Chapitre 17 : Un parfum de violette
La tasse vidée de son thé et le salon de ses trois invités, j'ose enfin un soupir. L'intensité de l'entrevue m'a épuisée. Et à cet exact instant, après une heure qui m'a paru sans fin, je n'aspire plus qu'à la plus parfaite des solitudes. Seulement, je sens bien que Viktor ne partage pas mes envies alors, avant qu'il ne réagisse, je fais l'effort de le devancer.
—On discutera plus tard de... Tout ça. Pour le moment, j'ai besoin d'être tranquille.
Et pour appuyer ma requête, je lui sers mon plus beau regard dépité. Ce qui me vaut un froncement de sourcil, mais finalement un assentiment. Et une dizaine de secondes plus tard, ma compagnie ne se réduit plus qu'à Mal-Chin. Contrairement aux autres, sa présence silencieuse dans la pièce ne me dérange pas.
Un deuxième soupir m'échappe.
Je prends alors le temps de mesurer chaque tension qui incruste mes muscles, chaque réflexion qui alourdit mon crâne. Mon entrée en matière avec mes caporaux me laisse plus que mitigée. Certes, l'entretien n'a pas été catastrophique, mais ma paire de seins et mes ovaires ont tôt fait d'ériger une muraille entre moi et leur précieuse phallocratie. C'était à prévoir. Malheureusement pour eux, je ne planifie pas de me faire opérer. Autant dire que le diagnostic n'est pas glorieux. Les seuls avantages que je détiens sont mon nom, Viktor et le Smith & Wesson MP9 encore sur mes genoux.
Et peut-être les arcanes si la décoction de la femme-arbre se décide enfin à faire effet.
Mon regard se reporte alors sur mon voisin comme pour détourner mes pensées.
—Assieds-toi, Mal, suggéré-je, tout en désignant le confortable chesterfield en face de moi.
Pour ma part, je ne manque pas de m'enfoncer un peu plus dans mon fauteuil et de clore les paupières. Mais avant de pouvoir me laisser aller à des songes plus profonds, la lourde porte du salon s'ouvre dans un murmure.
Je me renfrogne aussitôt. Et tandis que Joli Cœur se redresse, je rouvre les yeux dans l'optique de chasser le nouvel arrivant.
—Bonjour, Ivy.
Ma velléité s'éteint à la seconde où j'entends la douceur de cette voix, la mienne réduite à néant. Mon cœur en profite pour rater un battement.
Puis la voilà.
Devant moi, silhouette longiligne presque transparente à travers la lumière. Une page de vélin encrée par l'ébène de ses iris, de ses longs cheveux et de ce grain de beauté sur le coin d'une joue.
Et une ombre pour en estomper ses lignes.
—C'est Viktor qui m'a appris ta présence au manoir, m'informe-t-elle.
Une décennie d'absence et pourtant, les souvenirs émaillés viennent se fracasser contre les parois de mon crâne aussi vivaces que mordant. Je me revois enfant, au milieu de la terre et des fleurs, dans ses bras, à réciter le nom des plantes.
—Maman, marmonné-je.
—Ma fille... Allons bon, la moindre des choses aurait été de venir me voir, tu ne crois pas ?
Je me mords les lèvres, mes mots n'osant pas franchir la frontière de mes pensées. De peur de la blesser. Ou pire. Au lieu de quoi, je m'arrache de mon siège, abandonne l'acier sur mes genoux à côté de ma tasse et m'approche, la démarche hésitante.
Elle me sourit.
Avant de me happer dans ses bras.
Toute la douceur du monde vient alors se déverser comme un baume sur mon âme. Un instant, je me fige. Jusqu'à ce que mes mains se rappellent du chemin pour serrer quelqu'un contre soi. Alors mes doigts froissent sa longue robe. Je peux alors humer ce parfum si familier de la violette.
Et éprouver la fragilité qui habite ce corps.
Trop tôt, nous nous écartons l'une de l'autre, ses mains encadrant désormais mon visage comme pour mieux me contempler.
—Quelle magnifique jeune femme tu es devenue. Regarde-moi ces yeux, des yeux de la couleur des feuilles...
—... D'automne, emportant les secrets du soleil, complété-je dans un sourire.
Un joli refrain que ma mère aime tant fredonner à mes oreilles. Elle n'a pas oublié. Et à travers son regard, le temps m'engloutit et je redeviens cette petite fille. Si innocente, aimant sauter dans les flaques d'eau et manger des pancakes à la myrtille. Une vie simple.
Mais aujourd'hui...
—Et si tu me présentais ?
Je cille pour m'ancrer à nouveau à la réalité et suivre le regard de ma mère pour tomber sur mon garde du corps. Ce dernier nous observe, mais cette fois avec un brin de curiosité.
—Voici Choi Mal-Chin, Mal-Chin, je te présente Eléonore, ma mère.
Les deux se serrent la main.
—C'est que vous êtes un très beau jeune homme, c'est ton petit ami ? ajoute-t-elle à mon attention.
—Non maman, c'est mon garde du corps.
—Ton garde du corps ?
Mal-Chin m'adresse une question silencieuse, tentant de suivre la conversation.
—Elle veut savoir pourquoi tu es ici, avec moi, reformulé-je avec des mots plus simples.
Il opine du chef et je reviens bientôt à ma mère pour surprendre un de ses froncements de sourcils. Je peux déjà deviner la perplexité et une légère trace de doute s'amonceler dans son esprit.
—Peut-être devrais-tu t'asseoir, maman.
Se faisant, je reprends ma place dans le fauteuil comme pour l'inviter à en faire de même.
—Que deviennent tes fleurs ? enchainé-je. Depuis que je suis arrivée, je n'ai vu aucune de tes plantes, ni ici, ni dans le jardin.
Dix ans plus tôt, le manoir était alors cerné de glycines et de pivoines dans un joli kaléidoscope de couleurs où la nature aimait à y bourdonner. Les oiseaux visitaient les mangeoires tandis que la brise, elle, chantait à travers un carillon.
Ma mère a des doigts de fée lorsqu'il s'agit d'éveiller la flore et d'attirer la faune.
Aujourd'hui, il me suffit d'un coup d'œil par la fenêtre pour voir que les choses ont bien changé.
—Je... Je... C'est...
Ma mère se transforme soudain en une brindille tremblante.
—Maman ?
—C'est ton père. C'est à cause de ton père !
Ma mâchoire se contracte alors que son regard se perd dans le vide. À cause de cette ombre, ce poison qui la ronge de l'intérieur. Toujours plus, chaque jour. À nouveau, je l'appelle dans un chuchotement, comme pour la ramener ici, dans ce salon.
—Il a tout empoisonné, tout ça parce qu'il me déteste. Il a tué chaque bourgeon, il a rendu malade chaque racine. Il ne me parle plus, mais je sais très bien qu'il rôde, à l'affût. Il est là, fait attention à toi, Ivy.
—Maman, Cyrius est mort, il ne peut plus rien te faire.
Elle secoue la tête.
—Non ! Pourquoi ne me crois-tu pas ?
Ses iris me poignardent d'éclairs alors que quelques secondes plus tôt, je n'y lisais que de la tendresse. Désormais, la démence y fait rage.
—Tu ne comprends donc pas ? Il me fait payer tout ça, ton frère a disparu et je suis certaine que ton père en est à l'origine ! Oh mon petit Oleander, mon petit Oleander, mon petit Oleander...
Sa voix finit en sanglots.
J'inspire pour ne pas laisser transparaître la tempête qui gronde à l'intérieur. Puis je me lève doucement avant de finalement poser ma main sur celle de ma mère. Mais immédiatement, elle la retire comme brûlée par ce contact.
—Ne me touche pas ! Tu es comme ton père ! Tu crois que je n'ai pas compris, un garde du corps, une arme à feu, tu es bien sa fille. Et dire que je t'ai aimée. Tu m'as abandonnée, Ivy ! hurle-t-elle.
Mal-Chin se lève, mais d'un geste, je lui ordonne de ne pas bouger. Il n'y a plus rien à faire. Le mal est fait. Ma mère n'est plus là. Tout comme la petite fille aux yeux d'automne.
—Je vais appeler Thomas, maman, il va te raccompagner dans ta chambre, décrété-je.
Me retournant, je récupère le Smith & Wesson MP9 par sécurité et me dirige vers la porte. Thomas se matérialise dès mon appel. L'écho des pleurs de ma mère le renseigne bien vite sur la raison de sa convocation. Je n'ai d'ailleurs pas besoin d'en dire davantage que déjà, il s'occupe de la principale concernée.
Mes doigts, eux, cherchent le contact rassurant de mes dés.
Si mon cœur se serre, je n'en montre rien. Après tout, je suis une garce, une tricheuse et une hypocrite. Le serpent de braises qui me mord l'estomac n'est qu'une broutille. Ce n'est rien. Une douleur de passage. Mieux vaut s'accrocher à la colère.
Enfin, la frêle silhouette de ce qu'est devenue ma mère s'évanouit derrière la porte.
Le parfum de violette, lui, persiste.
Je ferme les yeux.
Une larme m'échappe.
D'un coup de poignet, je la fais disparaître. Seulement, c'est sans compter sur les maux de tête et la fatigue qui ne me laissent aucun répit. Alors une seconde en profite pour dégringoler à travers mes cils. Cette fois, je n'ai pas la force d'interrompre le tracé sur ma joue tandis qu'elle termine sa course au bord de mes lèvres en une saveur de sel. Cela suffit pour fissurer mon armure d'indifférence. J'ai beau serrer les dés entre mes doigts, la douleur remonte. Grimpe à travers mes os, mes muscles, mes veines.
Jusqu'à m'obliger à m'effondrer au sol.
Et de me noyer sous le poids de toutes ces années de chagrin réprimé.
Le monde se fait assourdissant.
Cela fait si mal.
Si mal.
Mal.
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