Air du temps

Sous ses orteils, l'eau poursuit son cours, paisible.

Jadina contemple la rivière tranquille qui se répand en nuances nacrées.

Le coin est calme et l'après-midi débute seulement. Les arbres forment un rempart au soleil brûlant d'Alysia et les protègent de ses féroces rayons. Jadina n'a aucune raison de s'inquiéter et même Danaël, dont le teint pâle adopte bien vite une teinte écarlate, n'a rien à craindre.

— Où est-ce qu'ils sont encore passés ? s'enquit-il.

— Mmh.

Jadina ferma les yeux pour apprécier les caresses timides des rayons filtrés par les feuillages. L'air du bois dans lequel ils s'étaient exilés pour la journée lui chatouillait les narines et la flagrance embaumait l'air. Si Jadina devait donner au bonheur une saveur, ce serait celle-ci.

Celle de l'eau sous la plante de ses pieds nus, celle du parfum de la nature en éveil, de la terre, des feuilles qui se décomposaient encore au pied des arbres. Celle aussi du vivant qui l'apaisait, qui la berçait.

— Tu es bien sereine.

— Aidan et Nadia savent nager, marmonna Jadina, un sourire brillant au coin des lèvres.

Le piège était tendu et elle attendait seulement que son époux, qui achevait d'engloutir le repas, dont les jumeaux s'étaient soustraits avec l'enthousiasme intenable de leur enfance, y tombe. Cela ne manqua pas :

— Qu'est-ce que tu insinues ?

— Il n'était pas question qu'ils suivent l'exemple de leur part. Je ne tenais pas à les voir se ridiculiser dans dix malheureux centimètres d'eau.

Le poisson avait mordu à l'hameçon, Jadina n'avait même pas à ouvrir l'œil pour en être sûre. Ses enfants savaient nager, bien entendu, elle avait mis un point d'honneur à leur inculquer ce qui avait si longtemps fait défaut à leur père.

— Ça, princesse, c'est indigne de vous...

Le vouvoiement. Le sourire de Jadina s'élargit. Une belle touche, il semblerait. Ils avaient passé l'âge de se disputer et leurs désaccords finissaient toujours par se régler en adultes. Seulement, ils aimaient se taquiner, raviver les souvenirs d'autrefois. C'était cela, vieillir, apprécier le passé sans trop le regretter. L'apprécier parce qu'ils l'avaient vécu et que les souvenirs avaient, sur la langue, une saveur tendre. Ils avaient adopté les souvenirs de leur véritable existence pour effacer, progressivement, avec indulgence, les souvenirs de leur vie factice. Elle était la princesse, il était le chevalier, et ce jeu était propice aux moqueries, aux mises en scène que leur vie d'adulte, dénuée d'une taille d'enfant, ne permettait pas. Qu'importait, ils s'en amusaient quand même, entre la taquinerie et la tendresse.

— Il fallait bien que l'un de nous deux s'en occupe. Tu aurais préféré t'y atteler ?

— Avec un peu de chance, les deux monstres auraient réussi à me noyer pour de bon, cette fois.

— Ah ? Je n'avais pas souvenir que tu avais besoin de l'aide de qui que ce soit.

Le silence qui accompagna ces paroles était de mauvais augure et Jadina le savait. Elle retint sa respiration. Danaël la ménageait peut-être, mais il appréciait aussi obtenir le dernier mot, bien que ces joutes verbales, toutes pacifiques qu'elles étaient, pouvaient alors s'éterniser un très long moment. Jadina ne pouvait pas croire que son époux ait abandonné si facilement. Au moment où elle ouvrait les yeux, un filet d'eau la cueillit en plein visage, l'abandonnant éberluée.

— Oh, pardon, se réécria Danaël.

L'œil noir, Jadina avisa l'air faussement angélique qui figurait sur ses traits. Depuis peu, il s'était mis en tête de laisser pousser une barbe et cela lui donnait une maturité, une certaine carrure de père de famille. Cela durcissait à peine sa figure et Jadina devait avouer qu'elle aimait cette idée. Une des nombreuses preuves qui leur pendaient au nez et qui leur soufflaient, avec une insistance redoublée : c'était ainsi, de vieillir.

— Que dirais-tu d'un cours de natation improvisé, mon cher chevalier ? grinça Jadina.

Nullement impressionné et plutôt que de se dérober, Danaël leva un sourcil clair. Son regard pétillait de malice, de cette légèreté que cet endroit avait su conserver intact.

— Certainement, princesse, promets-moi juste de ne pas m'attaquer, cette fois.

— Tu es...

Elle n'eut pas le loisir d'achever sa phrase, ni de souligner la manière dont elle l'avait jadis expédié alors qu'il était tombé par mégarde dans le coin de rivière où elle se rafraîchissait. Toujours aussi vif, Danaël enroula un bras derrière le cou de son épouse et l'autre autour de sa taille. Il enjamba ses cuisses et, de tout son poids, se laissa choir en arrière. Il entraîna dans sa chute une Jadina trop surprise pour se défendre. Dans un grand bruit, ils disparurent dans l'eau clair de la rivière.

L'espace d'un instant, le temps se suspendit. L'eau froide déposa un grand frisson le long de l'épiderme de Jadina et sa bouche forma une bulle nacrée dans l'eau livide. Danaël riait aux éclats et avala une grande goulée d'eau glacée pour tout châtiment. Tandis qu'il remontait précipitamment à la surface, Jadina demeurait prisonnière de la rivière. Ses cheveux ondulaient et dessinaient des arabesques aux courbes lascives, agitées par les faibles courants. Un calme parfait régnait, attirant, apaisant, aussi serein qu'elle l'était.

Elle resta ainsi jusqu'à ce que ses poumons vides ne protestent douloureusement. Alors son pied rencontra le fond de la rivière, situé à peut-être deux mètres cinquante, et elle se projeta jusqu'à crever la surface. Une nouvelle gifle froide sur sa peau.

Tandis qu'elle s'extirpait de l'eau, elle jeta un regard narquois à Danaël, qui toussait bruyamment sur la berge.

— Un ou deux cours ne serait pas de trop, chevalier.

Entre deux quintes de toux, Jadina crut saisir des protestations plutôt virulentes. La fierté de son époux s'en remettrait et elle s'abandonna dans l'herbe. À peine eut-elle fermé les paupières, le tissu de ses vêtements trempés accroché à sa peau au point d'en former une seconde, que des cris s'élevèrent :

— Maman ! Nadia m'a poussé ! Papa !

— C'est pas vrai d'abord ! Toi, tu as dit un vilain mot !

Jadina réprima un rire et Danaël étouffa un soupir monumental toutefois teinté d'une tendresse toute paternelle. Cet après-midi n'avait rien de bien exceptionnel, mais il était d'une douceur qu'il ne fallait surtout pas négliger. Un bien précieux à chérir, un choyer. Un trésor que les deux parents berceraient, trop conscients de l'importance cruciale de ces petits bonheurs. Trop conscients pour ne pas s'en gaver, pour ne pas les dévorer, avides et affamées.

Jadina ouvrit les paupières et découvrit le visage de sa fille. Nadia, cheveux clairs emmêlés, yeux brillants, s'impatientait. Les poings sur les hanches, elle arborait un air mécontent et semblait prête à réclamer justice. Tout juste ne battait-elle pas le sol de ses semelles pour illustrer son impatience. Elle ajouta, désignant d'un mouvement du menton son frère, échevelé et les genoux incrustés de traces d'herbe et de terre :

— Il a dit un vilain mot.

— Rapporteuse !

— C'est toi qui as commencé, menteur !

Pour toute réponse, Aidan lui tira la langue. Sa sœur n'était pas dans un meilleur état et Danaël secouait la tête tout en réprimant un rire. Il leur était impossible de trancher sans s'attirer les foudres de l'autre. Heureusement, Aidan mit fin aux hostilités en interrogeant ses parents, l'état de ceux-ci égalait presque ceux de leurs deux enfants :

— Dites, pourquoi vous êtes tout mouillés ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top