Chapitre 16 : Entre l'arbre et l'écorce

Ce n'est qu'une partie de poker qui m'attend de l'autre côté. Trois adversaires avec mises illégales. Certes, ma main est à chier, mais j'ai déjà gagné avec des cartes encore plus foireuses. Quoique cette fois, il n'est pas question de dérober de simples jetons.

Juste une partie de poker...

La phrase tourne en boucle dans mon esprit comme pour m'encourager. Seulement, entre mes maux de têtes et l'ambiance délétère du manoir, on ne peut pas dire que je sois en de très bonnes dispositions pour une quelconque conversation avec mes futurs caporaux.

Assurément, la présence de Viktor à mes côtés reste mon meilleur atout.

Du reste, si je pense pouvoir espionner quelques instants mes invités à travers la porte afin de tâter le terrain en amont, il me faut admettre que celle-ci est trop épaisse pour laisser échapper la moindre bribe de parole.

Je soupire.

Et me résigne à entrer dans le salon.

Pendant les brèves premières secondes, un filet de voix me parvient pour aussitôt s'éteindre à mon apparition. Trois paires de regards convergent alors vers ma personne. Je les jauge en retour.

Parmi eux, confortablement installé sur un canapé, je reconnais Teddy le traître et son air de Monsieur Tout le Monde. Ses voisins, deux hommes d'âges et de styles différents. Tandis que le premier porte fièrement son costume de marque et ses quelques rides, le second, lui, a plus une trombine de malandrin des rues avec ce sillon constant qui cisaille son front et son tee-shirt ample dissimulant sûrement la présence d'un flingue à sa ceinture.

Respectivement Wallace Dillington et Joe Junior.

Il n'est pas difficile de deviner qui navigue dans le monde de la finance et qui navigue dans celui du trafic d'armes. Heureusement que pendant quelques années, j'ai eu le temps de faire mes devoirs les concernant. En revanche, mon petit minois doit être une véritable page blanche pour eux.

Ils ont la politesse de se lever.

Viktor est le premier à s'avancer.

— Ivy, je te présente Teddy, Wallace et Joe Junior, les caporaux actuels du clan Thornes.

Mes yeux toisent tour à tour mes invités. Si Wallace a un jeu presque illisible, celui de Joe Junior est transparent : il n'aime pas du tout ce qu'il voit. Quant à Teddy, je ne décèle qu'une vague curiosité.

Je leur offre un hochement de tête en guise de salutation pour finalement m'adresser à la jeune femme à quelques pas derrière moi.

— Ce sera un thé vert au jasmin pour moi, Catherine.

Puisque visiblement, les trois autres ont déjà entamé l'apéritif, comme en témoignent les verres à moitié consommés sur la table basse. Mais un froncement de sourcil suggère que mon choix de boisson exaspère mon caporal junior.

On ne peut pas plaire à tout le monde, je suppose. Quoique, je dois avouer, il y a un brin de provocation dans ma requête. Cela me permet de récolter un échantillon de réactions.

Ce n'est que lorsque les petits pas de Catherine se concluent par le ronflement d'une porte qui se referme, que je me permets de m'asseoir tranquillement sur un fauteuil. Le signal est donné et c'est toute la troupe qui suit. Seul Mal-Chin demeure debout, en retrait.

Du bout des doigts, j'apprécie les accoudoirs moelleux de mon siège.

Il est temps pour la première mise.

— Soyez francs, qui d'entre vous aurait préféré voir Ander dans ce fauteuil plutôt que moi ? lancé-je sans transition.

J'ai le droit à un reniflement dédaigneux.

— Tu n'as rien à foutre ici. Tu vas juste te faire bouffer tout cru, appelle plutôt tes copines si c'est pour jacasser autour d'un brunch et laisse les hommes gérer ce qu'ils ont à gérer.

Un raclement de gorge répond.

— Ce que Joe tente de dire, c'est que nous ne te connaissons pas, de plus, tu n'es pas familière avec nos...Affaires. En somme, entre Ander et toi, Ander était le meilleur choix, conclut Wallace.

— Et toi, Teddy ? Tu penses la même chose ?

Je mire le troisième larron.

Le souvenir de cette discussion au Diamant Sanguin et des flûtes de champagne pétillantes tandis qu'il trinquait avec des membres de La Familia Quezada, me revient, encore frais dans mon esprit. Teddy joue double jeu.

— Eh bien...

— Mais bien sûr, qu'il peut pas te saquer, coupe Joe sans vergogne, qu'est-ce que tu crois ?

Je ferme les yeux alors que ce haussement de ton ne fait qu'amplifier mon mal de tête. Derrière mes paupières, j'entends l'autre ricaner. De quoi irriter n'importe qui.

Moi la première.

—Joe...

J'interromps Viktor d'un geste de la main pour finalement rouvrir les yeux vers le petit merdeux.

 Donne-moi ton arme, oui, celle que tu as à ta ceinture, Joe.

Ma main se lève pour l'inciter à me céder ce que j'exige. L'incertitude vient alors voiler l'insolence dans les yeux du concerné. Cela me confirme ce qu'il dissimule sous son vêtement.

Un instant, son attention se tourne vers Viktor, comme un petit garçon qui va se plaindre auprès de sa mère parce que l'on tente de lui piquer son jouet.

Pauvre Bichou...

Un Bichou qui serre les poings traduisant un conflit intérieur, ou tout simplement une envie de meurtre. Cependant, si je suis consciente de jouer avec le feu, je ne suis pas d'humeur à la concession.

— Tu apprendras que je n'ai pas beaucoup de patience, alors donne moi ton putain de flingue.

— Fais ce qu'elle te dit, incite Viktor.

À côté, la tension a, semble-t-il, figé les deux autres caporaux. Au moins n'ont-ils pas la mauvaise idée de contester quoi que ce soit. Mon regard, lui, ne lâche pas mon principal interlocuteur du moment. S'il pense pouvoir me faire peur, il se fourre le doigt dans l'œil jusqu'à l'omoplate.

Alors qu'il suive ou qu'il passe.

Il se décide alors à prendre son arme et à me la tendre, la crosse en avant.

Enfin.

Je récupère l'objet, braquant volontairement le canon dans tous les sens, ce qui ne manque pas de faire réagir mes voisins tentant alors de reculer. Malheureusement, le canapé n'est pas très coopératif.

— Smith & Wesson MP9 deuxième génération, hein ?

Gravé grossièrement, le long de la glissière, est écrit "Suce".

— Charmant...

Je vérifie tout de même si la bête est chargée, même si le poids est déjà un très bon indicateur, pour finalement tirer la culasse à l'arrière.

La tension monte d'un cran autour de moi.

Loin de m'en préoccuper, je tends le bras pour avoir dans mon viseur un Joe Junior soudain très blême.

— Je t'avoue, Joe, que je n'ai jamais été très douée pour viser, mais je pense qu'au vu de la distance qui nous sépare, peu de chance que je te rate, tu ne crois pas ?

— Ok, ok, ok ! J'ai compris, tu t'y connais en arme.

Mes sourcils se froncent.

— Non, ce n'est pas la morale de ma démonstration, voyons, le détrompé-je. Juste qu'en ma présence, on parle avec politesse et sans couper la parole des autres. Ça te paraît raisonnable ?

— Oui, Ivy.

Je vois mon interlocuteur se recomposer une expression plus neutre.

Au même moment, un écho de porcelaine qui se brise au sol nous parvient. Je repose l'arme sur mes genoux pour voir Catherine, les yeux écarquillés par la scène qui se déroule devant elle. Mon thé, lui, s'est répandu sur le tapis en une belle flaque.

La jeune femme se confond en excuses avec quelques secondes de retard.

— Ce n'est pas grave, Catherine, la rassuré-je.

J'en reviens alors à mes trois moutons.

— Reprenons. Oui, vous ne me connaissez pas et en effet, je me doute que mon arrivée ne soit pas pour vous plaire, mais il va falloir vous en accommoder. Mais je suis sûre que vous réussirez à me trouver des qualités que ne possède pas Ander. Tout comme j'arriverai à vous trouver des qualités.

Un sourire tranche mes lèvres, mes doigts tapotant doucement l'acier sur mes genoux.

— Et donc Teddy, ton opinion ?

Le principal intéressé reste quelques instants interdit avant de se pencher pour prendre son verre et le lever.

— À votre santé, boss !

Ah... Les jolis mots qui sortent de la bouche d'un traître. Mais pour le moment, je m'abstiens de l'exposer. Qui sait ? Cela pourrait me donner un avantage lorsque cela sera nécessaire. Il me faut juste faire attention aux informations données en sa présence.

En attendant, d'autres verres se joignent pour célébrer mon nouveau statut.

Je suppose que je viens de remporter cette première partie.

Ne me reste plus qu'à espérer un Rush(*) pour la suite.


Rush* : au poker, un rush est une suite de main gagnante.

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