Chapitre 26

Dans le restaurant, l'ambiance de la salle privatisée où la quinzaine d'hommes dîne est aussi légère qu'échauffée. Des lumières chaudes tamisent la pièce et les tableaux sur les murs sombres sont d'une volupté douteuse. Entre l'alcool, le brouhaha ambiant et cette atmosphère singulière, Zhan ne parvient pas à se sentir à l'aise. Est-ce l'accumulation de tensions de ces derniers jours ? Ou peut-être est-ce l'ambiance malsaine qui règne. Durant tout le repas, autour de la longue table, les blagues vulgaires ponctuées d'allusions sexuelles pullulent ; le centre de l'attention étant l'alpha du jour, bien entendu. Zhan se contracte à mesure que les conversations augmentent en grossièreté. Lorsqu'un homme conte tel un exploit son agression sur une femme oméga, il serre les dents et baisse la tête afin de dissimuler ses envies meurtrières.

Pour sa part, forcé de se fondre dans la masse, Yibo affiche un sourire crispé. Il devine bien l'état dans lequel est son ami, mais après son dérapage de la journée, il ne peut se risquer à échanger le moindre regard avec lui. Du coin de l'œil, il se contente donc de le guetter, comme à son habitude, de le voir noyer son écœurement dans une suite de cul-secs de Baijiu. Qu'il tienne l'alcool ou non, ce soir, Zhan préfère encore être ivre que de s'attarder sur les horreurs crachées sur les siens.

— Et alors, Lao Xiao ! lâche un responsable ivre à la chemise négligée. Tu es celui qu'on n'a pas encore vu en rut une seule fois !

Zhan manque d'en recracher son vin de riz.

— Je... je suis très discret, mes phéromones sont légères, explique-t-il, les joues rougies tant par l'alcool que par l'embarras.

— Le jour viendra où on s'occupera de toi aussi, piaffe Cheng en levant son verre, un bras autour de Yibo.

S'occuper de lui ? Rien de bon ne saurait venir de la part de ce genre d'hommes. La nouvelle bouteille de Baijiu qui se trouve dans sa ligne de mire l'appelle. Il compte bien y endormir son anxiété, peu importe qu'il ne tolère pas bien l'alcool. Zhuocheng se laisse tomber à ses côtés, son verre vide à la main. Zhan n'ose pas lever les yeux vers son homme et affronter sa réaction ; son regard accusateur pointe déjà vers eux. Mais que pourrait-il faire ? Il ne peut tout de même pas repousser son collègue...

— Sers-moi, Zhan Zhan ! lance le jeune homme, déjà pompette.

— Vas-y doucement tout de même, ricane Zhan en le servant.

— C'est la soirée de Wang Yibo ce soir ! s'exclame-t-il en levant son verre plein.

Tous les autres répondent aussitôt à son appel et trinquent en l'honneur de l'alpha du jour.  Les verres vidés, tout le monde se ressert à boire en piaillant. Les deux amants profitent de ce moment pour échanger un regard. La moue disculpe de Zhan ne suffit pas à calmer la rancœur de son ami. Impuissant, il finit par baisser les yeux. Pourvu que cette soirée se termine au plus vite...

Dans l'euphorie générale, Cheng se lève en braillant pour réclamer la suite. Ainsi, la « suite » entre en scène sous les yeux choqués de Zhan. Une dizaine de jeunes omégas, garçons comme filles, pénètrent dans la salle dans des tenues légères, camouflant à peine leurs parties intimes (les mettant même plutôt en valeur). N'ayant sûrement pas plus de dix-huit ans, les jeunes se disposent autour de la table, derrière chaque convive dans le but de les divertir. Les hommes les dévorent du regard, touchent déjà leurs corps avec envie.

Voilà donc le thème de la soirée...

— Ici ! C'est lui le roi de la soirée, aboie Chan en rameutant deux garçons et une fille autour de Yibo.

Zhan s'horrifie. En plein cauchemar. Il est en plein cauchemar. Sans y réfléchir à deux fois, il se resserre un shot de Baijiu, puis un autre. Et encore un autre. Jusqu'à ce qu'une nausée lui retourne l'estomac. Mais son plus gros haut-le-cœur survient lorsqu'il pose les yeux sur Yibo. Positionnée dans son dos, la jeune fille laisse glisser ses doigts sur son torse afin d'ouvrir sa chemise, tandis qu'un des garçons dépose de multiples baisers dans son cou tout en s'enroulant autour de son bras. Le troisième, un adorable petit blond, s'assoit sur son entrecuisse et déboutonne son jean avant de se frotter à sa virilité.

Sur son visage, Zhan peut lire la lutte qui se déroule en lui. Cette volonté désespérée d'aller contre le monde entier. Contre son propre corps, fébrile, déjà obnubilé par la possession des êtres qui lui sont offerts. Dans ce type de soirée organisée par ses supérieurs, aucun homme ne peut se rétracter à un tel moment sans accuser des soupçons. Encore moins après avoir sauté sur son collègue alpha en public. Bien que la fièvre le gagne déjà, ses yeux larmoient. Brillent de mille et une excuses envers le seul oméga de ses rêves. Son unique aimé.

Malgré l'atrocité de la scène et alors que ses entrailles se déchirent, Zhan continue à fixer l'amour de sa vie, déshabillé sous ses yeux. Préparé pour le sexe. Il voudrait mourir sur place. Son cœur tambourine dans ses tempes et sa respiration n'est plus qu'un souffle brûlant dans sa gorge. Il s'empare de la bouteille et la boit cette fois au goulot.

— Et alors, Zhan Ge ? se surprend Zhuocheng en passant un bras autour de ses épaules. Qu'est-ce qu'il t'arrive pour boire comme ça, toi qui tient pas l'alcool d'habitude ?

Rieur, le jeune homme pointe son collègue du doigt, provoquant l'hilarité grasse et imbibée de l'équipe. Dents serrées, Yibo son amant de son regard voilé, contemple son abandon à une ivresse inconsciente, noyade éperdue qui n'a de but que de taire sa souffrance. L'étouffer dans un silence douloureux pour ne pas hurler devant tous, son ultime effort étant de ne pas craquer. En ce moment, Yibo maudit tant son corps que cette société.

Avant que les bouches des omégas ne lui soulèvent le cœur, Zhan ferme les yeux pour s'empêcher de se river sur l'horrible spectacle. Mais la scène continue à défiler sous ses paupières closes.

Lorsqu'un effluve particulier l'embaume et que des bras s'enroulent autour de lui, il ouvre et fige un regard surpris dans celui d'une petite blonde aux carré court. Le nez d'abord dans son cou, la jeune fille s'écarte ensuite pour le fixer avec stupeur. Elle porte une main lente à sa bouche, sous le choc. L'expression de Zhan se fait plus que parlante, presque suppliante. Les narines de la jeune fille se dilatent, hument le parfum subtil qu'elle seule pouvait décrypter. Après une œillade discrète sur la salle et son effervescence malsaine, elle lui renvoie un regard dans lequel brille une peine compatissante. Elle laisse glisser une main le long de son dos au moment où elle se relève, affection fraternelle. Dans leur désespoir partagé, une empathie dissimulée. Ce geste suffit à Zhan pour anéantir ses dernières forces. Les mots de Zhuocheng l'effleurent tout juste. C'est au moment où un gémissement, tant de lutte que de plaisir, s'échappe des lèvres de Yibo, que Zhan ne peut en supporter davantage. L'air de cette pièce l'asphyxie.

Il se décale de son assise pour fuir, mais en tentant de se lever, il s'affale au sol. Sa tête tourne atrocement. Les murs et le plafond gravitent autour de lui de manière désagréable. Il serre les dents, en proie à un ouragan de ressentis désagréables. Il se sent misérable, perdu en pleine oppression. Mais le plus atroce serait de rester ici. Il doit quitter cet endroit maudit, ce n'est plus qu'une question de survie. Entendre les gémissements de son amour, ceux qui lui habituellement sont destinés, il en deviendrait fou.

Il s'agrippe aux murs et aux quelques épaules rencontrées sur son chemin pour arriver jusqu'à la porte.

— C'est ça d'trop picoler ! s'esclaffe un type.

— Pas de gueule de bois autorisée demain ! ordonne Chan, tout en étant lui-même littéralement ivre.

Lorsque Yibo voit Zhan partir dans cet état déplorable, son désir se mue en nausée.

Grâce à la bouffée d'air frais prise dans la grande salle, Zhan trouve le moyen de sortir du restaurant, dans un court instant de clarté. Dehors, il se jette contre l'angle du bâtiment pour rendre tant sa douleur que ses excès, puis recule de quelques pas et tombe à genoux. Il voudrait régurgiter cette réalité aussi. Cette utilisation obscène de jeunes gens, tout juste majeurs – le sont-ils seulement ? Cette situation abominable dans laquelle son alpha doit posséder d'autres corps.

Une évidence le heurte soudain de plein fouet : c'est donc ce genre de souffrances que Yibo subit et devra subir encore et encore, chaque fois qu'il s'offrira à d'autres hommes...

Le mal-être de sa vie, écœurement de ce monde, le fait s'écrouler au sol dans un violent vertige.

— Xiao Zhan ?!

Des voix familières parviennent à ses oreilles alors que sa tête roule sur le béton. L'acteur de Wen Ning accoure avec une bouteille d'eau en compagnie de Zhuocheng qui s'empresse de le redresser pour l'adosser au mur.

— Pourquoi est-ce que tu as bu autant ? se désole Li Ji en lui offrant un peu d'eau.

Incapable de prononcer le moindre mot audible, Zhan prend le temps de se rafraîchir. Ses deux collègues échangent un air préoccupé.

— Dis-nous ce qu'il t'arrive, murmure Zhuocheng.

Dans sa pire faiblesse, Zhan s'affaisse contre le torse de son ami et fond en larmes. Affecté, ce dernier lève la tête vers Li Ji.

— Tu peux nous laisser seuls un moment ?

Le jeune homme acquiesce, attristé, puis quitte sagement les lieux.

— Zhan...

Entre deux pleurs essoufflés, sa douleur exposée dans la brèche la plus amère, Zhan laisse échapper les bribes de ses maux dans des lamentations torturées.

— Je l'aime... ! Je l'aime tellement !

Les yeux de Zhuocheng s'écarquillent.

— Tu es amoureux ?! Je n'aurai jamais cru... Mais, pour quelle raison tu en souffres ?

— Parce qu'on peut pas !

— Calme-toi, Ge... Pourquoi vous ne pouvez pas ?

— Parce qu'on est... on est... On peut pas ! s'étrangle le concerné à s'en briser les cordes vocales.

— Elle ne t'aime pas ? Elle habite loin ?

Zhan lâche un pouffement affligé, un ricanement railleur et nerveux à la fois. Sa voix se déchire.

— Putain, y'a pas elle ! Y'a pas ! Y'a juste... y'a juste, lui ! Juste lui, bordel ! Je l'aime, lui !

Les lèvres de Zhuocheng s'entrouvrent. Lui qui imaginait son collègue uniquement attiré par les femmes... En revanche, le problème à aimer un homme oméga reste toujours confus. Zhan s'agrippe fermement à son bras en tremblant de tous ses membres, les joues inondées de larmes. Toutes les choses que son amour est en train de faire, en ce moment-même, le flagellent.

— Je crois que je ferais mieux de te raccompagner...

Lorsque Zhuocheng l'enlace pour le remettre sur ses pieds et le soutenir, une voix glaciale retentit. Zhan la tête vers l'entrée du restaurant.

— Yi-bo...

— Oh, Yibo, qu'est-ce que tu...

— Wang Zhuocheng, tu fais quoi, là ?

— Comme tu le vois, Zhan est mal en point alors je le raccompagne chez lui.

En plus de voir sa culpabilité soulignée, découvrir le corps de son amour pressé contre le sien fait bouillir Yibo.

— Chez lui, c'est chez moi.

— Oui, on est tous au courant. Mais qu'est-ce que ça change ?

— Qu'est-ce que ça change ?!

Furieux, Yibo se rue sur Zhuocheng et le saisit au col pour le plaquer contre le mur, abandonnant Zhan qui s'échoue à nouveau contre la façade.

— Putain ! Qu'est-ce que tu comprends pas dans chez lui c'est chez moi ?!

— Eh ! Calme-toi ! se surprend le pauvre Zhuocheng en tentant de se défaire de son emprise.

— Putain, je vais te...

— J'allais pas le laisser seul dehors dans cet état ! Toi, t'étais occupé jusque-là, Wang Yibo !

Ouvertement accusé, Yibo resserre ses doigts autour de sa chemise et lève le poing, la dent menaçante. Son aura de phéromones assassines s'étend jusqu'aux narines de Zhan.

— Arrête... Yibo...

La voix fragile de Zhan effleure son esprit embué de rage. Lorsqu'il pose les yeux sur lui, son poing retombe aussitôt et il se jette à ses pieds pour le redresser. Rongé par la culpabilité, il encadre son visage pour essuyer ses larmes du bout des doigts. La souffrance qu'il lit sur son visage le poignarde en plein cœur ; celle dont il est responsable.

— Zhan Ge, je suis si désolé... murmure-t-il d'une petite voix. J'ai fait ce que j'ai pu... je t'en prie, je t'en supplie, crois-moi... !

Les lèvres tremblantes, Zhan referme ses bras autour de son alpha. Les odeurs de ses semblables sur son corps le torturent. 

— Je sais... sanglote-t-il dans son cou.

Sous le nez d'un Zhuocheng sidéré, Yibo cueille son visage entre ses mains et plonge un regard brisé dans le sien.

— Je ne veux pas te perdre... Je ne peux pas. Ma vie n'aurait plus de sens sans toi... susurre-t-il d'une voix chevrotante.

Un sourire chagrin étire les lèvres de Zhan. D'un revers de pouce, il essuie les larmes qui perlent aux coins des yeux de son amour.

— Tu es celui que mon cœur a choisi, le seul que je désire en ce monde. Wang Yibo, tu es mon âme sœur.

Le regard de Yibo s'illumine. En cet instant, plus rien d'autre ne compte. Plus rien à part ces dernières paroles, rêve éveillé. Le monde, à nouveau, a disparu ; sa cruauté aussi. Il ne reste plus que cet être unique et merveilleux, tout droit tombé du ciel pour lui. Un ange aussi rayonnant par son sourire qu'un millier de soleils.

Leurs lèvres se rapprochent, s'effleurent avec tendresse. Puis le lien se scelle. Baiser précieux. La Terre cesse de tourner, gracieuse pause accordée après l'enfer. Leurs doigts s'entremêlent et se serrent.

— Je t'aime, Xiao Zhan. Je t'aimerai aussi longtemps que le soleil continuera de se lever.

— Et je t'aimerai aussi longtemps que la lune continuera de briller...

Un sourire tremblant se dessine sur leurs bouches, épousées dans une nouvelle étreinte. Leurs fronts se collent l'un à l'autre, comme si rien ne venait de se produire. Car ce qu'il a de plus sacré surpasse les maux les plus ancrés.

Des voix grasses retentissent soudain depuis le palier du restaurant ; la bulle éclate. Yibo se relève d'un bond puis tend une poignée de main à son ami pour l'aider à se remettre debout. Une fois sur ses pieds, Zhan impose une distance cordiale entre eux, à contre-cœur. Chan se détache de l'équipe braillarde pour retrouver ses trois acteurs.

— Vous ! Bande de saligots, vous étiez où ?! Et qu'est-ce que vous foutiez là, depuis tout ce temps ?!

Les deux amants posent un regard inquiet sur l'unique témoin de leur amour interdit, dans l'attente qu'il fasse un choix. Celui de leur bonheur ou de leur malheur. Les yeux brillants du directeur se figent sur les trois garçons, à tour de rôle. Quelques instants, Zhuocheng dévisage le couple caché. Puis, l'air contrit, il détourne le regard.

— Je vais tout vous dire.

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N/A

Je rappelle pour celles.ceux qui l'ignorent (ou l'ont oublié) qu'en Chine l'homosexualité n'est pas libre. Ici, donc : alpha/alpha 

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