IV
<< Les êtres que nous revoyons longtemps après que nous les avons aimés ne coïncident jamais avec l'image que leur absence a fini par imprimer dans notre imagination. Le retour vivant de leur fantôme rend ridicule et vain tout ce que, par le prodige de notre mélancolie, nous avions greffé sur eux >>, Yann Moix (Une simple lettre d'amour)
1
Les flammes dansaient, rougeoyantes. Hypnotisée par leur sarabande, Skylar porta ses lèvres à la tasse en porcelaine, savourant un chocolat chaud riche de souvenirs d'enfance. Ses yeux s'arrêtèrent sur les cendres, et une pensée idiote lui traversa l'esprit. Et s'il restait ne serait-ce qu'un morceau de la photo... ? La réalité la rattrapa vite. Elle se leva, mélancolique. Tout semblait si proche et lointain à la fois...
La pâleur bleuté de la nuit reflétait le profond sentiment de solitude qui la rongeait. Si seulement tout pouvait redevenir comme avant... Exténuée, elle chemina le long du corridor. Tout est si différent, songea t-elle tandis qu'elle tournait la poignée de la porte de sa chambre.
L'emplacement des meubles, le tapis, et même les rideaux; rien ne correspondait à ses souvenirs. Tout semblait avoir délibérément été changé. Comme s'ils m'avaient oublié... Cette éventualité, elle ne l'avait pas entrevue la veille, mais elle lui paraissait dorénavant tout-à-fait plausible. Ma tante ne m'a jamais vraiment accepté. Dès que je suis partie, elle en aura profité pour effacer toute trace de moi... Elle referma silencieusement derrière elle et, sans même allumer la lumière, se laissa couler dans le lit -lequel lui parut plus froid que jamais.
2
Lorsqu'elle pénétra dans la pièce, il ne bougea pas. Pourtant, il ne dormait pas encore -tout du moins, elle en était persuadée. << Percy... ? >>, demanda t-elle doucement. Pas de réponse. Elle se glissa lentement dans les draps.
Toujours ce même cauchemar... Elle s'était, comme tant de fois, réveillée en sursaut. Tout d'abord, il y avait ce bruit, ce bruit épouvantable d'un verre qu'on brise. Puis, les sanglots du bébé, comme une sirène d'alarme. Elle parvenait toujours à le faire taire, mais c'était alors la voix étranglée de sa tante qui résonnait en boucle : << Monstre ! Maudite sois-tu, avec tes histoires de pouvoirs magiques ! Tu n'es pas digne de faire partie de la famille ! >> Elle s'évanouissait ensuite sur le plancher et se retrouvait seule, abandonnée de tous le matin suivant. A chaque fois, c'était la même chose, la même chose horrible qui hantait les rêves de la pauvre Skylar.
<< Le monde est peuplé de connards, murmura t-elle enfin, de fléaux du genre humain. Ces parasites recouvrent la Terre, jamais nous ne pourrons les changer. Alors, seules deux solutions s'offrent à nous : s'en accoutumer... ou s'en débarrasser (elle émit un petit ricanement nerveux). Je n'ai jamais été très douée pour m'adapter... >> Elle ferma les paupières, mais l'image qui se forma dans sa tête l'obligea à les rouvrir aussitôt : Wharton riant aux éclats, l'Enfer se réfléchissant dans son regard. Elle prit une grande inspiration.
<< Écoute... Ce qu'il s'est passé est très grave... Je te promets... (de chaudes larmes roulaient sur ses joues) Je te promets que jamais plus je ne le laisserai te faire de mal. Qu'il s'avise seulement d'essayer et je te jure que... >> Machinalement, sa main se posa sur l'épaule de son frère adoptif, mais à peine l'eut-elle effleuré qu'un frisson glacial parcouru l'échine du jeune homme. << je te jure que je le tue ! >>
3
<< Laisse-moi, salaud ! >> Repliée sur elle-même, les yeux embués de larmes, la pauvre femme était tétanisée. La pluie avait redoublé, réduisant ses cheveux auburn à un amas de nœuds. L'homme; grand, trapu, mal rasé, et muni d'un pied-de-biche, la dominait de toute sa hauteur. <<Non ! Au secours ! >> Personne n'aurait entendu ses cris : l'orage était bien trop fort, et la nuit bien trop avancée. Le gaillard fit un pas en avant, l'obligeant à se coller encore plus contre la paroi de briques rouges. << Jason, calme-toi... >>, sanglotait-elle, apeurée.
Jason Morton avait la fâcheuse habitude de dépenser la quasi-intégralité de son salaire dans les bars et, lorsqu'il était encore en état de marcher, ne manquait pas l'occasion de tabasser quelque imprudent osant le regarder de travers. Elle n'avait pourtant rien fait de mal : elle passait, voilà tout, au mauvais endroit au mauvais moment. Et il l'avait suivie.
4
<< Non, arrête ! Jason, calme-toi ! >>, Skylar chouinait, tâchant l'oreiller de larmes salées. Une sensation de chute la tira de son sommeil. Cela semblait si réel...
Elle se frotta les yeux, se redressa, examina un bref instant la pièce, se souvint. Pour la première fois depuis son retour, Percy ne l'avait pas dénigrée -certes, nous étions très loin de leur complicité d'antan, mais c'était déjà ça ! C'est vrai, il aurait pu la repousser ou changer de chambre (c'était pas ça qui manquait ici); mais non. Il était resté ! La jeune femme sentit un léger rictus se former au coin de ses lèvres. Après tout, tout espoir n'était pas perdu !
Elle se laissa retomber sur l'édredon (si les journées battaient parfois des records de chaleur, certaines nuits s'avéraient glaciales), ressassant de lointains souvenirs. Elle se revit cinq ans auparavant, prête à partir en Australie. Sa tante lui avait déniché -grâce à l'influence de son mari- un poste de journaliste non loin de Sydney. Les yeux de la jeune fille de dix-huit ans, rougis d'avoir trop pleuré, s'étaient taris. Elle étreignit longuement l'homme qu'elle considérait depuis toujours comme son oncle (et au Diable, l'adoption !), et se prépara à sortir. Au coin de la salle, Percy tentait désespérément de cacher sa tristesse. Elle entreprit d'aller le voir, mais il s'évapora aussitôt. Le regard haineux, sa "tante" la pressa dans la cour, impatiente de s'en débarrasser.
Depuis ce jour, Skylar n'eut aucune nouvelle de sa famille, si ce n'est les quelques lettres que son oncle lui envoyait à Noël. Percy m'en veut de l'avoir laissé, soupira t-elle. Mais je n'avais pas le choix, je devais reconstruire ma vie...
Elle ferma les yeux, et la photo lui apparut soudain. Percy devait avoir environ dix ans. Juché sur une bicyclette bien trop grande pour lui (c'est à peine si ses pieds touchaient le sol), il prenait fièrement la pause, le nez en l'air. A sa droite se tenait sa sœur, vêtue d'une jolie robe blanche et d'un châle. Dieu, que les temps changent, murmura t-elle avec un soupçon d'amertume.
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