Ça me fera deux familles
La menace s'amenuisait.
La pression s'envolait des épaules des héros.
Un soupir se risqua à fendre l'air comblé d'un silence hébété. Personne n'eut le mauvais goût de s'enquérir de l'auteur de cette expiration.
Les Légendaires avaient vaincu, de la plus impensable des manières. L'ennemi avait été mis hors d'état de nuire et ses fourbes desseins avaient été défaits. Jaguarys et tout Alysia venaient d'être sauvés.
Pour l'heure, le poids des morts, des dizaines et des dizaines de disparus, n'accablaient pas encore les vivants. Ils réalisaient seulement leur statut, le seul fait de ne pas avoir succombé par une tragique ironie du sort. Les membres s'agitaient dans le vide, les cœurs frappaient en cadence leur prison de chairs et d'os.
Ils étaient en vie.
Gryfenfer en prit conscience, l'esprit encore troublé par le combat et par ce qui avait suivi. L'intervention d'Aube et Crépuscule suivie de la sienne le hantait. Son audace aurait pu les mener à la mort, mais puisque c'était là le sort qu'on leur avait réservé, pourquoi ne rien tenter ? Inconsciemment et pour une énième fois, Alysia toute entière devait la vie à ses héros.
Gryfenfer, la gorge nouée par l'émotion, déplaça un regard circulaire sous tout Jaguarys. Cette cité prospère venait d'être saccagée et, pourtant, il ne serait pas là pour superviser les réparations, pour consoler les familles amputées d'un ou plusieurs des leurs. Il se sentait presque lâche, comme s'il laissait volontairement cette tâche à son frère, lui qui s'en voyait incapable. Cet endroit préservé de la barbarie des humains aurait dû lui appartenir et il s'y sentait comme un étranger. Un étranger qui aurait pu s'attacher au berceau de son enfance, se rattacher à des souvenirs que sa fugue lui avait ôtés et même y vivre.
Gryf chassa cette idée de son esprit sitôt l'eut-elle traversée. Quelle folle opinion ! Il n'était pas roi, il avait cessé de l'être il y avait de longues années. Kel-Cha, ce frère que la vie lui avait volé, faisait un bien meilleur monarque. Il regrettait seulement de ne pas avoir pu le connaître, d'avoir laissé les années les séparer de la sorte. Cela lui pesait sur la conscience.
— Anoth ?
Un nom oublié dans lequel il ne se reconnaissait pas. Était-ce parce que le monslave avait fini par enterrer définitivement le prince dans les méandres de l'oubli ? Il l'ignorait, mais il peina à se sentir concerné par l'usage de ce nom. Anoth-Cha aurait dû devenir roi, Anoth-Cha avait depuis longtemps cessé d'être lui.
Kel-Cha posa une main conciliante sur l'épaule frémissante de son jumeau. Aube et Crépuscule venaient tout juste de disparaître et le souverain avait décelé ce malaise chez son frère. Une intuition restée intacte de leur relation d'autrefois. Tout n'était peut-être pas perdu.
Gryf oscillait entre ces deux familles, entre sa responsabilité de Légendaire et son désir, tout aussi puissant, de se créer une existence dans cette cité coupée du monde. La vie lui avait fait don de deux familles, mais il ne pouvait mener qu'une seule vie.
— Je vais bien, dit-il, d'une voix trop rude.
Son frère opina. Il ne le crut pas une seule seconde, mais acquiesça et se déroba. Il lui adressa un sourire qui l'invitait à se confier à lui à n'importe quel instant et Gryf lui en fut reconnaissant.
Jaguarys ne les accueillerait pas éternellement. Les Légendaires finiraient pas vider les lieux, trop avides de nouvelles aventures. Le Jaguarian les suivrait alors avec la rigoureuse impression de trahir les siens. La cité avait souffert de la folie de Skroa et il ne verrait pas cicatriser ses plaies. En cet instant se mêlait la joie d'avoir vaincu et la peine de devoir quitter le bonheur de renouer avec sa toute première famille.
Bientôt, une nouvelle urgence, une nouvelle mission, sûrement la plus ignoble de toutes, s'inviterait et occulterait ces faibles pensées. Kel-Cha disparaîtrait de sa mémoire, cette fois encore, ses priorités se trouveraient ailleurs, bien loin du berceau de ses jeunes années.
Gryf repoussa loin de lui ces amères réflexions. Son frère donnerait une fête dans l'intimité de son palais, un dernier répit avant d'affronter les dégâts causés par Skroa et sa fille. L'occasion aussi des au revoir. Son frère préférait ne pas y songer, retarder l'échéance jusqu'à l'instant où il faudrait prononcer les adieux et les sentir peser sur son cœur. Il enfouit tout cela dans les tréfonds de son être et sourit. Il accompagna ses amis dans des réjouissances aux notes plus tristes. Les esprits n'étaient pas sereins.
— Allez, reste pas planter là ! lança Danaël, ce sourire bien à lui au creux des lèvres, subtil mélange de joie simple et de peine contenue. On a une victoire à fêter.
Une bien faible victoire. Les victoires étaient pourtant rarement dépourvues de pertes, il ne l'ignorait pas. Il aurait préféré toutefois.
Gryf profita, le temps de cette journée déjà sacrifiée sur l'autel de la peur, du malheur et de la mort, des derniers effluves intacts. Il savoura la délicate et délicieuse illusion d'appartenir à deux camps, à deux familles.
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