Chapitre 19
Assis au fond du lit, les genoux repliés contre lui sous un tee-shirt ample, Zhan se réchauffe en buvant la boisson chaude et réconfortante que vient de lui préparer Yibo. Attentionné, ce dernier revient s'installer sous la couette et le dévore d'un regard d'amour, la joue dans sa paume.
Zhan lui jette une œillade de biais, feignant une certaine méfiance.
— Ce thé est-il un moyen de m'acheter, Wang Yibo ?
— Hm. Peut-être bien.
Un petit rictus se fiche aux coins des lèvres de Zhan. Il frissonne. D'un frisson tout aussi frisquet qu'agréable, révélateur de l'amour véritable et protecteur qu'on lui porte enfin. Jamais il n'avait goûté à tant d'égards sincères, à tant de la tendresse, sans arrière pensées. Il se sent comme un convalescent dont la souffrance résonne encore dans un bruyant écho après une lutte acharnée. Comme rattrapé de justesse, au bord du gouffre.
Une chose le préoccupe toutefois.
— Comment fais-tu pour te contrôler ? Tu es si différent des autres...
— Il y a des moments où c'est très difficile.
— La première fois chez toi, dans la salle de bain ?
— Hm. Là, c'était vraiment... dur. Dans tous les sens du terme.
Ils pouffent tous les deux de rire, légers.
— Mais donc, quand je t'ai repoussé tout à l'heure, ça n'a pas été encore pire ? Tu as dû être extrêmement frustré, non ?
— Je ne pouvais pas continuer en te voyant pleurer. Impossible.
— Pourtant, les autres...
— Il n'y a plus d'autres, le coupe fermement Yibo. Ne prends pas pour exemple ceux qui n'en sont pas un.
Zhan glisse sa main réchauffée dans la sienne, un beau sourire aux lèvres. Il ne pourra retirer de sitôt les sentiments douloureux. Les maux sont collés à sa peau. Mais grâce à son ami, il y arrivera un jour, il en est certain.
— Dis-moi, tu as une idée de ce que ce taré de mafieux te veux ?
— J'y ai beaucoup réfléchi depuis qu'il a envoyé ses hommes, et je ne vois pas vraiment ce qu'il pourrait attendre de moi. M'enlever ne lui offrirait pas de réels avantages, je suis sous contrat et en plein tournage. Il pourrait s'attirer d'autres problèmes... enfin, je suppose.
— Il n'y a que l'argent qui compte pour ce genre d'hommes. Peut-être que tu pourrais acheter son silence ?
Zhan lui renvoie une moue perplexe. Cette information sur son identité vaut déjà une fortune. Même en vidant leurs deux comptes, il n'aurait pas assez pour faire le poids. De toute manière, il a la nette impression que ce n'est pas l'unique intérêt de cet homme. Ce serait bien trop simple.
— Quoiqu'il en soit, il faut te mettre sous surveillance. Cheng a lancé l'idée d'un garde du corps.
— Tu es fou ? Je me ferais griller dès que mes phéromones se relâcheraient, et si un gars me colle constamment, je suis foutu. Et avec mon corps détraqué qui n'en fait qu'à sa tête...
— Hm.
Zhan hésite quelques instants, songeur, puis pose un regard plein d'espoirs sur son ami.
— Yibo, qu'est-ce que tu connais de... la France ?
— La France ?!
— Oui... on a toujours appelé ce pays « le pays des droits de l'Homme ». Peut-être que...
Le visage de Yibo s'allège de sa joie. Dans son Éden de douces émotions, il en avait oublié l'éventualité dans laquelle son aimé fuirait leur pays. Mais il en va de sa vie. Alors il le soutiendra, l'aidera à se créer une issue de secours. Même si ce plan consiste à le séparer de lui.
La nuit est paisible. Réconfortante. Dans les bras de son amour, Zhan se repose enfin. Le moindre cauchemar ou soupçon de tension se fait souffler par une chaude étreinte. Par des mots rassurants, susurrés au creux de son oreille, devennus les plus merveilleux au monde.
« Tout va bien » « Je suis là » « Je t'aime »
— A ce soir, s'exclame Yibo en déposant un doux baiser sur ses lèvres.
— Ça va être long ici sans toi, c'est pas trop mon genre de flemmarder devant la télé... bougonne Zhan avec une moue de bébé.
— Je me rattraperai ce soir, sourit son alpha en lui mordant la joue.
— Et comment ?
— Comme il te plaira.
Le temps d'un clin d'œil, Yibo referme ensuite la porte derrière lui.
Après une sieste de quelques heures, le temps défile avec lenteur pour Zhan. Aucune série ne parvient à l'occuper. Lui qui passe son temps à bouger et cumule les projets, rester inactif est un supplice.
— J'ai faim. Et j'ai envie de sucré. Est-ce qu'il n'y aurait pas une boulangerie française dans le coin...
L'acteur se lève du canapé pour pointer le bout de son nez à la fenêtre.
— Hmm... Je suppose que je n'ai qu'à aller voir par moi-même.
Enthousiaste à l'idée de prendre l'air même pour un aller-retour, Zhan s'empresse d'enfiler un sweat rouge à capuche et un jogging sombre. Le goût des viennoiseries le fait déjà saliver. Et puisqu'on doit se faire plaisir lors d'une convalescence, autant ne pas se priver. Son nouveau bien-être lui a ouvert l'appétit.
— Sucre rime avec endorphines. Croissants, chocolatines et pains au lait, me voilà ! s'écrie-t-il en ouvrant la porte.
Sur le palier, son cœur s'accélère. Il s'arrête net. Il va devoir sortir seul. Seul.
Tout va bien. Ici, je suis tranquille. Personne ne peut me trouver.
Il respire profondément.
Tu ne vas pas pouvoir rester enfermer toute ta vie. Tu reprends dans trois jours. Tu dois surmonter ça.
La raison finit par l'emporter. Il doit arriver à retrouver une normalité.
Son rythme cardiaque diminue et il rejoint la rue passante. Au-dessus de son masque noir, l'air frais balaye ses cheveux sur son front ; caresse agréable. Au bout d'une dizaine de minutes, une pâtisserie française lui fait de l'œil à l'angle d'une avenue. Une fois sa petite poche de gourmandises remplie, il repart de bonne humeur jusqu'à l'appartement. Finalement, tout s'est bien passé.
Ah, si j'habite un jour en France, je jure d'en manger tous les jours...
D'un autre côté, s'il habitait dans le pays des libertés, il serait séparé de son amour. Et vu la conjoncture actuelle, leur séparation serait certainement définitive.
Il pousse la porte et pénètre dans l'ascenseur.
— Pardon, je prends aussi l'ascenseur, lance un inconnu dans un costume gris foncé, caché sous son chapeau.
Son pied se coince entre les deux pans d'acier pour empêcher l'engin de partir. Malgré sa crispation, Zhan appuie sur le bouton qui rouvre les portes.
— Merci, sourit l'homme en retirant son couvre-chef.
Son identité dévoilée, la mâchoire de Zhan se décroche. Les portes se referment. Ses jambes manquent de le lâcher.
— T-Tao...
— Heureux de me revoir, Xiao Zhan ?
Tremblant de tous ses membres, il recule jusqu'à buter contre le mur qui vrombit sous le décollage de l'ascenseur.
— Eh bien, eh bien, cher Monsieur Xiao, pourquoi Diable avez-vous déménagé si promptement ? Est-ce donc en rapport avec la cordiale visite que mes hommes vous ont rendue, et que vous avez esquivée avec intelligence ?
— Q-qu'est-ce que vous voulez, siffle Zhan entre ses dents serrées.
— Ce que je veux, oui... ce que je veux.
Sa main écrase le bouton d'arrêt d'urgence, l'ascenseur se stoppe.
— C'est la raison de ma venue.
Même en tentant d'user de ses talents de comédien, l'acteur est incapable de garder un soupçon crédible de contenance. Encore moins lorsque Tao s'avance vers lui. Pour Zhan, sa dite raison n'est qu'une morne évidence. Cet homme étant un alpha, il ne fait pas le moindre doute sur ses intentions à son égard. Il baisse la tête laissant quelques mèches de cheveux retomber sur son regard résilié.
— Alors qu'on en finisse, dit-il, placide, en s'agenouillant à contre-cœur devant lui.
— Je vous demande pardon ?
— Je sais ce que vous voulez, c'est toujours la même chose.
Tao lâche un rire chantant, à l'image de son charisme et son impeccable élégance.
— Grand Dieu, non ! Je ne suis pas intéressé par votre corps, très cher, dit-il en s'accroupissant à sa hauteur. Bien que vous me sembliez délicieux, je n'ai nul besoin d'en arriver à ce genre de simagrées pour satisfaire mes désirs.
Une pointe de condescendance se niche au coin de ses lèvres. Néanmoins, ses mots sont emplis de douceur, celle dont on fait preuve pour apaiser un enfant énervé. La voix de Zhan se met à trembler. Il est à bout de nerfs.
— Alors, quoi ? Quoi à la fin ?!
— Je suis venu chercher la nouvelle pièce de ma collection, reprend Tao en dévisageant attentivement ladite pièce.
— Votre nouvelle... quoi ?
Le patron se relève pour faire quelques pas lents.
— Voyez-vous, votre secret est le collier que vous portez à votre cou, et le choix que vous allez faire, votre laisse. Je vous passe les détails ennuyeux. Tout ce que vous avez à retenir est que vous êtes la nouvelle pièce de ma collection. Une pièce de choix. Et cette collection, je la loue à mes clients les plus fortunés.
Zhan manque de s'étrangler. A défaut d'arriver à se relever, il en tombe sur les fesses. Une fureur muette se retranscrit sur son visage..
— Vous rigolez j'espère ?
— J'ai beaucoup d'humour mais pas ce genre-là, vous m'en voyez navré, se désole le mafieux en lui lançant un regard de biais, ennuyé.
— Vous êtes au courant que je suis connu dans ce pays ?
— J'y compte bien.
— Et que... que je ne peux pas vendre mon corps en étant reconnu ?!
— Assurément. Quelle inconscience serait-ce donc là ! sourit le patron.
— Je...
— Monsieur Xiao, reprend calmement Tao en le considérant de toute sa hauteur, vous préserverez votre précieuse identité derrière un masque. Laissez-moi maintenant vous résumer les faits : je sélectionne certaines personnes de ma collection pour la présenter à nos clients au cours d'une soirée. Ensuite, des noms de célébrités ou stars du X, sont annoncées pour aguicher de gros poissons. Étant un homme honnête, je me targue de proposer réellement ces dites personnalités, sous couvert de l'anonymat. Le but, pour ces clients, étant d'espérer tomber sur la célébrité qu'ils désirent sans avoir aucune garantie qu'elle le soit réellement. En somme, c'est une sorte de loterie du fantasme.
La mâchoire de Zhan se décroche. Il se félicite d'être déjà sur les fesses, dans le cas contraire, il en serait sûrement tombé à la renverse. Il balbutie, perdu dans le vide.
— Une loterie... de gens célèbres...
— Tout à fait. Riche idée, n'est-ce pas ? se complimente Tao.
— Riche... oui. C'est bien le mot.
— A présent, il vous faut choisir votre laisse, Monsieur Xiao.
— Ma... laisse ?
— Oui, votre choix. Je mets toujours un point d'honneur à laisser le choix à mes invités. Soit vous me remettez votre laisse et vous venez vous amuser chez moi...
Ces mots piquent l'acteur d'une profonde humiliation. Un jeu. Cet homme, dans toute son indécence immorale, ose réellement tourner ce chantage - trafic, comme un jeu.
— ... Soit je vends votre laisse à des tiers. Mais à partir de là, sachez que votre sort ne m'appartient plus, ajoute Tao en haussant les épaules, les mains dans les poches.
— Vous parlez de ces gens qui font de l'esclavage sexuel d'omégas, entre autres, au profit de gens importants, je me trompe ?
— Vous êtes bien renseigné, j'en suis ravi.
— Tu parles d'un choix... marmonne Zhan.
Tao lâche un pouffement amusé.
— Un choix reste un choix, Monsieur Xiao.
— Comment aurai-je la garantie que mon identité restera secrète ? Un masque peut s'enlever.
— Oh, mais vous l'avez déjà, très cher. Nos membres sont prévenus de ce qu'ils encourent s'ils ne respectent pas ma collection ou entachent mes pièces. Et les rares idiots qui s'y risquent font un exemple commun.
— Ah ! Laissez-moi deviner, vous leur cassez les jambes ? Les bras ? Vous leur volez un rein ?
Le sourire carnassier qui étire les lèvres du mafieux souligne toute la naïveté de l'acteur. Il attrape son téléphone et montre à Zhan quelques images
— Ça, ou plutôt, tout ça, dit-il en dessinant sur son écran du bout de l'index, c'est ce qu'il reste de monsieur Chang et de sa petite famille. Ce monsieur est le dernier en date à avoir transgressé les règles et sali une pièce de ma collection, déclare-t-il avec une moue faussement désolée.
Zhan porte une main à sa bouche. L'horreur lui soulève l'estomac. Cet homme est dénué de toute compassion. Tout sentiment. Sous le choc, il peine à articuler.
— Que... qu'est-il arrivé à la célébrité ? Il y a forcément eu un scandale, les médias...
— Ah ! très cher, absolument aucun. Je vois que vous n'avez toujours pas compris qui je suis...
Tao s'accroupit devant lui et soulève son menton du bout des doigts.
— Les médias sont à ma botte, car l'état chinois contrôle les médias. Et moi, je fournis l'état.
Zhan déglutit. Derrière son regard mi-clos de nonchalance, ses iris noirs flambent de supériorité. De sa toute-puissance, imposante et incontestable. Tao est intouchable.
Il n'y a aucune issue. Absolument aucune.
L'index du mafieux glisse depuis son menton le long de la mâchoire. En fin observateur, il penche la tête sur le côté, le regard affuté.
— A n'en pas douter, vous serez la nouvelle pépite de ma collection, sourit-il en se relevant.
— Combien...
— Je vous demande pardon ?
— Combien de temps tout cela va-t-il durer...
Zhan discerne le rictus satisfait qui bombe la joue de son maître-chanteur, debout dos à lui.
— Quelques mois, quelques années... qui sait ? lance-t-il, léger. Prenez soin de vous, monsieur Xiao.
Lorsque Tao quitte l'ascenseur, Zhan reste assis par terre à côté de sa poche de viennoiseries. Incapable de bouger. Ainsi donc, chaque fois que la vie lui offre un espoir, comme il le pensait hier encore, elle lui assène une violente gifle dans la foulée. Il lâche un pouffement nerveux en s'imaginant un instant – tout naïf qu'il est – proposer de donner son nouveau numéro à Tao. Cet homme connaît déjà l'entièreté de sa vie presque avant qu'il ne la connaisse lui-même. Il tremble, secoué par des larmes muettes, chargées de folies. La démence l'ensevelit. Comment arrive-t-il encore à rester sain d'esprit ?
Le pire dans tout cela : Yibo. Son cœur s'arrête sous le mal d'une gifle nommée Réalité. Il laisse reposer sa tête contre la cloison froide. Comment... comment lui annoncer une telle chose ? Comment dire à l'homme qu'il aime qu'il va devoir offrir son corps à cette ordure pour ses clients ?
Un nouveau ricanement résonne dans la cage d'acier. Une loterie... Cette atrocité pourrait facilement servir de scénario pour un nouveau film d'horreur sadique à la Hostel.
Désormais, il en est certain, Yibo le quittera. Il ne le supportera pas. A court terme, bien sûr, il lui assurera qu'il pourra supporter cette situation, par amour, et parce qu'il a lui a juré son soutien. Mais avec le temps – peu suffira –, il prononcera les mots de la fin. Car la situation ne sera pas vivable ; son amour passera en second. Chaque jour, il ne pensera plus qu'à ces hommes qui sont passés ou passeront après lui sur le corps qui est censé être sien. Et la merveilleuse promesse de fidélité se brisera, comme tous les serments d'amour finissent par l'être un jour.
Quant à l'autre option, celle de se taire, elle est l'assurance d'un échec lent et empoisonné, pour arriver à la même finalité. Certainement plus violente, même.
Il y aura cru, pourtant, au bonheur. A la paix. Frôlé également l'espoir d'une vie saine. Effleuré même – stupide qu'il est – celui d'un amour véritable. Ce bonheur-là n'aura duré que quelques heures. Une nuit, parfaite, dans toute son insouciance ; sa réconfortante magie.
La seule option imposée est claire : il doit parler. S'en suivra l'inévitable compte à rebours vers la fin. Il n'y aura pas de couple. Pas d'idylle ou de prince charmant de happy-end. Ce prince imaginaire sorti de fictions idiotes écrites par des gamines écervelées en manque de consécration de leurs propres fantasmes. Grand bien leur fasse à rêvasser, avant d'être confrontées à la vie. La vraie.
Croire qu'il serait sauvé comme dans une romance où le héros se fait sauver à tous les coups... Ha ! Sa stupidité à lui n'a aucune excuse. Ainsi donc, il était cette fillette aux rêveries puériles.
Il se relève en s'aidant de la cloison. Il voudrait se gifler, fort. Dans le pire des cas, il lui restera toujours son issue de secours : la France. S'il arrive à bout de cette vie, il tentera de fuir. Fuir pour sa liberté. Fuir pour survivre.
Lorsque la porte de l'ascenseur s'ouvre à nouveau sur l'appel d'un voisin, Zhan rabat son masque sur son visage et récupère ses viennoiseries. La journée promet d'être plus difficile que prévue. Il ne se voit pas attendre durant des heures avant de pouvoir annoncer à son amour qu'il le quitte déjà. Non, il n'a plus cette force. Il se rendra sur place pour lui annoncer sa décision, d'un air pathétique. C'est le bon jour, d'ailleurs. Ses collègues étudient le script et travaillent leur jeu, à défaut de pouvoir tourner. Ensuite, il ira se trouver un hôtel et y restera le temps qu'il faudra. Yibo sera son dernier effort. Après cela, il se laissera bercer par l'amertume des évènements, tel un navire sans gouvernail en proie aux caprices du temps. De ce destin qu'il s'évertue à repousser depuis toujours.
Désormais, il ne luttera plus. Car chaque fois qu'il lutte, il est le seul à tout perdre.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top