4. Une place pour chaque chose - Ambre
Mardi 8 septembre 2020
À cette heure-ci, le garage est officiellement fermé, mais mon père compte rarement ses heures. Le Garage de la Princesse lui appartient, ainsi que l'appart juste au-dessus, dans lequel on habite. En ouvrant la porte de l'atelier, le cliquetis significatif des outils me confirme sa présence.
— Salut p'pa !
— Bonsoir princesa, la journée s'est bien passée ?
— Ouais, ça va.
Il sort de sous la voiture qu'il répare, je viens poser un gros baiser sur sa joue barbue.
— Alors, dis-moi tout, combien de personnes as-tu contrariées aujourd'hui ? me taquine-t-il.
— Hum... Juste le prof d'histoire, il raconte trop de conneries...
— Tsss, Ambre. Je te l'ai déjà dit, et je sais comme tu es têtue. Mais il faut vraiment que tu apprennes à laisser couler. Tu sais ici, c'est pareil, tu l'as bien vu ! Ces clients qui passent leur vie derrière un bureau, et qui pourtant, me prennent de haut et pensent connaitre le métier mieux que moi.
— Hum... Je sais, p'pa... promis, j'ai essayé de me retenir, mais il passe son temps à faire des raccourcis historiques très limites...
— Le souci xodó*, c'est qu'il y a peu de chances qu'il change, et c'est toi qui t'attires des problèmes. Sans parler de l'énergie que tu y perds.
Je sais bien que mon père a raison, mais je n'y arrive pas. C'est plus fort que moi, quand ça m'énerve, faut que ça sorte.
— Hum... quand c'est pas ça, c'est des réflexions sur ma tenue, dis-je en haussant les épaules.
Mon père sourit.
— Parfois, tu cherches un peu, non ?
Je fais la moue, un peu vexée.
— Tu vas pas t'y mettre aussi, papa. Je m'habille comme je veux ! C'est mon corps ! Et si je m'habille comme ça, c'est que ça me plait !
Il me regarde avec un petit sourire et essaye de détendre l'atmosphère.
— J'espère que ça te plait, et que personne ne t'oblige à t'habiller comme ça ! Tu sais bien que je n'ai aucun problème avec ça. Mais pose-toi la question, du pourquoi tu aimes t'habiller comme ça. C'est aussi un moyen de te différencier des autres, non ?
— Oui, bien sûr, mais cela revient à se demander : Qui de l'œuf ou la poule ?
Je soupire et me dirige vers la petite salle du personnel. J'accroche mon sac de cours au portemanteau, ouvre mon casier. J'enfile mon bleu de travail à la place de ma jupe, par-dessus mes collants. Une salopette multipoche de toute beauté ! Mon nom est brodé dessus, un cadeau de mon père. Le samedi, je bosse à l'atelier avec lui. Ça me fait de l'argent de poche et j'aime bien mettre les mains dans le cambouis. Depuis toute petite, j'aime démonter les objets et regarder comment ils fonctionnent. En plus, ça me permet de passer du temps avec mon père, vu qu'il consacre sa vie à ce garage. Ses employés sont cools et je ne suis pas la seule fille, chose assez exceptionnelle pour un garage. Mon père tient à la mixité.
— Tu devrais aller au lycée en salopette, ça te va si bien ! me lance-t-il avec un clin d'œil.
Je lui tire la langue.
— Je te rappelle que c'est toi qui insistes pour que je la porte ! Tu fais quoi ?
Mon père me laisse sa place et guide mes gestes. Contrairement à moi, il est la patience incarnée, et m'explique toujours avec plaisir les rouages de son métier. Je chéris ces moments que nous partageons dans l'atelier.
— P'pa, si tu veux, je m'occupe de remonter les dernières pièces et de ranger l'atelier.
Il me jette un regard suspicieux et se met à ricaner.
— Où est l'arnaque ?
— Oh, tout de suite ! Mais non, je veux juste t'aider...
Mon père continue de me fixer, un grand sourire sur les lèvres, il me connait tellement bien. Je grimace, vaincue.
— Attends, je sais ! dit-il satisfait. C'est ton tour de cuisiner, c'est ça ? T'as qu'à faire les pâtes.
— Hum papa... tu sais que je déteste cuisiner... et c'est toujours foiré.
— N'exagère pas, tu sais cuire des pâtes quand même !
Je soupire de nouveau et lui fais les grands yeux humides. Mon modèle, c'est le chat de Shrek.
— J'aime pas faire à manger... Promis, je range tout bien !
Par contre, remettre chaque outil à sa place, ça me détend et me vide la tête.
— Qu'est-ce que je vais faire de toi ? Faut que tu apprennes à cuisiner si tu veux trouver un mari !
Il me lance un regard taquin et éclate de rire, fier de sa blague que je ne relève même pas. Dans la bouche d'un autre, ça m'aurait hérissé le poil, mais je sais pertinemment que mon père n'en pense pas un mot, la preuve c'est lui qui fait tout à la maison.
— Marché conclu, approuve-t-il, je m'occupe du repas. Tu sors ce soir ?
— Ouais, on répète pour le concert, mais je vais pas rentrer trop tard.
— Tu fais attention avec les frères Volkov.
— Oui, papa, on fait juste de la musique.
— Je n'aime pas que tu traines là-bas.
— Je sais, papa.
— Pourquoi tu ne montes pas un groupe avec de gentils garçons ? Tu sais que Tony joue de la guitare lui aussi !
— Papa... Tu as déjà écouté ce qu'il joue ? Sérieux ?! Ok, il est gentil, mais sa musique, c'est de la soupe.
Ça fait rire mon père.
— C'est vrai que c'est un peu mou, mais c'est un mec sérieux, et il t'aime bien.
Je jette un regard noir à mon père.
— On parle musique ou mec là ? Parce que j'ai du mal à te suivre, et non pour Tony, ni pour la musique ni pour le reste !
Il sourit et me lance un regard complice. Puis, il me laisse terminer le véhicule et regarde son carnet de rendez-vous pour le lendemain.
— Au fait, Ambre, ton lycée m'a appelé. Madame Migné.
La traitresse !!!
Je grimace et je fuis le regard de mon père.
— Pourquoi est-ce que tu ne m'en as pas parlé ? C'est une super opportunité !
— Je sais pas, je suis pas sure...
— Faut que tu y ailles, apparemment c'est une super école ! Ils ne prennent pas n'importe qui ! Madame Migné pense que ça serait parfait pour toi.
Je ris nerveusement.
— Une école pour asociaux.
— Ce n'est absolument pas comme ça qu'elle me l'a présentée ! Elle a dit que c'était une école adaptée aux personnes à haut potentiel. Tu auras peut-être enfin des profs avec lesquels tu peux vraiment dialoguer. Tu pourras choisir tes matières, ton emploi du temps. J'ai jeté un œil sur leur site, ils font plein de choses, dont des cours de musique. Tu pourras enfin t'épanouir dans les études. Et puis, on en a déjà parlé, mais je te vois très mal en classe préparatoire. Tout le monde va t'énerver, tu vas devenir dingue, à moins que ça soit toi qui les rendes chèvres, mais dans tous les cas, ça me parait compliqué. Et à la fac, tu vas t'ennuyer. Madame Migné dit que tu as parfaitement le niveau et que tu pourras obtenir une bourse pour trois ans !
J'acquiesce, mon père me connait si bien.
— Ouais, je sais. Mais c'est à Lyon.
— Et alors ? Quel est le souci ?
Je grimace et mon père se met à rire.
— Tu t'inquiètes pour moi ?
— Je ne veux pas te laisser tout seul.
Il vient me prendre dans ses bras musclés et pose un baiser sur mon front.
— Si tu es vraiment inquiète, je pourrais toujours demander à Annabelle de veiller sur moi...
Je lui jette un regard noir.
— C'était une blague chérie, je sais bien que tu ne la portes pas dans ton cœur.
— Elle se sert de toi !
— Rassure-toi, j'y trouve aussi mon compte.
— Tu devrais te trouver quelqu'un d'autre.
— Et toi, tu devrais t'inscrire pour cette école ! Lyon n'est pas si loin en TGV.
— Je vais voir, dis-je en espérant mettre fin à la conversation.
— Voir quoi ?
Je fais la moue.
— Qu'est-ce que je vais faire là-bas toute seule ?
— Haha ! Madame la rebelle aurait donc besoin des autres ? Ne t'inquiète pas, tu te feras d'autres amis.
Je grimace de nouveau.
— Comme si c'était si facile.
— Peut-être que si tu étais moins agressive...
— Ah NON ! Une leçon de morale par jour, c'est bien suffisant ! Garde celle-là pour demain, surtout que je l'ai déjà entendue.
Mon père pousse un petit soupir. Je sais bien qu'il s'inquiète pour moi, mais les reproches à force, ça pèse, surtout de la part de quelqu'un qui nous veut du bien. Les autres peuvent parler, ça me passe au-dessus de la tête, mais quand c'est mon père, c'est une autre affaire.
— Ambre, tu as déjà trop attendu, madame Migné a bien insisté. C'est maintenant qu'il faut s'inscrire, tu verras bien ce que tu fais après, tu as l'année pour réfléchir, mais ne laisse pas passer cette chance. Inscris-toi au moins pour passer les tests. Tu verras bien.
Je soupire de manière exagérée et le regarde s'éloigner. J'ouvre de grands yeux en découvrant un vieux scooter à côté de la porte du fond.
— Papa, c'est quoi ce scooter ?
— Un truc que j'ai récupéré chez un client.
— Un client ? Ou encore une mère de famille qui fantasme sur le garagiste.
Mon père a toujours beaucoup de succès : pas très grand, bien baraqué et tatoué ! Des cheveux noirs, coupés courts, une barbe qu'il porte depuis toujours. La différence, c'est que maintenant, c'est super à la mode, tout comme ses tatouages d'ailleurs ! Il parait que son petit accent portugais lui donne un charme supplémentaire, mais moi, je ne l'entends pas.
Nous rions tous les deux.
— Non non, un bon client qui voulait s'en débarrasser, il me l'a vendu pour trois fois rien. Faut changer la batterie, il a du mal à démarrer, lui faire un bon nettoyage et un coup de peinture, mais après...
Il jette un petit regard.
— Il peut être à toi.
— TROP coool !
— Quand tu auras passé les tests pour cette école !
Je laisse échapper un grognement.
— QUOI ?! C'est vilain ce chantage ! Ce n'est pas comme ça que tu m'as éduquée !
Il se met à rire.
— C'est toi qui dis ça ? Juste après avoir négocié pour ne pas faire le repas de ce soir ? Alors que c'était ton tour ?!
Je laisse échapper un petit soupir, résignée, je viens, de nouveau, me blottir dans ses bras musclés pour un gros câlin.
— Ok... Je vais le faire... Pour le scooter.
On ricane.
Xodó : mot affectueux en portugais, peut-être traduit par : chouchou.
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