3| La Fondation, l'expérience, la tentation, ou comment ma vie a été détruite
Je suis resté un long moment à contempler le vide, hagard. Je ne comprenais pas – je ne voulais pas comprendre. Comme Orphée, j’avais cédé à la tentation de voir le visage de celle que j’aimais. Et comme Orphée, je me retrouvais maintenant seul. Jill avait disparu ; J’avais perdu mon Eurydice.
Je ne sais pas trop comment je me suis retrouvé chez moi. Le choc a, semble-t-il, effacé ce passage de mon esprit. Je n’arrivais pas à penser à autre chose qu’à Elle, Son odeur délicate, Ses lèvres douces, Ses yeux bleus, Ses cheveux roux… Ma mère s'est précipitée sur moi dès qu’elle m’a vu, et s'est mise à me sermonner pour être rentré si tard. Puis, voyant que je me contentais de fixer le vide d’un air absent, elle a commencé à s’inquiéter. Je n’ai répondu à aucune de ses questions empressées. Elle ne pouvait pas comprendre – personne ne le pouvait. Si j’avais parlé de Jill, on m’aurait pris pour un fou. Et comment aurais-je pu les détromper, moi-même j’ignorais ce qui m’était arrivé.
Je n’ai pas mangé, ce soir-là, malgré les suppliques répétées de ma mère, sous lesquelles pointait la panique. Je n’ai pas dormi non plus. J’espérais, d’un espoir fou, que Jill allait apparaître, avec ses yeux souriants et sa voix chaude, et me dire que tout allait bien, que ce n’était qu’une blague, qu’elle était là – vraiment là. Mais au fond de moi, je savais. Jill ne reviendrait pas. Ce n’était qu’une illusion.
Je ne suis pas allé à l’école, le lendemain. Le médecin qui est venu m’examiner n’a rien diagnostiqué d’autre qu’un « état d’abattement peu commun », autrement dit, n’importe quoi. Il a dit à ma mère que j’avais besoin de repos, et je lui en ai été reconnaissant. Je ne me sentais pas capable d’affronter le collège. Pas maintenant.
C’est arrivé la nuit du samedi. Les yeux grands ouverts, je fixais le plafond de ma chambre, tout en écoutant le silence, lorsque soudain, un craquement a retenti sous me fenêtre. Intrigué, je me suis levé, et j’ai entre-ouvert les volets. Je ne m’étais pas trompé ; il y avait bel et bien quelqu’un là en bas. Un homme, emmitouflé dans un manteau noir. En entendant le bruit qu’avait fait la fenêtre en s’ouvrant, il avait dirigé son regard vers moi, et me faisait à présent signe de venir lui ouvrir la porte. Bien évidemment, n’importe quelle personne saine d’esprit ne l’aurait pas fait. On n’ouvre pas à un inconnu en plein milieu de la nuit. En particulier quand ce dernier a l’air suspect et porte un manteau noir (même si je n’ai jamais vraiment compris ce que tout le monde avait contre les manteaux noirs). Pourtant, j’avais l’intime conviction que je devais faire entrer cet homme.
À peine quelques minutes plus tard, l'inconnu était dans ma chambre, assis sur ma chaise de bureau. Il s’était présenté comme John Smith, ce qui de toute évidence était un nom d’emprunt. Encore plus suspect. J’aurais très bien pu lui demander de sortir de chez moi – le plus drôle, c’est que je suis certain qu’il aurait obtemperé. Sauf qu'il avait dit le mot magique : il avait prononcé le nom de Jill.
― Je te dois des explication, a commencé l’homme de sa voix grave. Commençons par le commencement. Il existe un groupe appelé la Fondation Expérimentale. J’en suis membre depuis sa création, il y a trente ans de cela. La Fondation regroupe de brillants scientifiques, des psychiatres de talents, et j’en passe. Notre but est de comprendre le fonctionnement de l’esprit humain et de développer différents moyens de l’influencer. Cela va sans dire que le gouvernement n’apprécie pas plus que ça... Apparemment, nos pratiques seraient contraires aux droits de l’homme, ou je ne sais quoi. Toujours est-il que malgré leur interdiction, nous continuons à mener des expériences. Et Jill fait partie de l’une d’elles.
J’en suis resté abasourdi. Une expérience ? Jill était… Une expérience ? Mais… et moi dans tout ça ?
― Comprends-moi bien, a continué l’inconnu, Jill n’est pas le sujet de l’expérience. Elle en est seulement l’outil. En réalité, Jill n’existe pas.
― Elle n’existe pas ? Comment ça, elle n’existe pas ?!
― Jill est une invention de la Fondation. Son nom correspond à l’abréviation de J-223-IL-7L, le nom officiel de la puce.
― La… puce ?
J’étais de plus en plus perdu.
― Jack, Jill est en réalité une puce que nous nous sommes débrouillés pour implanter dans ton cerveau. C’est comme un hologramme, mais que tu es le seul à pouvoir voir, toucher, sentir, etc. Tout ça n’est en réalité qu’un leurre. C’est la puce qui donne l’impression à ton cerveau qu’elle est réelle.
Je devais avoir l’air vraiment ahuri, parce qu’une expression vaguement proche de la compassion est apparue sur le visage de « John Smith ». En réalité, j’étais complètement sous le choc. Ce n’était pas possible. Ça ne se pouvait pas. Jill… Une puce ?!
― Et… que… qu’est-ce que je fous là dedans, moi ? ai-je bégayé.
Il a pris un air étonné.
― Toi ? Eh bien toi tu est le sujet de l’expérience ! Ces derniers temps, nous avons beaucoup travaillé sur la tentation, en changeant différents paramètres. Nous avons effectué plusieurs essais. Les tout premiers étaient très simples, puis nous avons rajouté les rêves, le contexte du théâtre – car oui, c’est nous qui avons soufflé le thème d’Orphée et Eurydice à ta professeure ! – et surtout le sentiment amoureux !
L’homme s’est frotté les mains, l’air très content de lui.
― Ahhhh… C’est très probablement ma plus grande réussite ! Tout commence par les rêves, tu vois, ils ont comme une lumière, ils mettent Jill en valeur, et surtout ils ajoutent un côté très romantique à la première rencontre ! Et puis ensuite… Tout le personnage de Jill est créé pour être attirant, son odeur aphrodisiaque, son apparence, sa voix… Son physique est également plutôt androgyne, pour s’adapter aux préférences de chacun – la voix suit ! Ah, mon garçon, ça fait deux ans que nous travaillons sur ce projet, tu es le 97e candidat, mais tu es seulement le 10e à tomber amoureux de Jill, et ce grâce à MON invention GÉNIALE !
Les yeux du type étaient devenus brillants, presque fiévreux, et son sourire large découvrait ses dents trop blanches. Pas de doute, cet individu était un fou. Et moi, j’étais son cobaye. Un élément de son discours m’a soudain frappé.
― Attendez… Vous dites que je suis la 97e personne à subir cette expérience ?
― Oui, a-t-il fait. Et tu es également la 97e personne à échouer… Ça commence à bien faire ! Nous avons pourtant tenté de t'influencer, avec Orphée et Eurydice, mais tu n’as pas su comprendre la leçon. Il faut croire que la tentation n’épargne personne… particulièrement lorsque l’amour est impliqué !
Il a éclaté d’un rire sonore, presque machiavélique, et j’ai commencé à avoir vraiment peur. Puis, la colère a pris le dessus, et je me suis mis à crier.
― Comment OSEZ-VOUS rire de ça ?! Est-ce que vous êtes conscient que vous avez gâché la vie de 97 personnes ? Et plus particulièrement des 10 qui sont tombées amoureuses ? Avez-vous jamais aimé quelqu’un ? Vous nous faites miroiter le bonheur et l’amour, pour nous l’enlever l’instant d’après, en nous disant simplement « oui, c’était une expérience, on a joué un peu avec votre cerveau et avec vos sentiments, on est très fiers de nous ! ». Je n’ai jamais signé pour ça, je n’ai pas consenti à ce que vous altériez mes pensées, à ce que vous me fassiez tomber amoureux pour la première fois pour votre « expérience », ou à ce que vous m’implantiez cette foutue puce ! Je devrais vous dénoncer pour ça. Oui, tiens, c’est ce que je vais faire. Je vais vous dénoncer.
Un rictus s’est étalé sur le visage de l’homme, suivi d’une nouvelle séquence de son rire de malade.
― Nous dénoncer… Comme c’est mignon ! Tu n’as aucune preuve, nous t’avons déjà retiré ta puce. Ils te décréteront fou, schizophrène, ils t’enfermeront dans un asile ! Pourquoi crois-tu que nous sommes toujours en activité, depuis toutes ces années ?
Sans cesser de rire, il a tourné les talons, et s’est dirigé vers la porte d’entrée. Je savais que j’aurais dû appeler la police. Mais le temps qu’ils arrivent, « John Smith » serait déjà loin. Nous n’avions pas de caméra de surveillance, et comme il l’avait souligné, je ne pouvais avancer aucune preuve. Alors, malgré mon désir ardent de le frapper (ce qui aurait probablement été très stupide), je l’ai laissé actionner la poignée de la porte, tout en sachant qu’en le laissant partir, je condamnais d’autres adolescents à vivre ce que j’avais vécu.
Cependant, avant qu’il ne sorte, j’ai osé lui demander :
― Si j’avais réussi… Si j’avais résisté à la tentation… Que se serait-il passé ?
L’autre a haussé les épaules.
― J’imagine qu’on aurait enchaîné sur une autre expérience. Nous t’aurions peut-être expliqué, et demandé si tu voulais garder la puce ou la retirer… Je suppose.
Puis il s’est retourné, et a franchi le seuil, me laissant seul.
Voilà, vous connaissez toute l’histoire, à présent.
Ma vie continue, je m’efforce d’aller de l’avant. Je vais aux cours de théâtre, j’apprends à vaincre mon stress, je ris avec Tim, j’ai même rencontré une fille adorable appelée Laurie. Mais je ne peux pas m’empêcher d’imaginer ce qui se serait passé si je n’avais pas ouvert les yeux. Si je n’avais pas cédé à la tentation. Je ne peux pas m’empêcher d’imaginer ce que j’aurais pu vivre avez Jill, même si tout ça n’aurait été qu’une illusion. Et je reste convaincu que mon amour était réel, et non pas inventé de toutes pièces par la Fondation, malgré tout ce que m’a expliqué « John Smith ».
Je n’oublierai jamais Jill.
○○○
Les spectateurs applaudissent. Le rideau se ferme. La pièce est achevée.
― Je pense quand même que Madame Cantin est un peu égocentrique, murmure Leo, qui jouait le narrateur, à son voisin. Adapter une pièce dans laquelle elle-même figure… Jack n’a pas tord, elle est bel et bien folle !
― C’est vrai, mais je pense que Jack lui-même est pire ! Après tout, c’est lui qui a écrit la nouvelle qui a inspiré la pièce ! Il a quand même une sacrée imagination !
― Tu te rends compte, s’il avait vraiment vécu ça !?...
Les rires des deux garçons se mêlent aux applaudissements sous le regard rêveur dudit Jack.
○ Fin ○
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top