La main de la justice

Razzia prit une profonde goulée d'air.

La touffeur des lieux le prenait à la gorge. Les températures étaient anormalement élevées et Razzia avait tendance à mettre ce détail sur le dos du dieu. Un exemple supplémentaire pour appuyer la théorie d'un enfer qu'Anathos aurait abattu sur Alysia, près de deux ans plus tôt.

Du dos de la main, Razzia épongea son front moite.

Combien de temps tu vas encore jouer au vagabond, comme ça ?

Razzia sentit un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale. Décidément, il n'arrivait pas à apprivoiser la sensation. Pas qu'il n'ait pas essayé, mais rien n'à faire. Cette voix qui s'élevait semblait s'extirper de son propre corps. Son inflexion, un brin caverneuse, mais surtout inhumaine, ne ressemblait en rien à la voix d'enfant que Razzia avait fini par adopter. Cette voix semblait être la sienne sans l'être.

En réalité, elle n'appartenait pas à son corps, pas plus que ce que cachait sa manche longue saurait trahir ses perceptions. Cette chose n'était pas son bras.

Razzia se releva en grimaçant. Son corps était courbaturé et pour cause, il avait marché une vaste partie de la journée. Un peu comme s'il fuyait un ennemi. Il n'y avait pas d'Anathos à ses trousses pourtant, ou pas davantage qu'à l'ordinaire. Le dieu les pistait depuis près de deux années.

Non, en vérité, celui que Razzia fuyait avec tant d'application n'était autre que lui-même.

Celui qu'il était devenu.

Ce reflet répugnant auquel il ne s'habituerait jamais.

Razzia examina la pièce avec attention. La chambre miteuse ne valait certainement pas les kishus qu'il avait dépensé pour la réservation. Cette nuit, Razzia se payait tout de même le luxe de dormir dans un vrai lit, bien qu'infesté par l'odeur des nombreux voyageurs qui passaient par là. Il n'était pas question de jouer les fines bouches et grimacer en constatant l'étendue des dégâts, à savoir les draps élimés et les murs rongées par l'humidité et ratatinés par la chaleur. Cette auberge était la seule qui avait survécu au règne d'Anathos. Elle se dressait courageusement en pleine zone déserte, fuie par les Alysiens. Trouver de quoi s'abriter dans une région aussi reculée, cela tenait déjà presque du miracle.

Razzia leva sa main – sa vraie main – vers la petite table sur laquelle se pressaient quelques fruits couverts de moucherons et quelques bouteilles.

Je rêve ou tu m'ignores ? Tu n'oserais pas, hein ?

Razzia prenait soin à ne pas user de son autre main. Il s'y efforçait, même lorsque la tentation était grande. Pour se rappeler ce qu'il avait perdu, même si cela lui était infiniment douloureux.

Aussi pour se rassurer, pour se prouver qu'il était encore capable d'être indépendant avec un bras en moins.

Son bras, ou celui qui ne lui appartenait pas, s'agita sous le tissu de sa cape. Razzia serra les dents et gronda :

— Rezte tranquille.

— Qu'est-ce que tu es désagréable ! Dois-je te rappeler que c'est toi qui es venue implorer à genou mon aide ? Fais-moi au moins le plaisir de coopérer.

Razzia ferma son poing comme s'il avait l'intention d'arracher l'hideuse chose contre laquelle il avait troqué son bras perdu au combat. La sensation n'en était que plus dérangeante, que plus incompréhensible.

— Je n'ai pas envie de dizcuter, Amy.

Tu peux quand même me répondre ou est-ce qu'on va continuer à marcher droit devant nous jusqu'à ce que ce fichu dieu nous retrouve ? C'est peut-être ce qu'il faudrait, si ça peut te motiver à l'affronter.

Les dents de Razzia grincèrent. Il détestait cette manière de s'exprimer comme s'ils partageaient le même corps. La démone parlait de leur corps comme si elle disposait des mêmes droits dessus. Chaque fois qu'elle parlait, il avait la sensation d'avoir commis la plus regrettable erreur de son existence. Il avait vendu une partie de lui, une promesse, et plus encore.

En réalité, ce qui l'insupportait le plus, c'était encore qu'il savait qu'Amy n'avait pas réellement tort. Ils partageaient un seul corps et Razzia avait accepté qu'il en soit ainsi. Si la démone le désirait, elle pouvait lui dérober ce qui lui revenait de droit et cette perspective l'effrayait plus que tout. Il n'avait jamais rien souhaité de tel, rien souhaité de si définitif, et la présence d'Amy, inaltérable, lui rappelait ces erreurs, cette faiblesse, l'hideuse sensation qui le prenait aux tripes.

Celle d'être réduit, dans tous les sens du terme.

— On z'approche.

D'Anathos ?

— Non, du lieu de rendez-vous.

— Ah, tu veux dire que c'en est bientôt fini de ces journées de marche sans but ?

Razzia s'accorda un long moment avant de répondre, de cette voix lasse et qui laissait nettement transparaître sa contrariété :

— Oui, z'est bientôt fini.

Il ne savait pas s'il devait s'en réjouir ou s'en épouvanter. Il se servit un verre et le but d'un trait sans qu'Amy ne trouve quoi que ce soit à redire. Il espéra qu'elle avait déjà replongé dans son silence étrange, inqualifiable, qui s'éternisait parfois des jours, voire des semaines. Il reposa le verre et se laissa choir sur le bord du lit dont il lissa les draps.

Il n'en pouvait plus de ces semaines à errer sans réel but. Il attendait, aussi bêtement que cela, un signe, un appel, un sens à donner à la vengeance qui brûlait entre ses entrailles. Une raison digne de le forcer à se déchaîner.

Razzia avait côtoyé la soif de vengeance trop longtemps pour ne pas la reconnaître. Il savait comment la réduire au silence. Il ne pouvait pas la détruire, mais au moins, il avait les armes pour ne pas se laisser guider par elle. Il oscillait entre ce feu ardent et une sorte d'abattement, presque de l'apitoiement. Il n'avait jamais connu cela. Lui qui avait toujours eu un objectif, une cause à défendre, se retrouvait écrasé par la sensation de ne plus être bon à rien.

Razzia, l'adolescent d'autrefois, aurait pu trouver d'autres raisons d'exister. Il serait devenu aventurier, comme Korbo, et il aurait exploré les plus beaux endroits d'Alysia sans avoir à mettre la main sur un quelconque criminel. Il serait devenu quelqu'un et personne à la fois.

À l'inverse, le nom de Razzia était connu de tous, à l'instar des héros auxquels il était affilié, mais dans cette auberge décrépite, il n'était plus personne.

Il n'était personne et quelqu'un à la fois.

Il avait côtoyé les campements des Faucons d'Argent ainsi que quelques grands gouvernements. Il avait vu la résistance s'articuler autour de plans désespérés. Il avait vu nombre de ceux-ci échouer misérablement. Anathos semblait inébranlable. Razzia avait quitté ces pôles sur ce constat. Il devait se rendre à l'évidence : les seuls qui soient de taille à abattre le dieu maudit, c'étaient bien eux : les Légendaires.

Ou ce qui en restait.

— Alors...

Avant qu'Amy n'ait pu achever sa phrase, un profond soupir ébranla la silhouette massive du héros. La démone ne se laissa pas abattre pour autant :

Que me vaut cette mine d'enterrement ?

— Amy...

Roh, allez, arrête un peu avec ta tête des mauvais jours. Tu te sens seul, non ? C'est ça, le problème ?

Razzia pinça ses lèvres jusqu'à ce qu'elles recouvrent ses incisives trop prononcées. Après tout, pourquoi luttait-il encore ?

Evidemment qu'il se sentait seul. Il se sentait aussi vide, creux, et coupable, et cela ne représentait que l'introduction à une longue liste d'adjectifs peu encourageants.

— Ze me zens zeul, oui.

— Est-ce que...

Ténébriz a été enlevée.

Un bref silence lui répondit. Ses épaules s'étaient abaissées, comme écrasées sous le poids de la culpabilité.

— Son enlèvement est que l'introduction du plan. Tu le savais et c'est elle qui s'est portée volontaire.

— Ze me rézuis pas à l'idée qu'elle zoit torturée par les zbires de Anathoz, tu m'excuzeras...

Razzia songeait à ce double de lui. On racontait qu'Anathos avait créé des répliques de ses ennemis et qu'ils étaient désormais ses plus grands généraux au sein de sa redoutable armée. Ténébris devait être interrogée par ces pantins, par la réplique démoniaque de celui qu'elle aimait.

C'est... nécessaire.

— Fazile à dire pour toi !

Tu auras ce que tu attends, Razzia. Ce n'est plus qu'une question de jours.

Razzia s'était renfrogné. Cette conversation avait tout pour lui déplaire et Amy ne feignait pas de l'ignorer. Elle n'était pas familière aux concepts trop humains de danger. Elle se moquait de froisser son hôte. Cela ne l'empêcherait pas d'obtenir ce pourquoi elle avait accepté de l'aider.

— Ne me dis pas que tu as peur...

— Non.

— Vraiment ?

— Z'ai peur dans la mezure où on ne peut pas échouer.

— Ce sera la victoire ou la mort.

Razzia prit une nouvelle goulée d'air et referma ses mains, les deux, sur les draps. L'autre lui répondait aussi naturellement que si elle avait été sienne. Il tendit le bras qui se découvrit devant ses yeux. Il se familiarisait avec cette apparence singulière et avec tous les bouleversements qu'Amy avait instauré. Même les autres Légendaires n'avaient pas pu comprendre. Razzia était seul avec ce fardeau.

Tout comme ses camarades étaient seuls avec le leur. Il n'existait pas épreuve plus solitaire que celle insufflée par la douleur.

Razzia plia et déplia les doigts, tourna le poignet, plia le coude, vérifia le bon fonctionnement des tissus. Sa curiosité scientifique avait eu envie de s'interroger sur la manière dont ce miracle était possible. Il y avait eu une phase de profonde répugnance, aussi, puis l'acclimatation. Il ne pouvait pas renvoyer la balle à Amy. Elle ne refusait pas de coopérer, bien au contraire, elle était son atout le plus sûr vers la victoire.

Les sourcils froncés, le ton grave, il conclut :

— La justice ou la mort.


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