Acte premier
Je suis perdu. Besançon, ou Bessac, pour les intimes. Chamars, plus précisément, accueille mes pas et ma pensée qui s'égarent ici comme un agneau perdu, les pensées retournées, l'âme cassée. Le goudron défile, crachant sa chaleur comme une vérité nouvelle. Un arrêt. Un arrêt qui m'intéresse, et qui me voit sortir, pour enfin m'abreuver d'un air frais, quoique tâché des impuretés traditionnelles contre lesquelles il est de bon ton de s'offusquer, mais, soyons honnête, le mépris et le désintérêt quant à ce problème sont grands et majeurs.
L'asphalte. Le gris. Le blanc. Le beige. Le noir. Un manque de couleurs artificiel, qui me fait presque entendre le vert hurlant, séquestré en éternelle victime. Cette peur du coloré déteint sur les esprits. Les esprits, justement, parlons-en. La place publique en est bondée, et les voix s'entremêlent comme autant de fils qui finissent par se nouer, sans jamais souffrir un dénouement dans les tourments et les intrigues molles comme un pneu.
L'homme au portable arrondit les angles ; des mots banals, aucune prise de risque. Que va-t-elle penser ? Il faut la rassurer. Oui, chérie. Il fait beau, il fait bon. J'ai passé une bonne journée. Non, ça va aller. Si tu veux, tu peux. Non, je ne crois pas, moi. Et je peux imaginer cette voix, cette femme, répondre sans doute que lorsqu'on veut, on ne peut pas toujours, et que les banalités et le mensonge l'épuisent autant qu'ils l'agacent. C'est bon, il faut arrêter de mentir, car je le veux ! Quand on veut, on peut ? N'est-ce pas là le grand mensonge du XXIe siècle ? Le déni, dans toute sa splendeur, qui nous délie de l'insidieuse réalité, si tant est qu'elle soit ce que l'on veut bien croire qu'elle est. Je veux me téléporter. Où ? Sans doute en une terre mystérieuse, inhérente à mon grand sentiment, Félicité-Nord, portant en son sein le lac du Badin et bordant l'océan du Surmoi. Le puis-je pour autant ? Je veux la couleur. À la poubelle, l'uniformisation par le textile, l'idéalisation et le lexique avilissant et feignant ! L'obtiendrais-je pour autant ? Je veux la paix, l'équité, aucune guerre des sexes, des genres... connaîtrais-je cela de mon vivant ?
Une femme et son enfant. Pas d'empathie, ils doivent se pousser, aller à gauche, à droite, sur la route, car quatre jeunots marchant en ligne dominent l'espace. Aucun ne s'écarte. Le regard de la jeune mère se tourne, consterné, mais ne dit rien. C'est la vie. Que peut-on faire ? Je ne referai pas le monde ni leur éducation. Et quand le reproche arrive comme un courrier indésiré... « Qu'est-ce t'as ? Qu'est-ce t'as ? T'as un problème ? »
Des larves métalliques glissent, puis s'arrêtent, vomissant le monde au pas pressé. Leur chant cynique reprend et s'éloigne avec indifférence, après avoir englouti autant d'âmes qu'il en avait relâchées. « Oh, il fait froid aujourd'hui. Tu m'étonnes. Oh, je suis fatigué. T'entends ? Hé, t'entends ? Qu'est-ce qu'il m'embête celui-là ? Tu crois que je dois choisir le modèle moderne, ou le vintage ? Non, je crois que ça serait trop sombre, et pas assez in, tu vois ? Oh tu vois pas ? T'as pas de flair, tu vois ? Miskin, j'ai plus un rond, c'est la hess, vas-y, tu m'files assez pour une schmere ? Une schmere ? Qu'est-ce c'est ça, tu viens d'où, toi ? Du Grand Est, ma gueule ! »
Je marche encore. Je croise les regards marqués par le courant, par l'existence et la banalité. J'entends à ma gauche que l'on n'aime pas la surprise, car la surprise crée l'impolitesse. Le cadrage marque le respect et l'éducation. À ma droite, trois jeunes filles et leur langage argotique. L'une d'elles parle d'un kem qu'elle compte serrer. L'autre rit et téma la boutique de Waffles traditionnels. La troisième suit les deux premières. Mon âme se délecte d'une secrète déliquescence. Pourquoi n'y a-t-il aucune couleur ? Les pantalons, les vestes, les doudounes, les sacs, pourquoi se complaît-on dans la commune apparence ? Par intégration ? Par crainte de l'originalité ? Oui, peut-être. Il paraît que dire d'une personne qu'elle est originale est une manière polie de dire qu'elle a un grain.
J'avance, sillonnant entre les âmes, guidé par mes songes comme un défunt par le Passeur. Boulevard Charles de Gaulle, ou comme dit l'un de mes élèves de collège « Charles de Gauche » ... « Karim ! Karim ! Tête de ma mère, j'suis à la préfecture ! Arrête ! Arrête ! Arrête ! Tête de oim, j'suis à la préfecture ! Demande au bro, dix balles que j'te mens pas ! ». La certification d'une vérité contre sa mère, comme si cette promesse rendait invincible l'affirmation que l'on tenait pour vraie, et qui séant mesurait son intense sincérité par la proposition de la tête de la génitrice – qui de fait, est estimable, paraît-il – au même plan que la monnaie. Les mots sont comme autant de papillons qui flottent au creux des rues avec leur identité quelques fois discordante avec la réalité que je me fus forgée il y a déjà tant d'années, mais qui, non contents de son existence toujours abreuvée de paroles et de lettres, brûlent toujours autant de temps et d'encre. Lorsque je couche sur papier quelques pensées, je plonge, la tête à l'envers, le sang à la tête. Un peu comme cet homme au téléphone, accroc à sa vérité plus qu'à son prochain.
Place Saint-Jacques : « C'est cher, la vie hein ! Punaise, tu sais quoi ? Ses tickets, elle a pu se les garder, hein ! Pignouf ! Sur internet, c'est moins cher ! »
Les courants sont terribles et obstinés ; se mettre à contre-courant, c'est l'exposition du corps et de l'âme, c'est une mise en danger, et de son être faire barrage, et, non content de bloquer, d'aller à l'inverse des pairs, ce qui fait précisément de cet acte un impair.
Rue de l'Orme de Charmars : « Le fort de Bregille est sympathique, faut qu'on aille le visiter, quand on aura les moyens »
Rue Megevand : « Tu crois que je suis Rothschild ou quoi ? Tu sais où tu peux te les mettre ? Tu sais où ? Attends, je vais te le dire, moi ! Tu peux te les fourrer dans le... »
Hé... coupé. Sommes-nous les Moires du langage, juges de la naissance du mot, de son évolution, et de son décès ? Cette question digne d'une philosophie de comptoir est toujours plus confortable que le juron dont je viens vous épargner les subtilités.
Un enfant, sur sa trottinette électrique. Il est fort dans son rôle d'enfant, presque autant que dans son rôle de superman.
Il vole, comme lui, les bras en avant, avec une voie zigzaguant entre touches aiguës et graves ; il a volé. Dix mètres plus loin, il roule comme un crayon. Il se relève ensuite, sous les regards indifférents à son exploit ; le vêtement déchiré est bien le premier spectacle de couleurs qui s'offre à ce jour ; paradoxal éloge que cette quête quand l'uniformisation et l'instantanéité excessive sont les credo du citoyen occidental contemporain.
Annexe Granvelle : « Écoute, si tu veux te racheter, je peux peut-être t'aider, ouais... Non, c'est pas une arnaque, t'inquiète. »
Un autre homme du monde et son téléphone immonde marche à un rythme lent, avec la conviction d'une valeur ajoutée, mais oh incomplète et brisée, de son mystérieux interlocuteur. Tout est chiffres et lettres, mais dans une moindre mesure et sans considération hautement intellectuelle à en vénérer l'émission portant le même nom. Cité grise, mêmes gens, mêmes paroles, mêmes spectacles ; les lieux du regard en Europe sont des topoï trop bien descriptibles et pas assez indicibles.
Rue du Palais de Justice : « Oh... j'vais rien faire ce soir, hein ! J'vais me mettre devant la télé, et puis basta ! » Tiens... la maison de naissance de Victor Hugo. Je me souviens avoir croisé la maison de Verlaine, à Metz, que jamais je n'eus pu voir. Il faudra que je change cela. Et coïncidence... juste après, le rectorat de l'académie de Besançon. Proche d'un auteur célèbre, l'éducation nationale n'est jamais loin. Oh, ça en jette, n'est-ce pas, de s'établir proche d'un lieu emblématique ? Cela dit, a-t-on jamais vu un rectorat s'établir dans des champs, dans des villages ? Non. Ce n'est pas curieux. C'est normal. Oh... normal. Comme le manque de couleur. Il faut croire que mettre des couleurs est anormal. Et ce qui est anormal n'est pas communément admis. Et ça fait peur ou ça crée de la pensée. On ne pense plus, quand tout est normal. Tout devient mécanique et la réflexion se meurt.
***
Las du courant, je rallie les quais avec une sérénité d'esprit aussi puissante que celle d'un oiseau dedans son nid. Je suis rasséréné par la douceur du Doubs. La nuit. Les frissons. Ma peau inégale et expressive. Les corneilles, au-dessus de moi, observent les cieux leur abri. L'attention vers la voûte unie, c'est l'expression la plus concrète d'un cœur qui n'a cure des cruelles querelles du commun ou du plus grand nombre. Nous sommes des ombres. À l'abri du courant, qui, fuyant à gauche, à droite, nous paraît plus désagréable qu'une année sous l'égide d'un terrible tyran adroit dans le commandement à l'esprit de quelque malheur et obscurantisme pour nous soumettre par une intense division qui se soustrait à la valeur de l'âme. « Baste ».
D'accord avec cette inscription, sur le tuyau d'une rampe. Je n'ai cure du reste. La seule vérité du moment est ma démarche, qui me promène partout et nulle part, parfois même sur des polémiques gravées sur la pierre comme celle-ci : « Le capitalisme, c'est la destruction ».
Et à la fin, il reste les cadenas de la passion, promesses intimes et secrètes comme un murmure éphémère. Peut-être que l'existence n'est qu'une question de promesses, et que les promesses sont autant de libertés que de carcans qui nous enferment profondément dans une vie dont nous souhaitons décider du cours, mais dont le contrôle n'est jamais absolu ; les jours, qui grognent comme des mal-aimés, finissent toujours par se rappeler à l'âme. C'est, je crois, tristement inéluctable.
La nuit. Un parc. La lumière frétille, nappée de ténèbres. Et moi, je demeure là où les voix se meurent. La nuit et la solitude sont de vieilles amies. Je ne sais où je vais. Le monde ne me le montre pas.
Moi, depuis le début, je marche, et Besançon et ses gens me font réfléchir. Voyez, je m'égare, je digresse encore, mais ça crée de la pensée. C'est inquiétant. Cela signifie que sortir dans la rue est anormal. Parce que ces pensées sont originales, au sens de peu communes. Je ne pense pas toujours en ces termes. Et lorsque je sors mon appareil photo, je passe pour un excentrique, parce que j'apparais ou comme un touriste, ou comme un garçonnet qui perd son temps. À quoi bon prendre cela en photo ? C'est si commun et ça n'a rien d'exceptionnel ! Peut-être que dans une certaine mesure, c'est notre rôle, rêveurs, de peindre du peu commun. Peut-être que Gauthier avait raison, l'inutile est beau, et l'utile est laid, et si ce que je fais est inutile, alors c'est esthétique. Et là, nous venons de peindre la beauté et la laideur. Quel enfant prolixe...
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