Obsession coupable
Les bras de Saryn débordaient de son armure tandis que la jeune femme tentait de se dépêtrer de sa robe. Le poids de celle-ci équivalait presque à l'attirail de tout soldat. Si quiconque lui avait un jour dit qu'elle essayerait une robe de mariée aussi somptueuse que la merveille de drapés qui couvraient son corps, Saryn lui aurait sans doute ri au nez. Elle s'apprêtait à s'enfoncer dans la nuit avec le courage des guerriers, sans frémir aux bruissements souverains des feuilles qui semblaient renfermer mille dangers, une voix féminine la retint :
— Saryn ! Une dernière chose...
L'intéressée se retourna lentement, comme si elle espérait quelque chose de cette prise de paroles. Les lèvres entrouvertes sur un souffle irrégulier, le filet de sueur qui redessinait le tracé de son échine se glaçait sous la brise fraîche de la nuit. Elle rencontra les yeux de la princesse, deux orbes émeraude qui, même dans la pénombre, captivaient la lumière. Deux joyaux bruts que Saryn acceptait à grand peine de soutenir.
— Je suis vraiment contente de t'avoir rencontrée ! Je crois que c'est le début d'une belle amitié.
Sans éprouver la moindre hésitation malgré l'émoi grandissant que suscitait ces quelques paroles, Saryn se reprit :
— Moi aussi, princesse ! Moi aussi !
Et elle avait une profonde envie d'y croire, en cette amitié. Pour quelle raison ? Elle avait été la première à la qualifier de princesse d'apparats hautaine et insupportable. Saryn se demanda si son trouble était l'écho de l'effondrement de ses illusions. Il aurait sans doute été préférable de croire en cette femme prétendument mauvaise, gâtée, superficielle à souhait. Jadina l'était sans doute, mais elle était surtout tellement plus que cela. Saryn s'était extirpée de sa tente royale avec la certitude d'avoir mal jugée cette femme. Elles vivaient dans un monde gouverné par les hommes, un monde qui les considérait comme des poupées précieuses, des jouets d'un luxe infini, mais qu'il suffirait de jeter aux ordures après usage. Saryn se sentait honteuse de s'être prêtée aux jeux des apparences et de ne pas avoir su voir au-delà
Elle s'enfonça dans la végétation luxuriante jusqu'à atteindre une clairière baignée d'une agréable clarté. Elle ôta la robe sans pudeur déplacée, sans gestes lascifs, avec seulement l'aisance de l'habitude. Son corps frissonna dans la nuit et elle se hâta d'enfiler sa tunique et son armure. Une émotion contradictoire s'offrit à elle et la jeune femme s'immobilisa, comme si elle craignait de la voir disparaître. Un savant mélange entre le soulagement de retrouver la tenue digne du soldat qu'elle était et une déception infime. Elle avait aimé s'imaginer dans la peau de Jadina. Elle s'était imaginé la cérémonie de mariage, les noces, la nuit qui suivrait les réjouissances... Surtout, le visage d'homme n'avait pas pris l'apparence d'Halan ou même les traits familiers et chéris de Danaël. Le visage s'était enveloppé d'une douceur délicate, sensuelle.
La princesse Jadina.
Saryn regagna sa tente à grandes enjambées, mais rien, pas même le rythme effréné de son cœur, ne saurait arrêter l'obsession de cette pensée.
***
Saryn fut tirée de ses songes par un bruissement infime à ses côtés. Elle avait le sommeil léger, en particulier lorsqu'une mission se présentait. Alors qu'elle occupait cette tente avec son père, celui-ci ayant catégoriquement refusé qu'elle la partage avec d'autres hommes. Des rustres, selon l'humble avis paternel.
Jadina sourit devant la mine ahurie de son interlocutrice. Assise sur la modeste chaise en bois qui peinait à supporter le poids d'Alghar, elle ne semblait absolument pas à sa place dans ce décor lavé de toute minauderie, de tout sens esthétique. Deux univers s'entrechoquaient et la princesse ne semblait pas en tenir rigueur, d'humeur visiblement légère. Elle chantonnait une comptine que Saryn ne reconnut pas.
— Princesse ?
— Enfin te voilà éveillée ! Pour peu, le convoi aurait repris sa route pour l'après-midi.
— Le convoi... murmura Saryn, la bouche pâteuse et à peine consciente du spectacle pitoyable qu'elle offrait. Quelle heure est-il ?
— D'après l'agitation qu'il y a là-dehors, je dirais... neuf heure.
Saryn se redressa d'un bond malgré les protestations de son corps endormi. Neuf heure ! Neuf heure et personne ne l'avait prévenu ! Comment était-il possible que son père ne l'ait pas tirée de son sommeil à l'aurore ?
— Vous sembliez épuisée, j'ai pensé qu'un peu de sommeil supplémentaire ne serait pas déplaisant, avança Jadina, amusée par la précipitation soudaine de l'autre.
— On ne voyage pas tous dans un confort digne d'une...
— Digne de quoi ? D'une princesse ?
Saryn avait jailli des draps sans pudeur pour le fin vêtement qui couvrait à peine ses courbes. Ces mêmes rondeurs féminines qui lui avaient valu des commentaires peu recherchés sur une sensualité qu'elle taisait depuis le plus jeune âge. Elle s'immobilisa en plein mouvement, alors qu'elle tâchait de revêtir son armure laissée en désordre au pied du lit malgré les réprimandes de son père.
— Comment se fait-il que personne ne m'ait réveillé ? Le convoi est immobilisé ? Nous devrions être partis depuis des heures déjà !
— J'avais envie d'une nuit digne de ce nom et, après tout, mon cher fiancé se languira bien de ma venue quelques heures de plus, qu'en dites-vous ?
— Vous avez retardé le convoi sous l'impulsion d'un... d'un simple...
Elle ravala le terme déplaisant qui lui vint à l'esprit, aussi juste soit-il. Un caprice et Jadina ne semblait pas s'en cacher. Là où Saryn arborait un visage défait par le sommeil, des cheveux qui refusaient tout autorité, la princesse faisait figure de coquetterie. Apprêtée, parfumée, elle était aussi parée pour une réception que pour un dîner mondain, tout autant que pour le voyage qu'ils s'apprêtaient à poursuivre. Jadina ne semblait pas s'inquiéter des dizaines d'hommes qui attendaient l'ordre de départ et elle ne témoignait d'aucune envie de presser l'allure. Son sourire satisfait en était la parfaite illustration.
— Avouez que mon initiative ne vous déplaît pas... souffla-t-elle, haussant un sourcil qui parut aussi provocateur que sensuel.
— Je me demande surtout comment vous avez fait pour convaincre mon père de vous laisser entrer dans cette tente.
— Un père un peu trop protecteur, n'est-ce pas ?
Jadina possédait cet accent chantant, moins exotique que celui de Sabledoray, qui rendait chaque parole douce-amère. Saryn n'était plus certaine de pouvoir y résister.
La princesse n'aurait pas pu se trouver plus proche de la réalité. Alghar avait été un père absent et il surprotégeait désormais sa fille à défaut de pouvoir l'écarter des champs de bataille. Ce sujet avait été au cœur de bien des disputes familiales. Son père portait une attention toute particulière à la gente masculine qu'il jugeait indigne de sa seule enfant.
— Il semblerait que ton père ne me considère pas comme une... menace.
— Vous êtes la princesse que nous sommes chargés de protéger, sauf votre respect, il n'est pas étonnant que mon père ne vous voie pas comme un élément dangereux.
— Détrompe-toi !
D'un mouvement vif, le bec du bâton-aigle s'accrocha au-tissu de la tunique que Saryn tâchait de boutonner convenablement. Celle-ci s'immobilisa brusquement avant de déceler la lueur moqueuse, badine, dans le regard de Jadina. Elle était belle et bien devenue le nouveau passe-temps de la princesse et elle n'eut pas à cœur de s'en plaindre.
— Impressionnant.
D'une torsion de bras, elle attrapa le bâton et dévia sa trajectoire jusqu'à le voir heurter la toile de la tente au-dessus de leurs têtes. Un sourire satisfait ourla les lèvres de Saryn et Jadina hocha la tête. Si elle était vexée de s'être fait prendre à son propre jeu, elle n'en montra rien. La jeune femme se trouvait dans les modestes appartements de celle qu'elle avait choisi pour cible et elle disposait de suffisamment d'angles d'attaque pour ne pas s'offusquer d'un premier échec. Cela lui signifiait seulement qu'il était désormais tant d'accéder à une étape supérieure de son plan élaboré au cours de la nuit.
— Lorsque je disais que ton père ne me considérait pas comme une menace, je ne pensais pas précisément à celle que tu penses.
— Quelle autre menace pourriez-vous représenter ? l'interrogea Saryn, sans cesser de se revêtir, pressée par l'agitation croissante qui s'élevait de l'extérieur.
— Tu ne devines pas ?
Elle arqua un sourcil subjectif et se redressa pour de bon. Elle semblait nettement moins insignifiante ainsi et, pour la première fois, Saryn se surprit à la considérer comme une menace. Une menace réelle qui s'épanouissait dans une mesure qu'elle ne maîtrisait pas. Son sang-froid de guerrière fut durement ébranlé.
— Nous devrions nous presser, ânonna-t-elle, les autres attendent et nous ne pouvons pas retarder notre départ plus que nécessaire.
Une débâcle de mots qui la précipita dans la tourmente. Ses joues s'enflammèrent et même ses longues mèches châtaines ne surent pas masquer cette faiblesse. Elle était capable de tenir tête à tous les Faucons d'Argent qui avaient le culot de la sous-estimer et elle se voyait inapte à ne pas ployer sous le poids de cette conversation.
— Ils attendront bien quelques minutes de plus. Ils patienteront autant de temps que je le voudrais.
Saryn sentit ses dents crisser les unes contre les autres. Ces caprices, cette volonté souveraine, tout cela l'agaçait prodigieusement et Jadina paraissait surtout s'amuser du contrôle absolu dont elle jouissait sur la discussion. Elle était désormais proche, terriblement proche, ce sourire sensuel toujours déployé au creux de ses lèvres. Elle effectua un pas de plus, laissa tout le loisir à Saryn de s'éloigner si elle le désirait, et fit courir son doigt le long de la mâchoire anguleuse de la combattante.
— Que faites-vous ?
— Tu es une femme fascinante et ce... pervers de blondinet ne te mérite pas.
— Danaël est...
— Un de ces hommes à l'orgueil déplacé que j'ai blessé. Je ne m'en excuserai pas.
Le ton s'était fait plus sec que prévu, mais la main de Jadina atteignit la frontière de ses mèches indomptables. Elle les découvrit légères sous la pulpe de son doigt et força sa caresse longuement, avec une lenteur qu'elle savait insupportable.
— Princesse...
— Ne joue pas les effarouchés, ton blondinet n'en saura rien tout comme mon fiancé se complait dans l'idée que je voue mes jours et mes nuits à son humble cause.
Le regard de Jadina gagna en intensité et l'atmosphère déjà électrique en devint presque étouffante. Le cœur de Saryn martelait sa cage thoracique au point où elle craignait que l'organe ne s'extirpe de sa prison d'os et de chair. La chaleur qui la balaya n'était pas désagréable, elle soufflait des picotements dans le bout de ses doigts et sur le chemin emprunté par ceux de Jadina. Le toucher était subtil, discret, jamais obscène et toujours délicat. Comme une invitation, une promesse. Saryn ne songeait pas alors au destin tortueux qu'elles ne partageraient jamais et, sans penser à sa propre fin, elle se trouvait prisonnière de l'instant et de ses actes spontanés.
Saryn cueillit la main et la posa contre sa joue dans une caresse réelle, dans un contact qui ne pourrait pas être rêvé. Jadina parut se satisfaire de cette réponse. Elle se pencha pour voler l'impensable, un baiser sur la bouche entrouverte de Saryn. Une perle de nacre déposée à la surface de son être, un effleurement qui enflamma les sens de la jeune femme. Une seconde invitation à laquelle cette dernière répondit. Elle embrassa la princesse et y mit bien plus de cœur qu'à l'occasion du baiser de façade qu'elle avait donné à Danaël. Un baiser enflammé, passionné, qui ne connaîtrait pas d'autre aboutissement.
Lorsque Jadina s'écarta, les paupières mi-closes, elle déposa ses lèvres contre la joue de Saryn pour y souffler un baiser. De quoi calmer l'engouement de leur geste fou. Elles savaient toutes deux que l'attirance qu'elles partageaient ne connaîtrait aucune issue et cela avait contribué à rendre leur étreinte plus exquise encore.
Jadina sourit tandis que l'autre frémissait encore de la brûlure de leur contact. Une frénésie qui ne s'évanouirait de sitôt et qui se consumait, au creux de son estomac. Jadina tourna les talons, consciente d'avoir apposée sa marque indélébile et d'en sortir qu'à demi-satisfaite. Malgré tout, elle se retourna pour lâcher, les joues encore empourprée et les yeux plus brillants que jamais, pour tout adieu :
— Eh bien, qu'attends-tu ? Le convoi est prêt au départ, Saryn.
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