Et le loup rôde

La jungle s'étendait jusqu'à perte de vue. Un gigantesque labyrinthe végétal qui engloutissait la silhouette courbée de Gryfenfer.

Le Légendaire était sans doute perdu, égaré, mais il ne s'en formalisait pas. Il ne parvenait même pas à distinguer la course du soleil dans le ciel. Le crépuscule s'annoncerait bientôt et, avec lui, la nuit et ses dangers. Mais quelles menaces pouvaient bien craindre un homme-bête, un Jaguarian, le prédateur ultime de ces terres hostiles ?

Gryfenfer était d'humeur morose. Il s'était exilé volontairement et ce geste n'avait rien d'habituel. Ses amis s'inquiétaient sans doute, incapables de comprendre les raisons qui motivaient le plus incorrigible du groupe d'héros. Le Jaguarian était habitué à ce traitement particulier, à ce qu'on le considère comme le caractère enflammé et parfois instable des Légendaires. Heureusement, il compensait ce défaut par une énergie inépuisable, un humour à toute épreuve et une férocité au combat digne des félins les plus dangereux d'Alysia. Rien en Gryfenfer, entre ses défauts et ses qualités, ne justifiait qu'il s'exile ainsi.

Il se passa la main sur ses traits froissés. Il se sentait étrangement las et surtout conscient d'une évidence qu'il s'était efforcé d'ignorer voilà de longs mois. Une évidence qui portait une identité, un nom, un visage.

— Gryfenfer ?

L'intéressé se raidit et ouvrit les yeux. Il n'eut pas besoin de se retourner, il savait qui venait de le surprendre et l'envie de le renvoyer méchamment saisit le Jaguarian. Danaël comme ses amis ne lui tiendraient pas rigueur s'il n'était pas d'humeur une fois. On excusait bien Jadina pour ses lubies, ses caprices d'enfant gâtée et même Shimy et son inclination particulière à provoquer des disputes, en particulier avec l'autre représentante du sexe féminin de leur petit groupe. Gryfenfer aussi avait le droit de ne pas être d'humeur festive, tout joyeux luron qu'il était. La bonne ambiance des Légendaires se passerait de lui.

— Mmh.

— On te croyait perdu, idiot ! le disputa gentiment le chevalier. Les autres te cherchent dans toute la forêt.

Aucune réaction. Gryfenfer acheva d'inquiéter Danaël et, assis sur le rocher qui recueillait ses états d'âme depuis plus de deux heures, il ne bougea pas d'un poil. Même sa queue, qui avait pour mauvaise habitude de battre l'air lorsque quelque chose l'agaçait, se tenait tranquille.

— Et, si tu veux mon avis, je pense que Shimy s'inquiète.

Gryfenfer haussa les épaules. C'était drôle la manière dont Danaël pouvait le blesser sans le vouloir. Son innocence, parfois un peu naïve, rendait ses offenses encore plus pénibles. Chaque gentillesse, chaque main tendue était un prétexte à le haïr davantage, à lui en vouloir à en mourir. Au fond, la rancœur se portait vers lui-même, elle n'était pas destinée à Danaël, mais il paraissait que la haine était préférable à la tristesse alors Gryfenfer agissait en conséquence.

— Tu es blessé ?

— Non, rien de grave, quelques égratignures. J'ai la peau dure.

Quelques plaies superficielles couraient sur l'épiderme du Jaguarian. Ses poils s'imbibaient de sang et trahissaient à peine les méchantes entailles dont souffraient Gryfenfer. Celui-ci ne songeait même pas à s'en plaindre. Il n'y avait pas si longtemps, il combattait encore les autres Monslaves au nom de son maître, Menthos. Il n'était pas encore tout à fait habitué à ce qu'on prenne soin de lui, à ce qu'on s'inquiète lorsqu'il se montrait absent, silencieux. Leur groupe se soudait autour de ses quatre membres, Danaël, Jadina, Gryfenfer et, tout nouvellement, Shimy, l'elfe au caractère volcanique. Depuis son arrivée, les deux filles passaient le plus clair de leur temps à se disputer pour des raisons plus ou moins discutables et Gryfenfer ne parvenait pas à se familiariser tout à fait avec cette ébauche malhabile de quotidien. La bienveillance dont il faisait l'objet lui était inconnue, tout comme le reste, ces gestes naturels, humains, qu'un monstre ne jouissait jamais et que, par conséquent, Gryfenfer ne connaissait pas.

— Je vois ça.

Danaël émit un rire un peu gêné et Gryfenfer se retourna lentement. Sa nuque protesta sous le traitement, engourdie par l'immobilité que le Jaguarian s'était imposé. Il était un tueur solitaire, une bête qu'on exposait et qui n'avait appris qu'à tuer. S'intégrer à un groupe avait fait ressurgir des traits de caractère qu'il ne se connaissait pas : un humour spontané, une sempiternelle auto-dérision et une tendance toute neuve à s'attirer des ennuis. Il se découvrait progressivement un véritable esprit de camaraderie et une facilité à attiser la sympathie tout à fait inouïe. Jour après jour, Jadina et Danaël y veillaient avec soin, Gryfenfer voyait la bête sauvage reculer. Contrairement à Samaël, la Jaguarian s'était tiré des montagnes de Lovina sans y perdre toute sa lucidité et il employait désormais sa raison à construire un autre Gryfenfer. Celui qui aurait pu exister plus tôt si on lui en avait donné la chance. Un certain Anoth-Cha, peut-être ?

— C'est le combat qui te met dans un état pareil ? Tu peux me le dire, je garderai ça pour moi. Ce sera notre secret, entre garçons.

Le combat... Quelques coups, quelques sorts, le fer qui se croise quelques instants et on osait encore nommer cela combat. Gryfenfer atténuait la gravité de la situation. Une douzaine de vauriens armés jusqu'aux dents leurs étaient tombés dessus alors qu'il traversait cette vaste étendue végétale. Des voleurs, des pillards, qui en voulaient à leur or... et à la charmante compagnie que représentaient Jadina et Shimy. Il avait évidemment fallu que ces deux dernières rappliquent, exceptionnellement sur la même longueur d'onde, et que les deux autres s'en mêlent. Si les Légendaires avaient écopé de quelques blessures superficielles, leurs adversaires avaient eu moins de chance et s'en sortaient plus amochés. Gryfenfer s'en était assuré.

Celui-ci se mordit l'intérieur de la bouche et ses dents acérées répandirent une saveur de sang dans sa bouche. Un secret entre garçons... Il faillit demander, avec sa spontanéité naturelle, si le chevalier se moquait de lui ou si cette mascarade opérait sans qu'il ne s'en doute. Pourquoi ce choix de mots, pourquoi Danaël s'acharnait-il à semer le désordre dans l'équilibre précaire sur lequel se dressait l'existence du Jaguarian ?

— Rien, ça va, Danaël.

Il en fallait plus pour convaincre le chevalier. Gryfenfer s'était arraché à sa vue, mais un coup d'œil suffit à se l'assurer. Les cheveux blonds formaient une auréole dorée et les mèches les plus longues se collaient en gouttes d'or le long de sa nuque. Danaël avait des airs de chérubin, un chérubin au corps masculin, adulte, d'interdit. Gryfenfer n'avait que trop conscience de tout cela.

— Tu me connais, j'ai voulu faire le malin et je me suis perdu !

— Et tu es resté là à attendre. Tu sais quelles bêtes rôdent dans les environs, la nuit ? s'insurgea Danaël.

Bien entendu que Gryfenfer le savait. Il manqua de lui rétorquer, avec une pointe d'amertume, que ces bêtes-là ne pourraient rien contre celle qu'il était, bien plus dangereuse encore. Le Jaguarian avisa le blond, sa peau laiteuse, presque diaphane et les deux saphirs qui éclairaient ses traits. Il aurait pu tuer un pareil homme si son maître le lui avait demandé. La frontière entre ce qu'il avait été et ce qu'il était désormais était si fine... Quelques mois à peine les éloignait et il n'y avait qu'un pas pour renouer avec sa nature profonde.

— Je comptais sur un certain chevalier pour me retrouver avant que les bêtes ne me dérobent, ricana Gyfenfer.

Ces mots lui avaient échappé et il les regretta sitôt avaient-elles franchi le seuil de ses lèvres. Quelle folie l'avait pris ? Il n'avait guère besoin d'ironiser pour se conforter dans le mal-être étranger qui le rongeait. Danaël ne devina pas ce qui se cachait derrière ce trait d'humour déplacé, il ne devina pas sur quelle sorte de vérité se fondait cette allusion. Gryfenfer le gratifia d'un regard qu'il espéra moins lourd que les précédents. Le chevalier ne voyait pas en lui le prédateur qu'il était ni même les intentions peu louables, interdites, qu'il nourrissait à son égard.

Danaël posa sa main bien à plat sur l'épaule dénuée de son frère d'arme avec ce même sourire. Sous le poil épais du Jaguarian, un frisson se répandit comme une traînée de poudre. Les instincts primaux, bestiaux, sauvages se heurtèrent et la conscience de Gryfenfer retint le tout profondément caché. Il n'était pas question de laisser s'échapper quoi que ce fut. Un secret, n'est-ce pas ? Cela resterait un secret, un secret qui se construirait contre Danaël et dont il n'aurait jamais le moindre écho. Gryfenfer, dans l'incertitude de ses sentiments, victime de leur violence délibérée, s'en fit la promesse.

La main du chevalier se referma plus sûrement et celle du Jaguarin tressauta sur son genou avant de recouvrir les doigts fin de Danaël. Un geste fraternel, voilà tout ce que Gryfenfer s'autoriserait au détour de cette conversation quelconque. Une discussion d'apparence banale qui jurait pourtant avec l'ampleur terrifiante des résolutions recroquevillées à l'ombre des mots. Il n'en faudrait pas plus au courageux Légendaire pour enfouir ce qu'il ne saurait accepter. Il mêla cette attirance proscrite, incontrôlée et incomprise à ses pulsions d'assassin et repoussa l'ensemble loin, très loin du Gryfenfer qu'il s'acharnait à construire.

— Les filles ne se sont pas encore entretuées ?

— Non, tu devrais disparaître plus souvent ! plaisanta Danaël, débarrassé de ses responsabilités de leader, il montrait un visage plus léger.

Le visage félin, charismatique, de Gryfenfer s'assombrit un bref instant. Dorénavant et jusqu'à nouvel ordre, il éviterait à tout prix de se trouver seul avec le chevalier.

— Un Jaguarian qui n'a aucun sens de l'orientation, commenta Danaël après avoir tendu la main à son interlocuteur qui s'en saisit sans une once d'hésitation. On aura tout vu !

— Je connais bien un leader qui ne sait pas nager.

— Un leader qui va t'abandonner ici et voir comment tu t'en sors pour retomber sur tes pattes.

— Tu feras quand même attention au gentil petit chat qui sait quand il décide sortir ses griffes.

Danaël avisa les griffes acérées de celui qui avait hérité de cette particularité son surnom. Il abandonna cette plaisante joute verbale pour s'enfoncer sans hésitation dans ce labyrinthe végétal. Le Jaguarian observa longuement le jeu de ses muscles sous le fin tissu, l'allure dont le chevalier pouvait se vanter avec l'armure qu'il portait à chaque heure du jour. Danaël se retourna et le tira de sa contemplation. Se doutait-il de quelque chose, de quoi que ce soit susceptible de compromettre les minces mensonges de Gryfenfer ?

— Allez, viens, les filles doivent nous attendre et il ne va pas tarder à faire nuit.

Les bêtes s'éveillaient déjà comme en témoigna le hurlement qui s'éleva à quelques centaines de mètres de là. Le chevalier désigna le bruit d'un geste désinvolte de la main et Gryfenfer acquiesça avec un semblant de légèreté.

Sans protester davantage, le Jaguarian se lança sur les pas de sa proie. Une proie savoureuse à laquelle il se refusait de goûter.

Au loin, à l'abri des regards entre les feuilles lourdes et la chaleur épaisse, la bête hurlait toujours.

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