La folie souveraine
Une ombre se faufile entre les flocons.
Les neiges éternelles manquent de l'aspirer, le vent cingle sa silhouette, gifle son visage singulier. Il vacille, chancèle. Comment diable n'a-t-il pas encore sombré dans l'une des cavités que la neige a recouvertes ?
Une bourrasque manque de l'emporter, mais une voix le guide. Une voix tentatrice, doucereuse, qui l'effleure comme une caresse. Dans le froid cruel des montagnes, elle est la seule tendresse qui réchauffe son être. Logée au tréfond de son être, elle l'a charmé. Les hommes ont déjà tenté de la raisonner, mais il n'entend plus qu'elle.
Sa seule vérité, son seul réconfort.
La tempête de neige est cruelle, mais elle ne le quitte pas. Elle le rassure, le réconforte, au point où il ignore les inflexions perfides de sa voix. Sa voix est miel, elle recouvre sa peau à la manière d'une ode, à la façon d'une douceur sucrée.
Le froid ne peut pas avoir raison de toi.
Samaël frissonne. Il a froid, mais il a cessé d'avoir peur. Le soubresaut de son corps qui lutte prouve qu'il vit toujours. Au fond de lui, il n'en est pas tout à fait sûr.
La voix ne l'a pas quitté.
Le froid tue les hommes, pas toi.
Pas toi...
Son estomac se révulse. Il ne se sent pas plus fort qu'un homme, aujourd'hui. Il n'a même plus la force de balayer les chimères, d'effacer leurs chants et de se libérer de leurs jougs. Ses derniers fragments de lucidité lui rappellent que cette voix le manipule, qu'il en est le serviteur et qu'au fond, la liberté qu'il pensait servir depuis des années n'est qu'une illusion.
S'il avait été plus courageux, il aurait brisé la mascarade qui le maintient prisonnier. Il ne l'est pas.
En fait, il ne l'est plus.
Il s'arrache soudain aux flocons impitoyables pour rompre le voile de glace qui protège l'entrée d'une grotte. Une profonde cavité renfermée par la roche. Sur combien de mètres s'enfonce-t-elle ? Samaël ne s'interroge pas, il se laisse tomber à l'intérieur. Sans même accomplir les réflexes de survie, sans même allumer rien qu'un feu, il enroula ses longs bras autour de ses jambes.
Il se recroqueville sur lui-même comme s'il cherchait à disparaître.
Un râle s'échappe de ses lèvres.
Voyons, voyons...
Encore la voix, comme un baume sur ses blessures encore fraîches. Les plaies laissées par Gryfenfer sont autant une condamnation qu'une récompense. La douleur le rappelle à l'ordre et il étouffe une nouvelle plainte dans son poing.
Le tout-puissant Samaël n'est plus qu'un lointain souvenir.
Ces blessures ne te tueront pas.
Non, bien sûr. Samaël s'était extirpée des ruines jaguarianes par miracle, il avait survécu à la rage destructrice de son ancien protégé par miracle. Il ne savait pas pourquoi il s'en était sorti, au nom de quoi. Il avait vécu pour échapper à sa condition de monslave, puis pour se venger de Gryfenfer,
Désormais, au nom de quelle vengeance sordide, au nom de quelle motivation inatteignable vivait-il ? Il ne savait pas. Il n'était plus sûr de savoir.
Oh, ce sont ces blessures que tu crains...
Samaël pince les lèvres. Ce corps est résistant, mais son âme... Son âme lui fait défaut depuis que Dasyatis l'a privé de sa raison. La douleur ne l'a jamais quitté. Celle de son corps, il a appris à l'apprivoiser, il en a fait une amie fidèle, mais celle de son esprit... Il en a fait une idée, une pensée si puissante qu'elle en est devenue presque matérielle. Elle lui susurre des mots à l'oreille, elle lui dicte sa conduite, elle lui réchauffe le cœur lorsque le froid l'inonde.
Un peu de courage. Un peu de bravoure. Ils ne méritent pas ta clémence, tu sais, pourquoi ne pas l'avoir tué ?
Comme toujours dès qu'une brèche se forme, la voix s'immisce. Elle se fait plus persuasive. Sa caresse se fond en une étreinte qui, s'il résiste, en deviendra douloureuse. Samaël ne le sait que trop bien. Cette emprise finit toujours par lui tordre le ventre, par lui lacérer les flancs, par l'obséder au point de lui faire rendre le contenu de son estomac. S'il en était capable, il rendrait le reste. Entrailles et cœurs mêlés, il en serait débarrassé.
Pourquoi ne pas l'avoir tué ? La question tourne et retourne dans sa tête. Impossible d'y trouver une réponse qui soit satisfaisante. Gryfenfer a la vie sauve et le seul fait qu'il respire encore est une offense.
Pourquoi ? Pourquoi, alors que je t'avais ordonné de le tuer ?
Samaël frémie. Il aurait voulu répondre que son contrôle n'est pas aussi assuré qu'elle aime le prétendre, mais il n'en est pas capable. Il s'y refuse. Il ne peut pas l'admettre de vive voix, alors que son contrôle se ressert et que son souffle meurt au travers de sa gorge.
Elle est mécontente, frustrée de ne pas avoir pu baigner dans les entrailles puantes du jaguarian. C'est une défaite, une offense, et elle est mauvaise gagnante.
Samaël se répand dans un grand rire. Il s'esclaffe, rie aux éclats. C'est bref, mais libérateur. Bruyant, mais douloureux. Il s'étouffe finalement et ressert sa prise autour de ses bras. Ils sont écorchés, son ventre porte encore la blessure mortelle, mais la cicatrisation opère déjà.
Un nouveau miracle. Miracle dont il se serait bien passé.
Il grimace. La douleur vrille, s'imprime à la surface de sa conscience et son visage se tord. S'il se voyait... Avec ses yeux révulsés, l'écume au coin des lèvres, avec son corps réduit à une loque miséreuse et son âme qui ne lui appartient plus. Il ressent brusquement une montée de terreur et d'effroi. Il sent l'étreint de la folie.
Car c'est elle, cette voix, c'est elle qui lui parle.
La tendre folie qui l'habite.
Doucement, doucement.
Elle est à nouveau doucereuse, caressante. La peur se terre et se déclare perdant. Elle ne demeure jamais longtemps. Les paupières de Samaël papillonnent. Il est à bout de force, l'inconscience le guette, mais il lutte encore un peu. Parce que le rêve n'est pas un allié, il transporte moultes chimères, bien moins arrangeantes que celle-ci.
Il se recroqueville à nouveau, presse ses genoux contre sa poitrine et ses cuisses contre son ventre. La voix le berce, l'effleure, l'embrase et le soulage. Lui-même se berce, doucement, pour que la peur cède complètement et que les tourments soient enfin dissolus.
La voix de Gryfenfer apparaît, lointaine. Elle le supplie de revenir à la raison. C'est douloureux, la raison, non ? Samaël n'est plus certain de s'en rappeler ? Il n'est pas certain de vouloir s'en souvenir. La folie le dispense de cette souffrance, elle se contente de la donner, de l'offrir, de l'invoquer. C'est préférable.
Le front de Samaël repose sur ses genoux. Un soupir lui échappe et les tremblements de son corps se sont tus. Il n'a plus tout à fait peur, il n'a plus vraiment froid. La voix se coule sur sa peau, le préserve de la douleur. Dans l'ombre de sa conscience, elle tisse des fils, se réjouit de voir son pantin chéri répondre à ses avances. Elle est enjôleuse, séductrice, il lui a depuis longtemps succombé.
Une fois de plus, ses mots iront anéantir sa conscience. Samaël, les yeux clos, sent déjà qu'il s'abandonne. Il ne possède plus rien au monde, sinon sa voix. Rien ni personne ne pourra la lui ôter et ce constat le rassure. L'ébauche d'un sourire se dessine au creux de ses lèvres.
C'est cela, endors-toi. Ferme les yeux...
Ses bras se referment autour des épaules de la créature. Sa chaleur l'embrase, elle est délicieuse. Il sent qu'elle souffle un baiser sur le sommet de son crâne. Il aurait aimé que sa mère l'imite, il aurait aimé que quelqu'un ait pour lui ces gestes, cette tendresse, cette affection.
Mais il n'y a qu'elle au monde pour repousser le froid, pour calmer la douleur.
Samaël sent ses lèvres pressées contre son oreille et il soupire. Il est ailleurs, loin du froid, loin de la solitude. Loin des mensonges, loin de la vérité qui s'embrassent. Loin de la folie qui, drapée de l'humanité chevrotante de la créature, lui susurre :
Ne les écoute surtout pas.
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