Les ombres danseraient

Une ombre dans le palais.

Une ombre joyeuse.

Une ombre en peine.

Une ombre dans le palais.

Halan se ressassait ces mots sur une vieille mélodie d'enfant. Une comptine entraînante qui lui aurait volontiers insufflé l'envie de danser.

Un air simple et doux et le prince s'en moquait gracieusement. Des paroles tristes, un air léger. Il y percevait une ironie sourde, mais vraie. Lui avait autant envie de danser que de pleurer.

La journée touchait à sa fin, mais on n'en finissait plus de le quérir.

— Prince ! Prince, nous n'avons pas encore...

— Je vous laisse le soin de choisir la couleur de la nappe de la prochaine réception. J'espère que cette... responsabilité ne sera pas trop écrasante.

Un ton venimeux, un brin provocateur. Il avait déjà tourné les talons. Le palais de Sabledoray était d'une finesse rare, mais les personnes qui hantaient ses murs suffisaient à ternir cette beauté volontaire. Le château, dans sa structure comme dans son ameublement, avait subi peu de modifications. Au cœur de ces murs, lorsque le monde se taisait, Halan redevenait l'enfant insouciant, aussi égoïste qu'il l'était encore, qui courait dans les couloirs, dérobait une sucrerie aux cuisinières sous leurs protestations, désobéissait, mais était toujours pardonné.

Halan se rappelait de cet enfant et il l'enviait.

Il l'enviait parce qu'il savait que cet enfant, cette insouciance, n'existait plus.

Il aurait envie de courir à nouveau, de danser pour lui seul, de rire aux éclats, mais le poids de l'existence avait changé. Ce n'était pas juste une gêne isolée, mais un fardeau quotidien. Cela n'avait rien à voir avec les responsabilités, bien qu'Halan s'en serait bien passé, ni même au devoir.

Halan avait peut-être vingt ans, peut-être cinq de plus. Il se sentait l'âme d'un enfant, les envies d'un homme, et le corps, entrave écœurante, d'un vieillard.

Non, ce fardeau, il en était le seul responsable.

Il était l'une de ces âmes éperdues qui ne vivaient que pour elles. Une de ces âmes orphelines qui cherchaient à se contenter, jamais pleinement satisfait, jamais pleinement rassasié. Il avait goûté tous les vins, goûté toutes les chairs, tous les plats, tous les plaisirs. Il avait vécu, il avait abusé de son statut, de son autorité, de tout ce dont il disposait.

Il possédait tout. Chaque caprice pouvait être contenté, chaque volonté pouvait être assouvie. Il aurait pu embrasser le bonheur et s'y complaire, en bon égoïste, en prince qui ne devait rien à personne sinon sa présence bienfaitrice.

Mais Halan n'était pas heureux.

Il ignorait la raison de cet état, de cette errance perpétuelle. Le palais était devenu sa prison et il n'était qu'un lion en cage. Un prince d'apparats, un bijou distingué que la famille royale aimait porter. Peut-être était-ce la faute de Jadina, qui avait si honteusement refusé ses avances et qui avait osé l'humilier en refusant le mariage de la plus outrageante des manières. Peut-être était-ce la faute de ce monde dont il serait l'esclave. Il n'était pas considérable que ce soit de sa faute, Halan s'y refusait.

— Prince !

Halan n'avait effectué que quelques pas et ses talons claquèrent contre le parquet lustré.

— Mes instructions manquaient de clarté ? Mon temps est compté et je suis attendu ailleurs. Si vous êtes incapable de vous occuper de détails aussi insignifiants que la couleur de la nappe ou ce que le plat servira en guise d'accompagnement, nous attribuerons cette lourde tâche à d'autres ! Veuillez m'épargner votre incompétence !

Pourquoi tant de méchanceté ? Halan ne s'était jamais posé la question. Cela ne le soulageait pas, cela ne lui permettait pas d'exister davantage ou d'apaiser un chagrin dont il ne connaissait ni la nature ni la source. Il s'agissait sans doute de ses jeux cruels, de ses amusements sordides.

La misérable employée à la tâche ingrate de préparer les festivités abdiqua. Elle n'avait pas d'autres choix.

Autour d'Halan, le décor tangua, se brouilla, comme englouti par les ombres.

Les ombres du palais.

Ses propres ombres.

Halan fut rattrapé par cette même vision. Par celle d'un enfant qui danserait entre les murs colorés, entre les nuances chatoyantes et dans de grands rires.

Cette vision fut brève, à la fois plaisante et désagréable. Plaisante parce qu'elle était foncièrement belle, désagréable parce qu'elle n'était pas réelle.

Halan était seul, seul dans ce palais. Seul et il n'y avait pas de couleurs, pas de danse, pas de rire.

— Prince.

Pas encore !

L'intéressé abandonna sa réflexion pour fuir, purement et simplement. Il ne se sentait pas capable, ce soir, de jouer au jeu du parfait prince. Il aimait se moquer, il aimait railler, il aimait humilier, mais il se sentait trop proche de l'enfant et de son ombre pour s'y risquer.

Il se sentait d'une humeur trop faible, trop lâche, trop mélancolique.

— Mon prince !

Halan s'immobilisa brusquement. Parmi toutes les autres ombres qui rongeaient le palais, aucune ne possédait vraiment de visages. Ils étaient des figurants dans une vaste de pièce, des figures anonymes qui ne servaient que l'intrigue. Il fallait pourtant qu'il rencontrât le seul visage qu'il estimait vraiment.

Sa seule véritable faiblesse.

Son unique faille.

Son plus grand secret.

Lentement, comme si chaque geste était insoutenable, Halan se retourna. Il avait retenu sa respiration. Peut-être craignait-il que le visage de cet homme lui apparaisse différemment. Lui aussi rongé par les ombres, par les artifices, par le mensonge et par l'hypocrisie.

L'homme qui se dressait face à lui avait le souffle court d'avoir tenté de le rattraper. Surtout, il avait un visage, des traits intacts et qu'Halan n'avait jamais cessé de trouver beau depuis l'enfance. Depuis aussi loin qu'il se souvienne.

— Que veux-tu ?

— Tu m'as attendu.

— Tu m'as appelé.

— J'ai croisé une de celles qui s'occupent des préparatifs, tu n'as pas eu cette délicatesse avec elle.

Parce qu'elle n'était pas lui.

Cette réponse, Halan se garda bien de la donner. Il était de ceux qui camouflaient leurs faiblesses sous un masque de mépris et qui s'acharnaient à enfouir ce qu'il y avait de meilleur en eux. Une mauvaise habitude à laquelle Halan ne dérogeait pas.

— Tu comptes être mon moralisateur ?

— Non.

— Tant mieux, parce que je n'ai pas besoin d'un énième rabat-joie sur le dos !

— Quelque chose ne va pas.

L'homme était prévenant et d'une douceur caressante. Bien loin de l'attitude séductrice, presque prédatrice, dont pouvait faire preuve Halan dans l'intimité. Lui se paraît d'une douceur bien des hommes prêtaient aux femmes. Le prince ne le trouvait pas moins masculin à se découvrir ainsi, pas moins viril et pas moins désirable non plus. Il préférait mourir plutôt que de l'avouer, mais cette pensée avait souvent tourné à l'obsession.

L'homme l'observait au travers du voile de ses cils sombres. D'où il se trouvait, Halan apercevait l'ombre attirante de ses paupières, la rondeur de ses joues, la tendresse de ses lèvres pleines. Il le reluquait à son tour, sans pudeur, sans se préoccuper de ce que pouvait bien signifier un tel regard. Il ne s'agissait pas d'un œil de prince, de supérieur ou encore d'ami.

Cet œil-là, ce regard qui exigeait, qui déshabillait, était celui d'un amant.

En un regard, Halan aurait pu se trahir, mais il se découvrit immédiatement sur la défensive :

— Cesse de deviner ce que je pense. Contente-toi de mes gestes et de mes paroles, ils font offices de loi.

— Je ne suis que ton serviteur, prince, tu le sais.

— Tâche de t'en souvenir.

Halan ne vit pas la peine dans son regard. Il ne vit pas la déchirure. Cet homme y était habitué et il savait ce qu'il risquait au contact du prince. En acceptant sa place à ses côtés, en acceptant d'être ce qu'il représente aujourd'hui, il avait aussi accepté de souffrir.

De souffrir pour lui, de souffrir surtout par sa faute.

Aussi ne broncha-t-il pas.

Il avança d'un pas hésitant, avec cette maladresse qui lui donnait des airs d'enfant. Des airs d'enfant prisonnier dans un corps d'homme. Il y avait fort à parier qu'Halan aimait ce paradoxe et qu'il se reconnaissait dans ce reflet. Halan était le vice, lui était l'innocence. Une toile vierge qu'Halan saturait des couleurs qu'il ne voyait plus. Chaque fois, il se présentait au prince comme s'il n'avait jamais été souillé, comme si nul ne l'avait jamais touché.

Il était les rires d'enfant.

Les danses.

Les couleurs.

L'insouciance, les jeux, la tendresse.

Un souvenir bien vivant, qui n'apporterait jamais à Halan la satisfaction qu'il recherchait si avidement, mais qui lui permettait au moins de vivre. De ne pas devenir l'homme ignoble que son amant apercevait parfois et qui lui faisait peur, si peur.

L'espace d'un instant, il crut qu'Halan allait le repousser, lui cracher son venin au visage et l'abandonner là, au beau milieu du couloir. Les grandes fenêtres laissaient entrevoir la splendeur du crépuscule et, dans ces lueurs mouvantes, le prince ne dit rien. Il se laissa approcher, contempler, apprivoiser. Chaque fois qu'Halan lui ordonnait de l'attendre dans ses quartiers royaux, le processus était identique. Il fallait apprivoiser Halan. Le prince ne manquait pas de jugeote, d'initiatives, il était un amant d'exception et capable de combler chaque envie. Celui qui jouait le rôle de favori dans l'ombre ne voulait pas de cet homme-là, de cet amant détaché qui considérait l'amour comme une conquête et la satisfaction de celles-ci comme ses trophées.

Car cet amant-là n'était ni un trophée ni une conquête.

Mais sa rédemption.

Alors, l'homme retirait chaque arrogance, chaque vice, chaque prétention. Chaque rôle, chaque obligation, chaque responsabilité. Jusqu'à ce qu'il soit nu, véritablement nu, de corps et d'esprit. C'était presque un rituel, un rite qui n'appartenait qu'à eux et qui sauvait Halan, nuit après nuit.

Son amant approcha jusqu'à franchir la frontière du raisonnable. Ils étaient en public, n'importe qui aurait pu les surprendre, mais il lui fallait savoir, en avoir le cœur net. L'homme vit alors, dans l'ombre grandissante des prunelles d'Halan, la preuve qui lui manquait.

Quelque chose n'allait pas.

De quel gouffre le prince s'était-il approché ? Il jouait les équilibristes au-dessus du vide et son amant ne faisait que retarder le jour où il y sombrerait. Cela lui convenait.

Sa main atteignit le visage d'Halan et, du dos des doigts, effleura la mâchoire jusqu'à la joue pour s'y ancrer. Un contact doux, tendre, éternellement et résolument amoureux. Le prince sentait le souffle brûlant de l'autre contre ses lèvres et cela résonna comme un appel, comme une invitation. La bouche sèche, il parvint tout juste à articuler :

— Ce soir.

Intrigué, un brin surpris, l'homme recula d'un pas. Était-il conscient du pouvoir qu'il exerçait sur le prince ? De ce pouvoir réciproque, cette capacité à se détruire, à se reconstruire, à se sauver et à se condamner ? Il l'aimait plus qu'Halan ne l'aimait, mais Halan se révélait incapable de ne pas sombre sans sa présence. Il lui était indispensable et, là encore, cela lui convenait.

— Ce soir, attends-moi dans mes appartements.

— J'ai un empêchement, ce soir.

— Je m'en moque, annule.

— Je ne peux pas.

Halan eut un mouvement d'humeur, à la manière d'un enfant contrarié dans ses positions et proche d'entamer un caprice monumental.

— Je viendrai.

Son amant avait cédé comme il lui cédait toujours. Halan était trop fort pour lui, malgré ses faiblesses, malgré toutes les ombres dont il ne serait jamais débarrassé. L'homme ne l'avait pas fait par dépit, parce qu'il savait que le prince n'aurait pas tardé à lui en donner l'ordre. Non, il avait abdiqué devant l'héritier parce qu'il en brûlait d'envie et que cette fièvre était réciproque.

Halan était un passionné, un être destiné à se consumer, et ils brûleraient ensemble. Quoi qu'il advienne.

Halan eut un geste insolite, irréfléchi, un geste qui lui échappa. Il fondit sur son amant comme un rapace sur sa proie et lui déroba un baiser. Une promesse, une manière de le rattacher à lui et de le désigner comme l'auteur de ses tourments. Les lèvres d'Halan, dont l'une était percée par un bijou en or pur, déposèrent un baiser chaste, mais brûlant. Fiévreux, mais presque suggéré. Un baiser à leur image, grandiose et dangereux.

Le prince s'en fut. Les couleurs avaient éclaboussé les murs, les tableaux, les rideaux, les visages. Il était sauvé, pour quelques heures au moins, et s'il ne riait pas encore, le fardeau qui l'habitait lui parut soudain bien moins effarant. Un sourire échauda ses lèvres, léger, figé dans l'attente et dans la perspective délicieuse de la nuit qui se profilait au loin.

Halan avait encore mille tourments à régler, mille ombres à fuir, mille danses à regretter.

Avant qu'ils ne se retrouvent, avant qu'ils ne se condamnent, avant qu'ils ne se sauvent, il leur faudrait se damner parmi toutes les ombres du palais. 

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