C'était le jour
C'était le jour.
Ou peut-être la nuit.
Shimy n'était pas vraiment sûre.
L'air frais qui cajolait sa peau évoquait à la fois l'un et l'autre, autant l'aurore que le crépuscule.
Shimy était tentée d'allumer ses broches, rien que pour avoir la réponse à cette question en suspens. L'une de ces nombreuses questions qui parasitaient des pensées moins primaires.
Depuis deux ans, elles étaient devenues son quotidien et la Légendaire avait pris conscience de la manière dont l'être humain pouvait se fragiliser, à quel point l'être humain pouvait se révéler vulnérable dès lors qu'on lui ôtait ce qu'il pensait acquis pour toujours.
Les elfes n'échappaient pas à cette règle et Shimy l'apprenait, laborieusement, à ses dépens.
Elle ne se plaignait pas et c'était bien tout ce qu'il lui restait de son tempérament d'avant.
Avant... Avant Anathos, avant que la malédiction s'abatte sur Alysia et que la prophétie ne se réalise. Les Légendaires avaient espéré aller à l'encontre du destin, mais celui-ci ne mentait pas. Il ne mentait jamais et s'amuser à le duper, à le tromper, n'était jamais un bon présage.
Danaël ne pouvait plus en avoir conscience, lui qui avait initié ce jeu, mais Shimy portait le poids de cette culpabilité pour deux. Pour dix, pour tous les Alysiens qui périssaient chaque jour sous le joug du dieu.
Shimy ferma les yeux sans savoir pourquoi ce réflexe lui collait toujours à la peau. Le temps ferait son œuvre, mais pour l'heure, elle se trouvait affublée de ces habitudes d'avant. Il lui arrivait d'ouvrir les yeux au matin et d'être surprise de ne pas voir un décor, aussi pauvre soit-il, se dessiner devant elle. Il n'y avait que ce noir d'encre, terrifiant, abyssal, pour l'engloutir.
Jusqu'à ce que le jour se maquille en nuit et que l'un comme l'autre se confonde.
Il lui arrivait aussi de se sentir déçue, de contenir des larmes dès le réveil, parce que rien n'avait changé. Parce que ces ténèbres immobiles n'avaient pas bougé d'un cil. Elle ressentait, à l'égard de ce noir figé, un dégoût toujours renouvelé et une détresse qui la surprenait, autant le jour que la nuit.
Le jour, son désespoir se faisait plus cuisant, comme la morsure du soleil dont elle ne sentait plus que la brûlure sur sa peau et non la vive clarté. Dans ces instants, Shimy se sentait réellement handicapée, réellement atteinte par ce mal qu'Anathos avait jadis insufflé en elle. Le jour, elle se heurtait à sa déclinaison la plus farouche et la plus humiliante. Toutes les couleurs qu'elle ne voyait plus, toutes les richesses de son monde qu'on lui avait ôtées, lui étaient comme jetées en plein visage.
La nuit, cela se manifestait par une peur sourde, viscérale. Au creux de cette nuit, il faisait plus noir que noir. Elle en sentait la consistance sur son épiderme, massé comme une bête informe, avide comme le monstre de ses cauchemars. Elle le sentait, ce noir, comme une seconde peau et il s'infiltrait par sa bouche à chaque inspiration.
Shimy se recroquevilla et prit une profonde inspiration. Ses autres sens bataillaient pour la rendre moins infirme, moins inutile. Aussi vile que la culpabilité, ce sentiment de profonde inutilité guettait sur la moindre de ses faiblesses. L'elfe n'avait jamais imaginé tout ce que la vue lui apportait et tout ce qui lui serait retiré si on lui arrachait ce qu'elle pensait aussi naturel que respirer.
Anathos lui avait volé une part d'elle-même, une part de la Shimy forte et désinvolte d'autrefois. Elle vacillait plus souvent, la Shimy qui avait survécu, et formait la preuve que survivre ne rendait pas toujours plus fort.
Survivre s'accordait avec souffrir, c'était bien la seule chose dont elle était tout à fait certaine.
La végétation fourmilla autour d'elle, dérangée par une brise légère et odorante.
Cela sentait le crépuscule, cet instant où le jour basculait et que le nuit s'invitait, avec la discrétion perverse des tourments, sur le monde.
Shimy le supposait seulement, car la différence à présent, entre le jour et la nuit, se faisait plus subtile. Rien, si ce n'était l'attention qu'elle portait aux infimes détails, ne lui permettait de l'affirmer. Elle avait seulement appris à décrypter les émotions que suscitaient en elle des signaux que son corps avalait, mais que son cerveau n'était pas en mesure de relever. Lorsque la nuit tendait à s'installer, elle se sentait comme suspendue au bord du vide.
Au bord d'un de ces instants de non-retour qui lui rappelait sa bravoure d'autan et
Shimy avait perdu son moyen le plus efficace de se repérer dans le temps, à savoir la course du soleil. Elle sentait la fatigue de ses membres, la lassitude de son cerveau qui quémandait le repos, mais il lui était difficile d'interpréter ces signaux et de leur donner une entière crédibilité. Cela ne suffisait pas.
Un craquement la surprit.
Elle ne se retourna pas immédiatement, mais tous les muscles de son corps se tendirent. Elle était restée longtemps immobile. Combien de temps exactement ? Une heure, peut-être deux ? Le temps n'existait plus réellement, lorsqu'on ne faisait que deviner son passage ? Ses membres protestèrent lorsqu'elle les étendit devant elle et sa main, par réflexe, fut portée à sa tempe, à hauteur de sa broche elfique.
— Qui va là ? s'entendit-elle demander, un peu trop haut.
Les pas approchaient. C'était assez lent pour être un prédateur guettant sa proie, assez lent aussi pour être une présence amie qui se glisserait à ses côtés pour crever sa bulle de solitude.
La présence s'était avancée et se tenait presque à sa hauteur désormais. Shimy brûlait d'utiliser ses broches et de découvrir l'identité du gêneur. Elle s'y refusait le plus souvent, consciente qu'il serait mauvais d'abuser de cette chance et de se gaver de ce que lui offrait cette technologie elfique. En abuser revenait à se mirer dans le reflet du passé et Shimy était déjà suffisamment prisonnière de celui-ci pour ne pas s'y enclaver davantage.
— Tu ne me reconnais plus ?
Gryf.
Shimy lutta entre deux sensations contraires. Son corps lutta pour rester sur ses gardes, parce que cet ennemi-là était plus vil que les autres, plus personnel, mais son esprit lui ordonnait de se détendre.
Ce n'était que Gryf.
— Ton humour désopilant ne se reconnaît pas au son de tes pas, rétorqua-t-elle.
— La prochaine fois, je tâcherai de m'annoncer autrement.
Pourquoi tant de rigidité dans ses paroles ? Elles lui paraissaient plus réfléchies et si peu semblables aux dires auxquels elle était habituée. Il n'y avait plus cette spontanéité dans leurs échanges et cela la décontenançait.
Les Légendaires s'étaient reformés moins d'une semaine auparavant et les contacts étaient encore difficiles. Certains automatismes n'avaient pas survécu au passage de ces deux années. Les Légendaires avaient changé, mûri, s'étaient endurcis, indépendamment les uns des autres. Ils avaient évolué de leur côté, s'étaient reconstruits tant bien que mal, bien que cela restait à prouver. Shimy devinait ces fêlures dans le timbre de la voix, dans ce sérieux un peu grave qui accompagnait les paroles, les gestes, l'attitude. Chacun d'eux avait été fragmenté deux ans auparavant.
Ils avaient volé en éclats.
Puis, individuellement, ils s'étaient penchés pour ramasser les morceaux d'eux-mêmes qu'ils avaient éparpillé. Ils ne seraient plus jamais exactement les mêmes, mais ils pouvaient prétendre, et la force qu'ils avaient rassemblée au cours de ces deux années leur permettait de donner le change.
Là encore, et si les exemples niaient son raisonnement, Shimy avait le sentiment de faire exception. Elle ne s'était pas endurcie, elle se sentait au contraire plus vulnérable qu'elle ne l'avait jamais été.
Plus vulnérable surtout parce qu'elle ne l'avait jamais été.
— Tu joues aux sentinelles ?
— Il faut bien que quelqu'un ne s'en charge.
— Je préfère encore m'en occuper.
— Parce que tu penses que tu serais plus efficace ? Ce n'est pour rien qu'on évitait de te donner les tours de garde.
Depuis quand les Légendaires se conjuguaient-ils au passé ?
— Entre ma concentration qui laisse à désirer et ta manie de confondre un ennemi avec l'un des nôtres, on ferait une bonne équipe, non ? Tu permets ?
Gryf désignait sans doute la place à côté de Shimy et celle-ci acquiesça avant de commenter, plus bas :
— Très drôle.
Très drôle la manière dont il évoquait son infirmité, sans vraiment y toucher. Elle avait presque l'impression qu'il l'oubliait sans l'oublier, avec la maladresse de celui qui ne sait pas comment s'y prendre. Il avait au moins gardé ce franc-parler un peu idiot, c'était un bon début...
Ils restèrent un long moment sans rien dire, sans articuler la moindre parole. Gryf admirait la vue, ou du moins Shimy l'imaginait-elle ainsi. Elle n'avait plus rien à admirer, après tout, et elle ne cessait de se le répéter pour toutes les fois où elle ne s'était pas plainte de vive voix.
Pour tous les silences qu'elle-même initiait.
Cette incapacité à admettre sa douleur était un vestige de la Shimy d'avant.
— Jadina dit que c'est pour bientôt, énonça Gryf.
— Mmh.
— C'est tout ce que ça t'inspire ? Mmh ?
— On s'y prépare depuis deux ans, Gryf, qu'est-ce que tu veux que ça t'inspire ?
Le ton montait, les esprits s'échauffaient. Les rares fois où ils s'étaient adressés la parole, cela s'était achevé en éclats de voix, en éclats de cri, en éclats de douleur.
— De la peur, suggéra Gryf.
La peur...
Un long frisson parcourut l'échine de la jeune femme. Elle avait peur, bien entendu, comme chacun d'entre eux. Elle ne dérogeait pas à la règle.
— Bien sûr.
— Oui ?
— Ce n'est pas une... promenade.
Elle ne prononcerait pas ces mots, elle ne l'admettrait pas devant Gryf. Pourtant, il avait compris. Il avait sans doute compris avant même de poser la question.
— Tu as le droit, tu sais.
Shimy eut un petit rire sec.
Les arcanes de la conversation étaient bloqués à ce stade, entre le silence et les paroles difficiles, laborieuses. Elle était à fleur de peau et Gryf le ressentait, mais il avait la délicatesse de ne pas le lui faire remarquer.
— Moi, ça me fout les chocottes, cette affaire. On s'est pris une dérouillée il y a deux ans, il y a...
— Aucune raison pour que deux ans y aient changé quelque chose ? Vraiment ?
Où diable était passé le plus courageux des Légendaires ? Plus que jamais, Shimy fut tentée d'activer ses broches elfiques, rien que pour s'assurer qu'il s'agissait bien de Gryf et non d'une imposture. Le bruit courait, au sujet des généraux d'Anathos. On racontait que, non content d'avoir pris la vie du leader des Légendaires, il s'était entouré de créatures quasi démoniaques, à l'image de leur créateur et... des quatre héros eux-mêmes. Un cauchemar incarné, un double maléfique qui terrifiait Shimy de manière tout à fait singulière. Que posséderait cet écho d'elle-même qu'elle ne détenait pas, sinon la vue ?
Et si cette présence rassurante à ses côtés était celle du double de Gryf et non de Gryf en personne ?
— Je ne suis pas défaitiste, ne va pas penser n'importe quoi, rétorqua celui-ci, mais on a toutes les raisons de nous ch-...
— Toutes les raisons d'avoir peur, le corrigea Shimy par automatisme.
Elle devina le sourire de son interlocuteur. Elle se l'imagina, se le représenta avec un réalisme presque satisfaisant.
— Même les héros ont peur.
Cette phrase, l'ancienne Shimy ne l'aurait jamais prononcée. Elle ne lui aurait même jamais traversé l'esprit.
L'elfe se garda de préciser qu'elle ne se sentait plus tellement héroïne, même si rien ne la qualifiait mieux à ce jour. Infirme, elle ne trouvait plus aucune utilité nulle part et rejoindre les Légendaires n'avait pas été une option cette fois. Elle avait accepté sans hésiter une seule seconde. C'était autant une peur qu'un devoir, un cauchemar à embrasser qu'un besoin personnel.
— Je suis contente de te revoir.
Shimy pinça les lèvres. Son cœur chavirait, encore, et sa faiblesse réapparaissait, aussi évidente que les balafres qui déchiraient la chair nacrée de ses joues. Elle avait besoin d'un soutien, d'un repère, mais Gryf accepterait-il de jouer ce rôle ? Elle n'avait pas demandé à ce que son dévolu soit jeté sur lui, mais à son retour parmi les siens, cela avait pris des allures d'évidence. Ce serait lui, Gryf, jusqu'à l'obsession, parce qu'elle avait besoin de quelque chose dans le noir, quelque chose pour la guider.
Comme une étincelle de lumière.
Ce penchant soudain, bien plus vif qu'il ne l'avait été quelques années plus tôt, ne prenait pas en considération les bouleversements induits au cours de leur exil. Gryf n'était plus le même.
Pourtant, elle articula :
— Moi aussi.
Gryf se releva lentement, comme s'il craignait qu'elle ne s'effraie ou se dérobe. Il se glissa derrière elle et fit glisser ses longs cheveux blancs entre ses doigts. Elle ferma les yeux et apprécia ce contact éphémère. Elle crut qu'il allait faire une remarque au sujet de leur couleur, peut-être de leur longueur, mais il ne dit rien.
Hésitait-il ? Shimy sentit son cœur se serrer par la déception. Il s'écarta comme s'il avait commis l'erreur de poser la main sur elle et poursuivit sa route, avec une réticence que la jeune femme crut déceler.
— Gryf ? l'appela-t-elle, tandis qu'il s'éloignait.
— Ouais ?
— Est-ce qu'il fait jour ?
Un silence. Gryf devait trouver cette question futile, ou même complètement décalée, mais il lui fit malgré tout la grâce de répondre :
— Il ne fait pas encore nuit.
Et il s'en fut, sans rien ajouter de plus, et lui laissa l'écho de l'insatisfaction et l'inachevé.
Il la laissa contempler au-delà du noir qui la rongeait, au-delà de cette nuit éternelle qui s'apprêtait à ruisseler sur Alysia.
Pour la première fois, Shimy n'eut pas peur du soir qui tombait.
Elle savourait les dernières minutes qui composaient le jour. Elle inspira le crépuscule odorant, goûta au soleil tiède qui s'en allait en une dernière caresse et se détendit.
À présent, la nuit pouvait tomber.
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