Promise et insoumise
Enfermée dans sa chambre, Jadina était blottie sous sa couverture avec le désir impérieux de ne plus jamais mettre le nez dehors. Elle avait renvoyé toutes les bonnes et serviteurs, même les valets. Elle avait même ordonné au professeur Vangelis de ne pas s'approcher de ses quartiers, tempêtant contre sa mère qui, une fois de plus, avait refusé de comprendre son chagrin.
Oui, bel et bien un chagrin. Jadina avait épuisé son stock de larmes et se contentait désormais de serrer l'étau de tissus autour d'elle. L'enveloppe formait comme un cocon protecteur, un cocon qui la préservait des atteintes du monde extérieur.
La jeune princesse n'était pas dupe au point de croire son refuge éternel. Au mieux, elle gagnerait quelques heures de répit, après quoi sa mère ordonnerait aux serruriers de forcer la porte. Elle aurait droit à un sermon, à des remontrances glaciales sur son rang et sur son comportement inacceptable.
Âgée de douze brèves années, Jadina en avait entendu, des discours interminables au sujet de la conduite à adopter. Elle devait être ni trop transparente, ni trop affirmée, elle devait trouver le juste milieu entre son caractère encore indompté et la docilité de bien des servants. C'était le lot d'une future reine, et Adeyrid n'avait de cesse de le lui rappeler.
L'enfant, affublée de ses pensées grossières, les pieds ancrés sur ses positions, se noyait dans l'océan de ses reproches. Elle en voulait à Alysia tout entière sans demi-mesure, avec l'entièreté des petites filles de son âge. Elle voulait tout, héritant cela de son titre de princesse, et avait le net sentiment de n'avoir rien. Rien d'important en tout cas. Elle se fichait des poupées dont on la gâtait à toute période de l'année, des mets délicieux qui comblaient sa table, déjeuner comme soupée. Elle espérait seulement récolter l'attention et la fierté de sa mère et la chance de décider de son avenir, de ne plus en être la simple spectatrice.
Ce jour-là, alors qu'Adeyrid sortait d'une réunion importante, elle avait intercepté sa fille, mettant un terme à ses jeux pour lui tenir une conversation d'importance. Le ton grave que la reine avait emprunté n'avait pas manqué d'alerté la jeune princesse. Sa génitrice lui avait alors annoncé la venue prochaine d'Halan.
Halan. Prince Halan. Halan de Sabledoray.
Un garçon qu'elle avait connu très tôt et qu'il lui avait fallu accepter sous la pression des obligations auxquelles elle était soumise. Cela aussi, sa mère lui avait appris très tôt : les obligations, le devoir, la nécessité à laquelle elle était entravée. Halan représentait l'une d'elles, sans doute l'une des plus encombrantes. Il avait été, dès leur naissance, fiancés !
Fiancés. Ce terme compliqué dont Jadina, au tout début, ne comprenait pas le sens. Un mot que les adultes emploient avec une mine grave, ou une mine réjouit. Que signifiait-il à ses yeux d'enfant ? Encore un de ces usages dont elle ne comprenait rien, voilà tout ! Puis, au fil des années, des rencontres, des leçons, la princesse avait compris ce que pouvait bien dire « fiancés » et, surtout, les contraintes qu'il l'accompagnait.
Jadina, le nez plongé dans sa couverture, étouffant à moitié, le visage barbouillé de larmes et les cheveux en bataille, emmêlés jusque dans ses yeux et dans sa bouche, avait envie de vomir. La nausée lui était venue à la suite de cette conversation et elle avait d'abord cru à un mal passager, de ceux qu'elle contracte tous les ans à la même période. La jeune fille avait pensé à alerter le professeur Vangelis avant de comprendre d'où lui venait ce sentiment de vertige. Elle était malade de cette idée, du principe de mariage, de ce mariage dont elle ne voulait pas.
Elle aimait bien Halan. Il était un camarade de jeu un peu agaçant avec ses grands airs et sa supposée supériorités qu'il tentait en vain de prouver. Son caractère bien trempé qui entraînait bien souvent des disputes lorsque Jadina et lui étaient réunis pendant plus que quelques heures.
L'amour-vache, voilà le terme, aussi vulgaire soit-il, qu'il définissait le mieux leur relation et ses éclats. Elle l'appréciait comme un ami forcé, comme le garçon qu'elle avait appris à tolérer par la force des choses et qu'elle avait même fini par aimer sincèrement. Aimer d'amitié, comme elle s'efforçait à préciser, détestant l'impression de se justifier. Elle avait alors cru que le mot « fiancés » signifiait une amitié semblable à celle qu'elle entretenait avec le jeune prince. Il n'en était rien et Adeyrid avait rapidement effacé le malentendu.
Elle lui avait ordonné de se montrer digne de son rang lors du séjour d'Halan et de prendre consciente qu'elle serait, d'ici quelques courtes années, son épouse et reine de Sabledoray. Le monde de Jadina s'était alors écroulé alors qu'Adeyrid lui donnait chacune de ses recommandations, inconsciente de la tourmente qu'elle provoquait. Finalement, incapable d'en supporter davantage, la princesse avait faussé compagnie à sa mère. Par-dessus les hurlements de cette dernière, Jadina avait crié, plus fort encore, de ne pas la déranger. Un caprice sans doute, le caprice d'un cœur brisé et d'un destin qui venait de prendre un tout autre tournant. Bientôt, être la fiancée d'Halan ne serait plus simplement un titre de plus, un mot auquel elle portait un sens vague et une attention peu caractéristique, ce serait son fléau. Un châtiment pour une bêtise qu'elle n'avait jamais commise.
Elle détesta le jeune prince aussi fort qu'elle le put, ses oreilles pleines des échos de ses propres cris :
— Je ne veux plus vous voir ! Je ne veux plus voir personne !
— Jadina, nous n'en avons pas fini, reviens immédiatement !
Et puis, la voix de plus en plus faible, perdue dans l'écho, d'Adeyrid. Cette femme qui était, sans conteste, plus reine que mère. En fait, Jadina ne la connaissait pas autrement que sous ce visage, comme si elle était née reine, née pour régner, née avec le spectre dans la main, clamant un de ses fameux discours qui coupaient le souffle à l'assemblée de ses conseillers. La princesse frissonna. Elle ne s'en sentait pas capable.
Elle ne voulait pas occuper la place de sa génitrice. Elle ne tenait pas à régner sur tout Orchidia alors que tous enviaient sa place, désiraient le trône qui lui revenait de droit. Ces vautours salivaient devant le pouvoir qu'elle détiendrait bientôt alors que la jeune fille ne voyait en ce symbole qu'une condamnation.
Non, Jadina désirait autre chose. Elle voulait traverser Alysia aux côtés de compagnons braves et sans-peur. Elle voulait faire fuir des méchants sorciers, des affreuses créatures devant sa puissante et devant son courage. Au milieu de sa vie brisée, manipulée par d'autres, elle s'imaginait héroïne. Son imagination débordante avait déjà construit le scénario parfait, le scénario implacable de la vie parfaite à laquelle elle aspirait : elle finirait célèbre pour ses exploits et un preux chevalier lui demanderait sa main devant un couché de soleil romantique. Elle en frissonnait d'excitation, l'illusion de ses songes prenant une tournure presque trop réelle. La princesse aurait aimé s'y perdre jusqu'à abandonner cette vie dont elle ne voulait pas.
Peut-être était-elle égoïste, capricieuse ou bien insupportable. Elle était trop jeune pour rassembler le recul nécessaire à un tel constat. Cela lui était même bien égal, tous ces reproches l'atteignaient déjà suffisamment pour qu'elle n'en dresse pas une liste plus personnelle. Le rêve, ce monde onirique et merveilleux, représentait son seul échappatoire. La vie de princesse, elle n'en voulait plus !
Alors que le crépuscule s'éprenait d'Orchidia, dessinant des nuances criardes dans le ciel juste derrière la silhouette imposante de l'arbre de Gaméra, Jadina pensa pour la première fois à véritablement quitter le château. Elle n'aurait qu'à rassembler quelques affaires, une belle bourse de kishus qui lui permettrait de quitter la cité aux côtés d'un guide aux multiples qualités, et sa mère abandonnerait ses recherches bien vite. Dans son cerveau d'enfant, tout semblait si facile !
Mais jamais elle ne mit son plan à exécution, aussi parfait soit-il à ses yeux. Les muscles paralysés, la gorge nouée par des sanglots secs, elle s'imagina alors son destin. Elle s'imagina marié à ce prince et dessina avec une précision macabre son quotidien. Des convenances, encore des convenances ! Elle vit sa mère dans le reflet fade et sans savoir et elle refusa catégoriquement d'être son image, son double parfait.
Jadina ferma les yeux. Déjà, on toquait à sa porte, on se précipitait, soucieux du confort de la princesse adorée :
— Princesse ? Princesse Jadina ! Répondez, je vous en prie.
Les mains pressées sur ses oreilles ne suffisaient pas, elle entendait les paroles des valets. Adeyrid ne lui avait pas fait l'honneur de se déplacer et sa fille en était presque soulagée. Elle aurait voulu leur hurler de partir, de la laisser seule encore un peu, mais aucun son ne franchit le seuil de ses lèvres. Elle savait qu'aucun ne s'inquiétait vraiment, considérant ce comportement comme celui d'une enfant gâtée. Un caprice, rien de plus.
Peut-être qu'elle parviendrait à attirer l'attention autour d'elle si elle ne donnait aucun signe de vie jusqu'au lendemain. Peut-être même qu'Adeyrid se déplacerait, inquiète de n'avoir aucune nouvelle de sa fille chérie. L'idée effleura Jadina et, l'espace d'un instant, elle la crut bonne. Après que sa mère l'ait délivré, elles passeraient un moment ensemble. Elle profiterait de la chaleur maternelle, d'un mot tendre glissé à son oreille. Le cœur de la princesse se gorgea d'espoir.
Mais elle renonça comme à sa tentative d'évasion. Elle décida pourtant de ne pas accepter ce mariage, de ne rien laisser couler, de se dresser contre chaque choix que la reine lui imposerait. Il s'agissait de sa manière à elle de rédiger. En parallèle, elle travaillerait dur dans l'espoir de la rendre fière, aussi paradoxale cela puisse être. Dans l'intimité trompeuse de sa chambre, blottie dans sa couverture de soie, elle prenait cette résolution encore bancale.
La princesse Jadina, promise et insoumise, forgeait un nouveau pan de son caractère. De cette personnalité légendaire qui ferait plus tard l'héroïne qu'elle idéalisait dans son refuge onirique. Elle sécherait alors ses larmes pour affronter les épreuves et embrasser sa nébuleuse destinée.
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