2| Jill, le masque, Orphée et Eurydice, ou comment j'ai découvert l'amour
Je suis rentré chez moi complètement sous le choc. Il faut me comprendre, je venais de réaliser que je pouvais voir quelqu'un dont personne d'autre ne soupçonnait l'existence... La chose en elle-même possédait quand même un caractère légèrement traumatisant. J'ai répondu mécaniquement aux questions de ma mère, puis je me suis enfermé dans ma chambre. J'avais sérieusement besoin de réfléchir.
J'ai tenté de mettre un peu d'ordre dans mes idées, mais mes pensées tournaient toutes autour d'un même point : le seul à voir Jill. Je ne comprenais pas. C'était physiquement impossible ! Quelle explication rationnelle pouvait-il y avoir à cela ? Parce qu'il devait bien y en avoir une, n'est-ce pas ?
La peur a commencé à me gagner. Que se passait-il ? Je n'étais pas fou, tout de même ! ... Si ? Dans un sens, ça m'aurait peut-être rassuré. J'avais désespérément besoin de comprendre. Alors comme la plupart des gens, j'essayais d'inventer une explication, d'interpréter, à défaut de savoir. C'était probablement vain, mais c'était tout ce que je pouvais faire. J'ai donc passé en revue les différentes possibilités - toutes plus invraisemblables les unes que les autres. Il pouvait s'agir d'un fantôme, ou d'un extraterrestre, d'un être doué de pouvoirs magiques ou je ne sais quoi, mais depuis quand croyais-je à la magie ou aux revenants ? Ou alors, c'était moi le problème. Peut-être étais-je schizophrène ? Pourtant, Jill paraissait si... réelle. Je ne pouvais pas avoir inventé quelqu'un d'aussi parfait, d'aussi... humain !
Jill... Dès que je pensais à elle, à ELLE, comprenez bien, et non à son invisibilité aux yeux des autres, un sentiment inconnu pointait, par-dessus la peur. Une sorte de calme total, ou même de plénitude. Et en même temps, une agitation profonde, une fébrilité inhabituelle, accompagnée d'une étrange sensation dans mon ventre - ou était-ce dans mon cœur ? Encore une chose que je ne parvenais pas à comprendre. Ça commençait à bien faire.
J'ai décidé de remettre cette réflexion à plus tard, et d'aller dîner en faisant comme si de rien n'était. Enfin, ça c'était en théorie, parce qu'en réalité, la question m'a hanté pendant tout le repas, puis toute la soirée et jusqu'à tard dans la nuit. Elle s'accompagnait d'un besoin pressant de revoir Jill, de parler avec elle, d'en apprendre plus sur elle. Je devenais décidément étrange.
Je n'ai rien appris de plus de toute la semaine. Comme Jill n'était pas au collège, je devais attendre le cours de théâtre pour la rencontrer à nouveau. N'était-ce pas une bonne preuve qu'elle n'était pas le fruit de mon imagination ? Je ne me serais pas infligé une telle torture de mon plein gré, si ? Enfin, après quelques jours bien trop longs à mon goût, le mercredi suivant est arrivé.
Je suis venu en avance, cette fois-ci. Madame Cantin n'était pas encore là, mais quelques élèves attendaient déjà devant la porte. Jill en faisait partie. Bien évidemment, je me suis dirigé vers elle, sans trop réfléchir. Ce n'est que lorsque je me suis trouvé juste à côté que j'ai commencé à paniquer. Qu'allais-je donc lui dire ? « Salut, Jill, au fait je me demandais pourquoi personne ne te voit à par moi... Sinon, ça va ? » Non, vraiment pas. Et puis... les autres se demanderaient avec qui je discutais. Je ferais bien mieux de rester simplement seul dans un coin. Sauf que voilà, j'étais déjà face à elle. Je l'ai donc attrapée par le bras, et entraînée un peu plus loin, hors de portée des regards. C'est seulement quand je l'ai lâchée que je m'en suis rendu compte : je l'avais touchée. J'ai senti le rouge me monter au joues. J'ai donc commencé très vite :
― Hum, salut euh... Ça va ?
Elle a souri.
― Je devrais te retourner la question ! C'est toi qui m'attires à l'écart sans explication !
Mon cœur s'est serré. Devais-je vraiment lui parler de ça maintenant ? Elle semblait si enjouée, si... extraordinairement ordinaire. Sans son masque écarlate, on aurait presque pu penser qu'elle était simplement une ado de 15 ans comme les autres, qui venait s'amuser à son cours de théâtre, et non une fille si mystérieuse que j'étais apparemment le seul à voir. Pourtant... J'avais attendu cette explication toute la semaine. Je devais savoir de quoi il retournait.
― Écoute, Jill... je me demandais...
Comment formuler ça ? Le rouge m'est monté aux joues, et mon cœur a commencé à s'affoler. Heureusement, Jill est venue à ma rescousse.
― Tu te demandes pourquoi tu es le seul à me voir, n'est-ce pas ?
J'ai acquiescé, presque étonné qu'elle ait compris si vite.
― Ça devait bien arriver, tôt ou tard, a-t-elle soupiré. Disons que... les autres auront beau regarder, il ne me verront jamais. Je n'existe que pour toi. Tu ne dois pas t'inquiéter, tu finiras par comprendre. Je ne peux pas t'en dire plus. Désolée... désolée.
Et sur ces paroles sibyllines, elle a tourné les talons et m'a laissé là, alors qu'a retenti la voix de Madame Cantin qui s'excusait de son retard et nous invitait à entrer.
― Aujourd'hui, a commencé notre professeure, nous allons amorcer notre travail pour le spectacle annuel, dont le thème, comme je vous l'ai annoncé la semaine dernière, sera le mythe d'Orphée et Eurydice.
J'avais presque oublié ce détail, tant j'avais été préoccupé par Jill. Le stress s'est à nouveau insinué en moi. J'avais beau particulièrement apprécier le sujet de la pièce, je redoutais toujours de devoir jouer devant un public. Ça pouvait sembler anodin, face à ce qui m'arrivait, mais je ne pouvais pas m'empêcher d'angoisser. J'ai soupiré. Il faudrait bien que je m'y habitue, un jour ou l'autre.
― Pour ceux qui ne connaîtraient pas l'histoire, je vais vous la résumer rapidement, a enchaîné Madame Cantin ; Orphée, un poète fils de la muse Calliope, tombe amoureux de la dryade Eurydice et l'épouse. Mais un jour, celle-ci est mordue par un serpent et meurt. Orphée, fou de chagrin, descend aux Enfers et persuade le dieu des morts, Hadès, de la laisser repartir. Ce dernier accepte à la condition qu'Orphée ne se retourne pas pour voir sa femme avant d'être sorti des Enfers. Mais alors qu'Eurydice est presque libre, Orphée qui ne l'entend plus derrière lui, se retourne. Ainsi, elle reste aux Enfers et Orphée demeure séparé de sa femme, et malheureux à jamais.
Après avoir terminé sa tirade sur un grand sourire - je persiste à penser qu'elle est folle - Madame Cantin a déclaré que nous allions pour l'instant essayer de jouer quelques scènes, par petits groupes qu'elle désignerait. Puis elle a commencé à énoncer nos prénoms, ainsi que la partie de la pièce que nous tenterions de jouer. Mon nom est bientôt arrivé, à la suite de celui de Tim, pour l'ultime scène entre Orphée et Eurydice. J'allais devoir surmonter ma timidité - une fois de plus.
Tim était un garçon de mon âge, à l'air jovial et toujours enthousiaste et j'ai dû admettre que j'étais plutôt bien tombé. Il m'a immédiatement mis à l'aise avec son sourire contagieux et ses yeux brillants. Nous avons commencé à lire le texte que Madame Cantin nous avait distribué, dans un silence qu'il a fini par briser :
― Je ne comprends pas pourquoi il s'est retourné... Il savait bien que ça allait tout faire foirer ! Tu ne trouves pas ça stupide ?
J'ai grimacé. Orphée et Eurydice se trouvait être l'un de mes mythes préférés, et j'avais longtemps pensé comme Tim. Mais à force d'y réfléchir, j'avais fini par mieux comprendre le comportement d'Orphée.
― Pas tant que ça, en fait. Il voulait s'assurer qu'elle allait bien. Et puis... je pense qu'il avait besoin de la voir, de s'assurer que ce n'était pas une duperie d'Hadès ou quelque chose comme ça... Il a agi de façon impulsive. Ça peut paraître stupide, mais à mon avis il n'y a pas tellement réfléchi.
Tim est resté pensif un moment puis a admis :
― C'est possible. Je n'avais pas vu ça sous cet angle. Faut dire que je ne pense pas que l'amour soit vraiment mon truc... !
Il a grimacé et j'ai souri.
― Bon alors, on la joue cette scène ?
J'ai encore une fois passé un après-midi étonnamment agréable. L'entrain de Tim m'a fait oublier mon angoisse, mes questions, Jill, notre étrange conversation et même ces sentiments bizarres qui m'assaillaient quand je pensais à elle. S'il prétendait ne pas être doué en amour, il l'était assurément pour se faire des amis, et je me suis pris à songer que je pourrais peut-être un jour le considérer comme tel.
Malheureusement, j'étais à peine rentré chez moi que mes pensées ont recommencé à m'assaillir. Ce n'était pas possible, je devenais fou. Une fille qui ne pouvait être vue que par une personne, ça n'existait pas. Le mot « schizophrène » est revenu tourner dans ma tête. Peut-être devrais-je consulter un psy ? Me faire interner, ou je ne sais quoi ? Même si j'avais le sentiment d'être sain d'esprit, quelque chose n'allait pas, Jill en était la preuve.
Je me suis soudain senti étrangement las. J'avais l'impression que toute cette histoire n'était qu'une vaste blague, et que Jill, Tim, Madame Cantin et tous les autres allaient bientôt me sauter dessus en criant quelque chose comme « poisson d'avril ! ». Sauf que nous n'étions pas en avril et que j'en avais marre de faire semblant que tout allait bien. Parce que même si je commençais à me décoincer au théâtre, que notre thème était un mythe que j'adorais, et que j'allais peut-être me faire des amis, tout compte fait, il y avait un énorme MAIS. Jill. Cette fille qui n'aurait pas dû exister. Qui ne devrait pas POUVOIR exister. Ou du moins pas seulement pour moi. Cette fille pour laquelle je tentais de cacher - de ME cacher - une attraction grandissante... Cette fille dont, autant le dire, j'étais amoureux. Amoureux. C'était bien ma veine. La première fois de ma vie que j'étais amoureux, il s'agissait d'un stupide coup de foudre pour une fille que personne d'autre que moi ne pouvait voir. Il devenait de plus en plus urgent que je comprenne quelque chose à cette histoire. Le mercredi suivant avait intérêt à se dépêcher d'arriver.
Je n'ai cependant pas eu à patienter jusqu'à la semaine d'après pour revoir Jill - peut-être aurait-ce été préférable. Le lendemain, elle m'attendait à la sortie des cours. Je lui ai jeté un regard plein d'incompréhension, auquel elle a répondu par un signe de la main qui m'invitait à la suivre. J'ai hésité. Mais mon désir de comprendre a été plus fort que mon appréhension, et je l'ai suivie.
Jill m'a mené aux abords de la salle polyvalente. Je m'attendais à ce qu'elle se dirige vers l'entrée principale, mais elle m'a guidé jusqu'à une petite porte dérobée dont je ne connaissais pas l'existence. Une pression sur la poignée, et la porte en question s'est ouverte.
Nous nous sommes retrouvés dans les coulisses, derrière la scène. Je me suis avancé pour me retrouver sur les planches, surplombant la salle et Jill m'a rejoint. Nous étions seuls. N'était-ce pas romantique... Pris d'un élan soudain, j'ai cherché sa main et l'ai prise dans la mienne. Elle s'est rapprochée de moi, et a effleuré mon visage de ses doigts. Alors, je ne sais pas ce qui m'a pris, mais je me suis entendu murmurer :
― J'ai tellement envie de t'embrasser...
Elle a esquissé un pas en arrière, et je me suis senti stupide et minable. J'avais tout gâché. Mais non, Jill m'a simplement répondu :
― Je dois retirer mon masque. Mais je t'en supplie, ne regarde pas. Ferme les yeux et ne les rouvre pas.
J'allais poser une question, mais Jill à mis son doigt sur mes lèvres pour m'imposer le silence.
― Promets-moi. Tu ne dois pas ouvrir les yeux. Tu ne dois pas me voir sans mon masque.
J'ai acquiescé. J'aurais acquiescé à n'importe quoi, à ce moment-là.
J'ai fermé les paupières. J'ai entendu du mouvement, face à moi, puis le bruit d'un objet qu'on lâchait à terre. Et je l'ai sentie approcher. J'ai senti son visage près du mien, ses lèvres sur les miennes, son souffle chaud. J'ai alors eu la certitude qu'elle existait bel et bien. Je l'aimais tellement...
Je n'ai pas réfléchi. Comme je l'avais dit à Tim, tout est une question d'impulsion. Le besoin de voir un être aimé, juste pour vérifier qu'il est bien là. Mes yeux se sont ouverts. J'ai eu le temps de voir ses yeux bleu électrique, et de deviner l'ovale parfait de son visage, encadré par ses courts cheveux de feu.
Et puis plus rien. Plus rien contre mes lèvres, sous mes mains, plus rien devant moi. Même le masque écarlate n'était plus sur le sol.
J'avais ouvert les yeux.
Jill avait disparu.
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