Justicier de la fin du monde
Le convoi approchait d'Oroban. Dame Kalandre avait annoncé peut avant le crépuscule que la capitale accueillerait l'immense cortège le lendemain à la même heure. Sur l'instant, Danaël n'avait même pas sourcillé. Il avait paré son visage de l'impassibilité qui lui était imposée.
Les premiers temps, son corps avait eu du mal à prendre le pli. Tout l'inverse de son cerveau dont de grands traits caractéristiques de sa personnalité avaient été rayés sans qu'il ne s'en rende compte. Le visage de Danaël s'était froissé par minuscules expressions. Ces tressaillements que son esprit lissaient appartenaient de toute évidence à l'ancien lui.
À celui qui avait été enterré, celui qui ne referait plus surface. Celui qui n'avait pas joui de l'immortalité.
Désormais, la nuit tombait. Le convoi s'était arrêté à l'orée d'une forêt humide, grouillante de bêtes souvent inoffensives. Danaël observait la terre presque vierge qui s'offrait à quelques mètres. Il se détournait des milliers d'hommes et de femmes exilés, auxquels on promettait un avenir radieux ou un avenir tout-court, en fonction de leur désespoir. Dame Kalandre savait à merveille modeler son discours et Danaël reconnaissait en elle un leader bien plus talentueux qu'il ne l'avait jamais été de son vivant. Il ignorait si c'était ce qui l'avait séduit ou s'il avait seulement eu le choix.
— On est pensif, chevalier.
Halcyon savait se déplacer aussi discrètement qu'un grand prédateur. C'était d'ailleurs ce qu'il était et il n'essayait pas de le cacher. Danaël avait rapidement compris à qui il avait affaire au sein des Dynaméis. L'elfe était le plus vieux d'entre eux et cette ancienneté, cette expérience, lui conférait un point de vue tout autre sur les choses. Si Halcyon n'avait pas été si taciturne, Danaël l'aurait volontiers interrogé, mais depuis son arrivée au sein de ce groupe étrange, il n'avait pas eu beaucoup d'occasions de converser avec ce nouveau frère d'arme. Il savait pourtant qu'il donnerait sa vie pour la sienne, qu'il n'hésiterait pas à se sacrifier pour ces camarades d'infortune.
Cela ne s'expliquait pas. Comme beaucoup d'autres choses ces deux dernières années.
— Pensif ou inquiet.
C'était la première fois qu'Halcyon se présentait par lui-même avec la volontiers de faire la conversation à Danaël. Celui-ci s'arracha à sa contemplation. Il délaissa les ombres qui se tissaient dans la végétation, l'immobilité absolue et éphémère de la nuit, pour poser inspecter le visage de l'elfe. Il était d'une rigueur que le chevalier ne pouvait qu'apprécier. Cette rigidité en revanche en faisait aussi quelqu'un de taiseux et de solitaire.
— Inquiet sans doute, finit par admettre Danaël, avec une certaine réticence.
— Aurais-tu des doutes au sujet de la volonté de notre maîtresse... ou est-ce plutôt la proximité d'Oroban et ce que tu pourrais y trouver ?
— Je n'ai aucun doute.
Danaël jugea trop tard qu'il avait répondu trop vite. Il crut avoir interpellé Halcyon, ou du moins ses soupçons, mais celui-ci haussa les épaules en posant une main sur le rebord de la fenêtre. Lui aussi lorgna l'obscurité nocturne comme s'il cherchait à y déterrer un ennemi. Son rôle était de protéger Dame Kalandre et en plusieurs millénaires d'existence, il n'avait jamais failli. Pas une seule fois.
— Donc vous craignez Oroban. La jeune femme que vous craignez plus que tout, elle s'appelle Jadina.
Ce n'était pas exactement une question, puisqu'Halcyon détenait la réponse. Il connaissait les prénoms des Légendaires et ceux de leurs ancêtres. L'elfe avait en tête toutes les identités qu'il avait fallu manipuler pour parvenir aux fins prédites par la prêtresse au sang-mêlé. Danaël n'avait pas encore conscience de la manière dont ils avaient modelé le destin. Dame Kalandre avait écrit l'histoire d'Alysia depuis des temps immémoriaux.
Elle avait également prédit à Danaël ses retrouvailles avec les Légendaires à Oroban.
— Elle va m'en vouloir.
Aucune émotion. Pas la moindre once de regrets. Halcyon n'était par surpris. Son profil dur arqua à peine un sourcil. La docilité de Danaël n'avait connu aucun écart en deux années, mais cela ne signifiait rien au regard d'un être qui avait vu s'écouler plusieurs millénaires. En ce qui le concernait, le chevalier ferait ses preuves à Oroban, face à ses anciens compagnons. Ses réactions et la manière dont il se conduirait définiraient sa valeur en tant que dynaméis.
— Peut-être aussi exigera-t-elle de toi que tu la rejoignes, que tu reprennes la tête des Légendaires.
— Elle ne sera pas la seule.
Dame Kalandre ne leur avait partagé que l'essentiel. Danaël n'avait pas la moindre idée de la manière dont il convenait d'agir. Il avait imaginé l'instant, avait analysé toutes les possibilités avec un esprit d'analyse froid qui ne lui ressemblait pas. Il était un leader, il se savait prêt à d'odieux sacrifices comme face à Anathos où il n'avait pas hésité à ordonner à Razzia et Ténébris de tuer l'une des leurs. Cependant, Danaël ne se savait pas capable d'une telle froideur, d'une pareille indifférence.
Encore quelques millénaires et il deviendrait peut-être une réplique identique à Halcyon.
Danaël se demandait si le temps les lissait à ce point et si la personnalité des Dynaméis n'était pas que les étapes d'une évolution. Danaël serait le point de départ, encore influencé par une condition humaine récente, et Halcyon serait le final, parfait soldat dépourvu de conscience, là où Galatée et Asgaroth représenteraient des étapes intermédiaires.
— De quoi as-tu peur ? s'enquit Danaël. Les Légendaires ont continué sans moi et j'officie désormais au même titre que toi pour une autre forme de justice. Je suis certain que les Légendaires comprendront.
— La Légendaire Jadina... Elle souffre de ton absence. Plus encore que les autres. Sauras-tu rester de marbre lorsqu'elle t'implorera de les rejoindre, de revenir à ses côtés, en illustrant combien la place dont elle a héritée, la tienne, est difficile ?
— Je le ferai. Tu ne me fais pas confiance, mais je t'assure que je ne faiblirai pas. Je suis certain que les Légendaires comprendront.
Halcyon frémit. Danaël se berçait encore d'illusions... Il n'avait pas à cœur de briser ce qu'il lui restait d'humain. En y réfléchissant, cet élan de pitié était peut-être ce qui restait de plus humain à Halcyon.
— Tu as une chance qu'aucun de nous possède.
— Laquelle ?
Danaël échangea un regard vaguement incrédule avec Halcyon dont le visage fermé n'exprimait rien. La rudesse de l'elfe n'affectait pas le chevalier. Rien ne l'affectait vraiment et les inquiétudes, les infimes doutes, lui apparaissaient étrangement. Comme s'ils appartenaient à une vie révolue. Danaël n'était plus capable de ressentir de la pitié ou encore du regret. Il était ce soldat qui répondait aux besoins de l'instant tout en étant toujours porté vers un avenir figé depuis toujours.
— Celle de revoir des visages de ta vie d'avant que tu entres au service de Dame Kalandre.
Danaël voulut demander si Halcyon se souvenait de sa famille, s'il en gardait un souvenir même infime, mais l'elfe lui fila entre les doigts. Il tourna les talons et avant de disparaître sans un bruit, il conclut de sa voix sentencieuse :
— N'en fais pas une condamnation pour nous tous.
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