1| Moi Jack, les rêves, le théâtre, ou comment tout ça a commencé
Vous entendez ce bruit de vaisselle qui se brise en tombant par terre ? Vous voyez ce garçon qui bégaie et rougit devant toute une classe ? Celui qui a des bonnes notes, pas vraiment d’amis, un physique basique, de l’acné et des lunettes, et une imagination un peu trop débordante ? Eh bien tout ça, c’est moi. Le cliché sur pattes de l’ado maladroit, timide et impopulaire. Jack, enchanté !
Et là , vous vous dites forcément que ça commence très mal, parce qu'avec un début comme ça, les histoires ne volent généralement pas très haut. Vous avez déjà tous en tête le mec banal qui tombe amoureux de la fille populaire et qui, après de nombreuses péripéties, finit par sortir avec elle (ce que j’ai toujours trouvé assez improbable, mais passons…). Sauf que ce que je vais vous raconter est un peu différent.
Tout a commencé lors de mon premier cours de théâtre. Enfin, plutôt quand ma prof de français m’a conseillé d’en faire. Non, en réalité tout a commencé bien avant tout ça, avec le premier rêve.
C’était il y a quelques mois. Le 27 novembre, pour être exact. Je le sais parce qu’il s’agit du jour où nous sommes arrivés ici, maman et moi. La cause de notre déménagement dans cette ville paumée ? Divorce – évidemment. On ne peut pas dire que mon père soit un ange, mais ça m’a heurté quand même. Enfin, j’imagine que ce qui m’a surtout heurté, c’est le fait de quitter la ville où j’ai grandi et le peu de camarades que je pouvais considérer comme mes « amis », et non mon toxicomane de paternel, mais passons. Où en étais-je ? Ah oui, le premier rêve.
Je venais donc juste de m’installer, c’était la première fois que je dormais dans mon nouveau lit, dans cette vieille maison. Et c’était également la première fois que l’un de mes rêves me paraissait aussi net. Ça se présentait par flashs : premier flash, une salle vétuste, déserte, avec une scène et un rideau de velours rouge. Deuxième flash, une silhouette de dos, indistincte, dont tout ce que je parvenais à distinguer étaient les courts cheveux roux. Et enfin, troisième flash, ce même inconnu androgyne mais de face, cette fois, le visage dissimulé derrière un masque de théâtre bordeaux. Rien de particulièrement effrayant, vous en conviendrez, mais je m’étais réveillé en sueur, le cœur battant à toute allure. Et depuis, chaque nuit c’était la même chose. Le théâtre, l’inconnu au masque, le réveil. Je ne croyais pas vraiment aux messages par les songes, ou toutes ces histoires, mais sur le coup il fallait bien admettre que c’était étrange.
Quelques jours plus tard – bien trop tôt si vous voulez mon avis –, c’était la rentrée. J’avais tenté de me préparer mentalement, de me rassurer et de croire aux bêtises que débitait machinalement ma mère (comme quoi tout irait bien, j'allais me faire des amis, et puis ce n’était pas si terrible tout de même…). Mais la réalité s’est trouvée être exactement celle à laquelle je m’attendais au plus profond de moi : les autres élèves avaient déjà fait connaissance et personne ne semblait avoir envie de m’intégrer dans sa bande d’amis. Tout juste s’ils remarquaient assez mon existence pour lorgner mon visage boutonneux et mes lunettes rondes en ricanant. J’arrivais trop tard.
Pour survivre à ma première journée, je me suis donné un but : tenter de trouver quelqu’un qui pourrait correspondre à la personne aperçue dans mes rêves. Après tout, même si j’en doutais fort, peut-être étaient-ils prémonitoires – qui sait. Et puis, j’avais toujours été plutôt doué pour observer, à défaut d’être moi-même remarqué. Mais malgré de nombreux tours de la cour de récréation et une analyse minutieuse de chaque personne que je voyais, aucun des élèves que j’ai rencontré ce jour-là n’a semblé être le bon. Je suis donc rentré bredouille, fatigué, et avec la ferme intention de trouver un traitement contre l’acné.
Les jours ont passé et je me suis résolu à constater certaines choses ; petit un, je n’avais pas d'amis et aucune chance de m’en faire ne serait-ce qu’un seul, petit deux, absolument personne dans ce foutu collège ne présentait une quelconque ressemblance avec l’inconnu de mes rêves, et petit trois, ma prof de français était tarée. Eh oui, Madame Cantin, 50 ans, mère de trois enfants et enseignante de français était à mon avis profondément folle. En premier lieu parce que la grammaire semblait être sa passion, et en second, parce qu’elle m’avait conseillé de faire du théâtre. Du théâtre. À moi. Probablement l’adolescent le plus introverti de tout le pays, si ce n’était pas du monde. Mon expression avait probablement dû refléter ma profonde incrédulité car elle avait ri et m’avait assuré que ça me ferait du bien, que ça m’aiderait à me faire des amis (ha ha ha…), et que je devrais au moins essayer. Et c’est ainsi que je me suis retrouvé inscrit contre mon gré à « l’atelier d’expression théâtrale de Madame Cantin ».
Je me souviendrai probablement toujours de ma première leçon de théâtre. Le cours avait lieu dans la salle polyvalente, le mercredi après-midi. Ce jour-là, deux semaines après la rentrée d'automne et quatre après mon arrivée dans la ville, il pleuvait. Le ciel gris et bas reflétait mon humeur maussade. J’avais bien tenté de simuler un mal de ventre, mais ma mère avait simplement levé les yeux au ciel en me disant, comme Madame Cantin avant elle, que ça ne me ferait pas de mal. Et c’est ainsi que je me suis pointé à la salle polyvalente, trempé, en retard et avec un mal de ventre que le stress avait rendu réel.
À l’instant où j’ai poussé la porte, j’ai reconnu la pièce de mon rêve. Mêmes murs lambrissés, même parquet ciré, même scène au rideau de velours rouge. Sauf que cette fois-ci, elle n’était pas vide. Madame Cantin se trouvait au centre d’un petit cercle d’élèves de mon âge, dont certains que j’avais déjà aperçus au collège. Dès qu’elle m’a vu, un sourire a éclairé son visage et elle m’a fait signe d’approcher et de m’asseoir avec les autres.
― Nous sommes donc au complet, a-t-elle annoncé. Bienvenue à notre nouvel élève, Jack ! Et puisqu’il ne vous connaît pas encore, nous allons faire un tour des prénoms : chacun fait un geste, dit son nom et une petite phrase qui le décrit et…
C’est là que je l’ai aperçu. L’inconnu des rêves. Assis en tailleur un peu en arrière du cercle, comme s’il ne faisait pas vraiment partie du groupe. Je n’arrivais toujours pas à déterminer son genre. Il portait un pourpoint vermeil et un pantalon bouffant qui ressemblait à des chausses. On aurait dit un costume de théâtre. Ses cheveux roux bouclés encadraient son visage masqué. Pourquoi diable était-il en costume alors que personne d’autre ne l’était ? Et d’abord, qui était-ce ?
Le tour des prénoms avait commencé, et j’ai donc songé que je ne tarderais pas à connaître la réponse à ma question. Le garçon à côté de moi avait déjà dit s’appeler Tim, une autre fille, Julie, et il ne restait plus que trois personnes avant l’inconnu. Deux. Une. Mais alors que je m’attendais à l’entendre parler, sa voisine a pris la parole d’une voix sûre pour prononcer son nom – Stella – et le tour a continué. Personne ne semblait avoir remarqué que quelqu’un ne s’était pas présenté, et je n’ai pas osé intervenir.
Le cours s’est donc poursuivi comme si de rien n’était. Je l’ai passé à observer le mystérieux individu, qui ne semblait pas prendre part aux exercices, si bien que Madame Cantin a dû me rappeler à l’ordre plusieurs fois. La dernière activité consistait à se promener dans la salle en parlant avec une personne imaginaire. Alors que chacun se répartissait et se préparait à commencer cette passionnante discussion, j’ai décidé d’aller voir l’inconnu. Peut-être, après tout, était-il simplement timide lui aussi ! Je me suis donc approché et j’ai lancé un « salut, ça va ? » aussi clair que possible (ce qui donnait probablement quelque chose comme « s’lut… ‘va ? »). J’ai vu ses yeux bleus me dévisager, derrière le masque, et puis la réponse est venue, prononcée d’une voix plus aiguë que je ne l'aurais imaginé :
― Ça va, et toi ?
J’ai souri, peut-être pour masquer mon embarras. Je n’étais déjà pas très à l’aise pour discuter avec quelqu’un, mais quand le quelqu’un en question se trouvait également être la personne dont je rêvais chaque nuit depuis près d’un mois, ma gêne dépassait des sommets.
― Ça va… ai-je marmonné. Tu t’appelles comment ?
― Jill.
― Moi c’est Jack.
― Contente de te connaître, Jack !
Jill était donc une fille. Je rêvais depuis des semaines d’une fille, pour finir par la rencontrer à mon cours de théâtre. Si ce n’était pas romantique…
― Plaisir partagé.
J'ai vu qu’elle souriait derrière son masque. Ses yeux bleus s’étaient illuminés, et j’ai senti mon cœur faire un petit saut dans ma poitrine. Génial. Ces idées romantiques me montaient au cerveau.
Nous avons commencé à faire connaissance (oui, moi Jack je sociabilisais !). Elle m’a dit qu’elle habitait ici mais faisait l’école à la maison. Voilà qui expliquait le fait que je ne l’avais pas vue au collège. Mais quand je l'ai interrogée à propos de son masque et de ses vêtements, elle a éludé ma question et s’est contentée de me demander si je ne faisais jamais rien qui paraissait étrange aux yeux des autres, moi non plus. Je me suis incliné. Vu le nombre de gens qui m’avaient traité d’alien, j’avais probablement moi aussi une allure ou un caractère trop excentrique.
La fin de la leçon a passé très rapidement. Jill était passionnante, elle avait toujours quelque chose d’intéressant à dire. Quand l’heure est arrivée, je ne regrettais plus du tout d’être venu. Madame Cantin nous a laissés partir, après nous avoir annoncé que le sujet du spectacle de cette année serait Orphée et Eurydice. Et alors que les élèves quittaient la salle elle m’a pris à part et m’a dit :
― Tu vois bien que c’est sympa, le théâtre !
J’ai été contraint d’acquiescer ; le cours m’avait beaucoup plu.
― Et puis, a-t-elle repris, tu es doué ! Je t’ai observé, lors du dernier exercice. C’était incroyable, on aurait vraiment dit que tu parlais à quelqu’un !
Puis elle est sortie, me laissant là, ahuri, chercher Jill du regard ; en vain, elle n'était plus là.
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