Séance 2
- Où est-ce qu'on s'est rencontré ?
Tu pensais pas qu'il se prendrait si vite au jeu. Tu pensais vraiment qu'il faudrait l'y forcer, lui montrer à quel point c'est enivrant avant qu'il se décide à céder vraiment. Sauf qu'en vérité, tu retrouves dans ses yeux la même lueur entraperçue un peu plus tôt. Elle brille plus fort, vraiment plus fort. Au fond, t'ignores si c'est ton cas particulier qui le rend aussi attentif ou si c'est réellement la perspective de vivre dans ton monde qui l'enthousiasme à ce point. Je pense pas que tu sois sûre de vouloir le découvrir.
Non.
Non, c'est mieux de rester dans l'ignorance. T'as pas besoin de tout savoir de lui, ça brise toute la magie. Tu dois juste deviner ce qui est nécessaire pour le manipuler, lui donner ce qui lui manque dans sa triste vie. Il faut juste que tu en saches assez pour qu'il te dise le reste de lui-même. Quant à toi, c'est vraiment pas grand chose. Il faut juste que tu modifies la personne que tu es pour devenir celle dont il a besoin. Mais au fond, est-ce que tu rappelles vraiment de qui tu es toi ?
Tais-toi.
Non, certainement pas. À force de prendre des centaines d'identités différentes, on doit perdre le fil. Est-ce que tu es certaine que c'est pas toi que t'es en train de tuer ? Toi que t'es en train de perdre ? Toi qui te dupes toute seule ?
- Sur un site de rencontre.
Il ne va jamais sur Instagram, t'es même pas sûr qu'il ait Facebook. Il s'approche pas de Twitter et il regarde même Whatsapp avec méfiance. Le reste, c'est de la science fiction pour lui. Il secoue la tête, vivement.
- Je ne suis pas sur les sites de rencontre.
Il ment. C'est assez drôle parce que t'as beau être distributeur de mensonges sur pattes, tu les détectes aussi très bien. Tu sais qu'il est sur un site de rencontre ou du moins, qu'il y était. Sûrement qu'il n'est pas resté longtemps mais il a fait comme tout le monde, il a essayé. Après ça il a constaté que tout le monde ne cherche que du cul sur les sites gratuits et qu'il faut payer pour avoir du concret. Ça coûte cher une romance aujourd'hui, ça coûte cher un bout de magie.
- Vraiment ?
Tu lèves un sourcil, t'as daigné décroché un mot parce qu'il passait pas à table autrement. Il ment et tu le sais très bien, il tiendra pas longtemps parce qu'il a pas ton expérience et aucun intérêt à faire ça. Y a pas de honte à avoir en ta présence, y a pas de honte à parler en présence des allumés.
- D'accord, peut-être que si. Mais plus maintenant, j'ai seulement essayé un moment.
Il soupire, joue avec le stylo en face de lui. Tu le regardes faire patiemment, ça y est. Il est déjà dans tes filets, il est déjà en train de se confier comme si vous vous connaissiez depuis des années. Encore une fois, t'es à rien de te dire que :
C'est un véritable super-pouvoir.
- Je vous ai contacté à ce moment là. Vous avez reçu un message de moi qui parlait de vos boucles et de la façon dont elle retombe sur votre front. Je trouve ça mignon.
D'habitude, c'est plus facile. D'habitude, t'es derrière un écran et la personne qui se trouve de l'autre côté n'a absolument aucune idée de qui tu es. Cette fois c'est différent, il sait tout et absolument tout. Pourtant, quand il relève les yeux vers toi tu vois cette chaleur dans son regard. Celle qu'il y avait dans le mien quand je lisais des trucs comme ça sur l'écran de mon portable. Ce mélange d'espoir et de reconnaissance, parce que ça fait du bien d'être complimenté comme tu le fais. Ça fait du bien de sentir que l'on compte un peu, que quelqu'un remarque les détails et s'intéresse vraiment à qui on est. Ça fait d'autant plus mal quand tu pars.
Il veut que je continue.
C'est pas pour autant qu'il le faut.
- Après ça je me suis excusée, j'aurais pas dû dire ça. C'était déplacé.
Il doit aimé les filles polies, peut-être les mecs aussi. Il doit aimer les filles pas trop sûres d'elles mais un peu quand même, celles qui prennent des initiatives mais qui s'en veulent après. L'authenticité. T'essaies de garder ce mot là en tête. Il aime celles qui réfléchissent pas trop à leur façon de se comporter, qui laissent parler leurs cœurs, qui sont un peu maladroites. Ce genre de filles. T'as raison, son regard s'anime encore. Tu sais pas trop ce que tu y vois cette fois, tout ce que tu sais c'est qu'il a totalement oublié le dossier.
- Non, ça ne l'est pas. C'est gentil en vérité.
T'en viens à te demander qui manipule qui, si ça se trouve c'est toi l'expérience de ce gars. Si ça se trouve il est en train d'étudier les rouages de ton cerveau malade et compte en écrire un bouquin, qui peut savoir ?
- Vous, vous avez l'air gentil. J'ai lu un des livres mentionnés sur votre profil. Très intéressant. La fin était un peu frustrante cependant.
Il parait surpris mais ça devrait pas, la plupart des gens surestiment grandement la part de mystère qu'ils laissent aux autres. Bien sûr, tout le monde ne devinera pas tout ça puisque la grande majorité se fout complètement de ceux qui les entourent. Toi, tu le sais parce que tu te dois de chercher pour comprendre. Pour saisir ce qui rend chaque personne unique et t'en servir. C'est plus facile en général, les réseaux sociaux laissent tout voir.
- Ah oui ? Vous devez parler de 22/11/63, c'est ça ? Un grand livre mais...
- Quelle fin.
En vérité, tu l'as même pas lu. Tu détestes lire mais y a ce lien qui se crée entre lui et toi, parce que tu lui fais croire que t'es tout ce qu'il a toujours recherché et jamais trouvé. C'est malsain. T'es malsaine. Un jour, tu paieras peut-être.
- Vous êtes plutôt secrète, y a pas grand chose sur le votre. Je ne connais même pas votre vrai prénom.
Arf, la réalité qui s'accroche. Il a raison cependant, il est loin d'être con. Tu mets jamais rien sur ton profil, c'est toujours mieux d'en dire peu. Les gens l'apprennent en te posant des questions, ça cultive le mystère, ça te rend plus intéressante encore. Tout un art. Et puis t'as besoin d'un profil énigmatique pour changer de personnage comme tu le souhaites, évidemment.
- Je m'appelle Mirage. Je sais, mes parents ont voulu faire original. Je suis en train de passer mon doctorat mais je travaille dans une librairie à temps partiel. Vous, c'est Milo c'est ça ?
Là t'as aucun mérite, tu l'as seulement lu sur les papiers. T'es douée c'est vrai mais pas à ce point.
- C'est ça.
Son regard se durcit un peu, tu sais qu'il fait de tout son possible pour garder les pieds sur Terre. En vérité, tu l'as déjà embarqué dans les étoiles, il s'en rendra compte trop tard. Il s'en apercevra quand il pourra pas s'empêcher de penser à toi une fois rentré chez lui et ça sans même connaître ton putain de visage.
- Il y a un silence après votre message, dix minute ou peut-être un peu plus. Vous recevez une notification, je me suis abonnée à votre profil sur Instagram.
- Je n'ai pas Instragram.
Nouveau sourcil levé, décidément ils vont finir super musclés. Allez, t'es presque sûr qu'il a Instagram.
- Même pas pour les vidéos de chats ?
Cette fois, il peut pas s'empêcher de sourire. Il sourit vraiment, comme les gens le font rarement. Tu provoques ce genre de réactions chez les gens, ils deviennent très vite fous de toi parce que tu leur donnes l'impression d'être spécial. Parce que t'es drôle. Parce que t'es gentille. Parce que t'as l'air parfaite, parfaite pour nous. Toi, tu peux pas t'empêcher de le trouver mignon. C'est cool, t'as pas encore perdu toutes tes émotions.
- Si, si c'est vrai. Mais seulement pour les vidéos de chats.
Les réseaux sociaux sont un peu comme toi, c'est pour ça que vous vous entendez si bien. Les gens peuvent construire leur personnage à partir de ce qu'il y a dans leur vie, que ce soit vrai ou non : ils montrent ce qu'ils veulent. C'est pas comme dans la réalité où il y a des choses que l'on ne peut pas cacher, les réseaux sociaux offrent l'opportunité d'être qui l'on veut. C'est addictif, ça permet de fuir le quotidien et y a vraiment des vidéos de chats incroyables. C'est comme ça qu'on se retrouve à gaspiller dix ou douze heures par semaine à trainer chez eux. Ils sont aussi toxiques que toi sauf qu'eux, on peut pas les interner.
- Je le savais. On continue à parler là-bas alors. Je suis pas vraiment à l'aise avec les sites de rencontre et j'ai bien remarqué que vous non plus. C'était une erreur, de toute façon.
Il y a comme un voile qui se dépose brièvement sur ses prunelles avant de s'en aller. Un peu de tristesse vient noircir ses traits, t'as tapé dans le mille pour le romantique. Il veut quelque chose de fort, quelque chose de vrai mais il trouve ça nulle part. Il souffre de son époque et aimerait remonter le temps en sachant parfaitement que c'était pas vraiment mieux avant. Il souffre d'être incompris et de pourchasser constamment un idéal qu'il peut pas atteindre. Il te ressemble un peu, t'es tombée sur la personne parfaite pour ce jeu.
- J'y croyais pourtant. Parfois j'ai seulement l'impression que...
Ça reste bloqué dans sa gorge et ça t'emmerde un peu, il était à rien de relâcher la pression mais il s'est souvenu de qui tu es. Coup d'œil vers sa montre que tu rattrapes au vol, hors de question de le laisser s'échapper.
- Moi aussi.
T'essaies de mettre autant de sincérité dans ton regard que possible, tu sais qu'il est en train de réfléchir. Tu sais qu'il se demande si t'es honnête cette fois et en vérité :
Peut-être un peu.
T'as pas continué sa phrase pourtant, c'est quelque chose que tu fais souvent. Dire quelque chose te concernant plutôt que de forcer les autres à se confier. C'est toujours plus efficace, ça gagne leur confiance au final.
- J'ai l'impression que rien ni personne n'est fait pour moi ici.
Et cette fois, c'est ton cœur qui s'affole pour de vrai. Parce que toi aussi, t'étais comme ça. Gamine paumée qui s'ennuyait en cour et qui avait pas d'amis parce que incomprise, parce que différente, trop intelligente et en même temps trop angoissée pour le montrer. Parce que toi aussi t'as toujours été mise de côté, cataloguée quand tu commençais à raconter de la merde et que les autres l'apprenaient. Ils t'ont tous pris pour la débile du quartier, la détraquée. Personne n'a essayé de piger, personne. Et ça fait toujours mal même après toutes ces années, ça te blesse encore et...
Stop.
Vous vous regardez dans les yeux, longtemps. Ça, c'est pur. Ça, c'est vrai. C'est la connexion de deux âmes qui souffrent en silence et la douleur ça ment jamais. Tu comprends ce qu'il vit, il commence à comprendre qui t'es. Ça y est, il est piégé.
- Il y a toujours quelqu'un fait pour nous, quelque part. Il faut juste du temps pour le trouver.
Tu joues celles qui ont encore espoir mais en vérité, t'en sais rien. Toi, t'as jamais trouvé. Tu penses qu'il y a peut-être quelqu'un pour lui mais que toi, t'es destinée à autre chose qu'une histoire d'amour banale. Tu pourras jamais être satisfaite d'un quotidien normal et au fond tu penses que la plupart des gens le sont pas non plus. Ils finissent seulement par trouver quelqu'un qui leur plait un peu et se persuadent qu'ils sont amoureux. Ils se racontent tout un tas de mensonges pour continuer à vivre et après ils sont déçus et encore après, ils meurent insatisfaits. Toi, tu veux autre chose.
- C'est bientôt fini.
Tu sens qu'il y a des regrets dans sa voix, il aurait aimé que ça dure plus longtemps. Parce que ce qu'il vient de vivre, c'était hors du temps.
- Je sais. À demain alors ?
Il acquiesce, lentement. Pensif. Tu sais pas exactement ce qu'il se trame dans sa tête mais tu paierais cher pour le découvrir. Tu te lèves, c'est l'heure de partir et de retrouver ta chambre (ou peut-être qu'on devrait dire cellule ?) pour tarée. Petit sourire en te détournant, tu fais ça si bien. Trop bien.
- Je vais vous aider.
Tu vas surtout le faire couler.
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