l'autre clan.
Et tandis que mes neurones s'ébranlent à la recherche d'une solution, mes iris se reportent vers mes interlocuteurs. Après tout, ils sont toujours plus experts que moi.
—Que proposez-vous ?
Les visages se froissent de grimaces alors que des talons martèlent frénétiquement le sol. C'est Joe Junior qui finit par se redresser.
—Annuler l'opération.
Suggestion jetée à portée d'oreille sans enthousiasme. Moui, moi non plus, elle ne m'enchante guère cette suggestion. À vrai dire, l'idée m'a bien effleurée l'esprit, mais je ne peux pas me permettre d'en faire ainsi.
Je soupire.
—Non, ça ne sera pas possible. Doubler le nombre d'hommes ?
—Les Russes n'apprécieront pas la démarche, cela risque de les mettre sur les dents et un Russe méfiant et un Russe a la gâchette facile, explique mon caporal Junior.
—Est-il possible de dissimuler des hommes dans les camions ?
Mon regard fait la navette vers Wallace pour revenir à son voisin. La réflexion impose un court silence pour finalement aboutir à un hochement de tête.
—C'est jouable, à condition que l'on soit discret.
Ouais, on a bien compris que ça ne va pas être un rendez-vous galant. Le risque zéro n'existe pas. Du moins, pas dans notre milieu. Pour ce qui est du choix des hommes, je laisse mes caporaux décider. Encore une fois, ils sont les plus à même de prendre ce genre de disposition. Du reste, deux derniers détails sont à régler. Ou plutôt, à préciser.
Mes dés reprennent leur danse dans le creux de ma main.
—Je serais aussi présente pour cette transaction. Tant qu'à faire, autant me présenter auprès des Russes.
Et au passage, gagner de la légitimité aux yeux de mon propre clan. Ce n'est pas en restant caché au manoir que je vais réussir à convaincre de ma place en tant que chef. La perspective est loin de me réjouir, mais elle est nécessaire.
—Nous nous chargerons de Teddy, une fois que les camions seront chargés, décrété-je ensuite.
Personne ne conteste.
Bien.
Ce sur quoi, je précise qu'une autre réunion sera programmée le lendemain, mais cette fois, avec Teddy. Histoire de lui faire croire qu'il est dans la confidence sans éveiller sa méfiance. Après tout, je suis désormais de la partie, rien de plus logique que de le prévenir, n'est-ce pas ? Ce sera Junior qui, par la suite, prendra la parole. Il ne faudrait pas que ma langue me trahisse. Heureusement, c'est un jeu que je pratique depuis des années.
Nos violons finalement accordés, Joe Junior et Wallace quittent les lieux afin de s'organiser pour la très prochaine mission. Quant à moi, alors que je prends la même direction, Viktor me retient.
Je hausse un sourcil.
—Oui ?
Comme toujours, décoder ce qui se cache derrière la façade de pure neutralité de cet homme est impossible. Je ne peux qu'espérer qu'il n'a aucune mauvaise nouvelle à m'annoncer. J'en ai déjà bien assez actuellement.
—Dans trois semaines, tu seras officiellement présentée à la triade. La cérémonie se déroulera chez les trois sœurs pour confirmer ton statut de mage et donc, ta légitimité en tant que chef de clan.
Viktor a toute mon attention.
—Et alors, il y a quelque chose à préparer ? Un discours peut-être ? Comment se déroule cette cérémonie ?
—La seule chose nécessaire sera de rencontrer chaque clan individuellement avant l'événement. La cérémonie en elle-même n'est qu'un grand rassemblement, une occasion de discuter autour d'un verre, et ce, sans arme pour nourrir les tensions. Il n'y a rien à préparer, si ce n'est une tenue adéquate. Enfin, techniquement...
Mon front se plisse.
—Techniquement ?
La sonorité de ce mot m'est désagréable.
—Ton frère vient d'être libéré ce matin, déclare Viktor. Il est fort à parier qu'il contestera ta place lors de la cérémonie.
Encore des emmerdes. À croire que le bourbier dans lequel je m'enfonce est sans fond.
—Pourquoi mon petit doigt me dit qu'il en a parfaitement le droit...
—En effet, en tant que fils de Cyrius et mage, cela lui est permis. Pour vous départager, vous devrez vous affronter avec pour seules ressources, vos arcanes. Le gagnant est celui qui aura réussi à mettre à terre son adversaire... Ou le tuer.
Mon rire déchire soudain la tranquillité du salon et étrangement, sa nuance est jaunâtre.
Autant que je me pende tout de suite, non ? Parce qu'Ander a beau ne pas briller par son intelligence, je ne fais pas le poids contre lui lorsqu'il s'agit des arcanes. Il suffit de se rappeler de notre dernière rencontre pour en être convaincu. Mon frère n' a besoin que de quelques maigres minutes pour m'obliger à embrasser le sol.
Un instant, je regarde à travers le rideau de la fenêtre.
On ne peut pas dire que le physalis ait été très équitable.
—Ivy, as-tu pu découvrir tes arcanes ?
Je dévisage mon interlocuteur.
—Oui.
Ne souhaitant pas développer ma réponse, je décide qu'il est temps pour moi d'en terminer avec cet échange. Je préfère ne rien dire à Viktor ou à d'autres. Histoire de garder l'avantage de la surprise.
En attendant, ce ne serait pas du luxe que de s'entraîner.
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