Chapitre 3 - Le bon samaritain


La nuit est déjà tombée sur la ville, le froid virulent s'imprègne sur les vitres de ma Mustang. Je me hâte de la garer devant le Pink Blues Bar, dont les grosses lettres en néon rose clignotent à cause d'un faux contact, et me réfugie à l'intérieur. Les murs, décorés des mêmes briques rouges visibles à l'extérieur, renvoient un côté froid et sombre au lieu. Cependant, la chaleur du bois dont le mobilier est composé rehausse la convivialité de mon bar fétiche.

Ce n'est pas le plus branché de la ville, ni le plus populaire et encore moins le plus proche de mon domicile, néanmoins l'atmosphère qui y règne est inégalable. Je me sens bien dans cet endroit uniquement fréquenté par des habitués. Il m'arrive de regarder des matchs de baseball ou football américain avec de parfaits inconnus autour d'une bière, mais ce soir, je ne suis pas d'humeur à m'éprendre d'une rencontre sportive. Je me contente de la boisson faiblement alcoolisée et traîne sur mon téléphone portable.

Les entraînements de cette semaine ont été rudes. La nouvelle saison des NASCAR cup series arrive à grands pas et je suis loin d'être au niveau que je désire. Le petit nouveau dont tout le monde parle est très doué d'après les vidéos que j'ai pu trouver sur lui, mon chrono doit être exceptionnel et pour l'instant, ce n'est pas le cas. Certes, je bats mes records déjà excellents, mais cela ne suffit pas. Alors en attendant d'être meilleur, je me console avec une bière dans mon bar préféré.

— Je t'en ressers une autre, Peter ? m'interroge Mike, le gérant des lieux.

— Non merci.

— Toujours cette politique d'une par nuit ? rigole-t-il en me toisant d'un regard malicieux.

Je comprends parfaitement le sous-entendu de sa question, et y ris de bon cœur. Sa curiosité, notamment lorsqu'il s'agit de femme, est digne d'un adolescent. Pourtant, il en a largement passé l'âge, au moins physiquement.

— Exact. C'est comme avec les filles, une seule chaque soir c'est déjà bien suffisant à gérer, réponds-je, un sourire en coin.

— Qui est l'heureuse élue du jour ?

— Personne, je me lève tôt demain pour aller au circuit.

— Quand j'avais la vingtaine, j'étais loin d'être aussi raisonnable que toi.

D'après les nombreuses histoires qu'il m'a raconté au cours de mes longues soirées ici, je n'en doute pas une seule seconde. Et pour ceux qui seraient encore septique, il n'y a qu'à regarder les photos de lui plus jeune, accrochées derrière le comptoir, pour se laisser persuader. Son petit air de Clint Eastwood en a fait des ravages. Au point de me rendre un poil jaloux de son succès.

Je bois la dernière gorgée de ma boisson et sors mon portefeuille afin de payer l'addition. Il est déjà plus tard que raisonnable. Mais à peine mon billet sorti, Mike me fait signe de ranger mon argent avant d'attraper mon verre vide.

— Laisse, c'est pour moi.

— En quel honneur ?

— Parce que ça me fait plaisir de payer un coup à un champion.

— T'es bien le seul à penser ça, soufflé-je en passant mes mains sur mon visage dont la mâchoire carrée se crispe.

— T'as fait une super saison l'année dernière, peu importe ce que ce vieux ronchon de Seth peut dire.

Un rire nerveux me gagne. Mon regard se plonge dans un point invisible sur le vieux bois abîmé du comptoir. Je n'ai pas l'habitude d'être complimenté. La presse ou les fans ne manquent pourtant pas de le faire, néanmoins tout cela manque cruellement de sincérité. Rien ne vaut meilleur cadeau que les paroles franches d'un ami. Mike n'a jamais manqué de critiquer mes courses lorsque c'était nécessaire, quand bien même il ne connaît pas grand-chose à ce sport. Peut-être est-ce pour cette raison que ses compliments soudains me touchent davantage. Le fait qu'il ait un point de vue complètement extérieur est rafraichissant.

— T'es un excellent pilote, alors ne sois pas trop dur envers toi-même.

— Il le faut, sinon je n'atteindrai jamais le sommet.

— J'ai l'impression d'entendre ton père, rit-il.

Je lève les yeux au ciel, peu ravi d'être comparé à lui. C'est déjà suffisamment difficile de descendre génétiquement de cet homme, je préfèrerai donc éviter que l'on nous trouve d'autres similitudes.

— Je n'ai rien avoir avec lui, pesté-je en tirant sur le col de ma veste en cuir.

— Non, bien sûr, se moque-t-il en posant ses mains sur ses hanches. Ce n'est pas comme si tu portais le même blouson en cuir que lui, que tu buvais la même bière que lui, et que tu passais ton temps dans mon bar comme lui alors qu'il y en a d'autres bien plus sympa que le mien.

— Pure coincidence.

— Vraiment ?

— Quoi, m'impatienté-je en plantant mon regard dans le sien. Je n'ai pas le droit d'aimer cet endroit sans que ça ait un rapport avec Barney ?

— Ne sois pas sur la défensive, Peter. Pas avec moi.

Je soupire et pose mes coudes sur le comptoir du bar. Je fais tourner le dessous de verre à l'effigie d'une grande marque de bière comme j'en avais l'habitude plus jeune. Quand je ne jouais pas au billard ou au baby-foot, je m'amusais avec ces petits disques.

— Tu es jeune, beau garçon et avec un joli compte en banque. Alors je te repose la question, pourquoi es-tu dans ce vieux bar d'ivrognes ?

— Parce que j'ai de bons souvenirs ici.

— Bon sang, pour que tu sois nostalgique comme ça c'est qu'il doit y avoir quelque chose de grave. Ne me dis pas que t'as tout claqué comme ton père ?

— J'ai toujours plus de six zéros sur mon compte, ne t'en fais pas pour ça.

— Alors pourquoi est-ce que t'es encore là ?

Si je ne connaissais pas Mike depuis mon enfance, j'aurais presque l'impression qu'il essaie de me mettre dehors. Ce vieux barbu proche des quatre-vingt-dix ans est une véritable force de la nature. Malgré les deux AVC qu'il a faits, le cancer de la prostate qui a bien failli lui coûter la vie et son accident de voiture lui ayant laissé une boiterie définitive, il est toujours debout. Il m'inspire courage et force, ainsi que sincérité et réconfort. C'est sans doute pour ces nombreuses raisons que je continue à venir chez lui. On est ami, et c'est un titre que peut de personne ont.

— Parce que je préfère passer du temps dans un endroit que je connais. Je me sens bien ici, alors pourquoi changer quelque chose qui fonctionne ?

— Ça te ferait du bien pourtant.

— Et j'irais où dans ce cas ? Chez ces fous d'irlandais ? Ou bien c'est faux-cul de hipster ? Il n'y a que ton bar qui est encore authentique dans cette foutue ville.

Son expression impassible me fait comprendre que dénigrer la concurrence ne servira pas à ma cause. Je grommèle des paroles incompréhensibles avant de croiser les bras sur mon torse. Pourquoi je devrais justifier ma présence ici ? Ce n'est pas un crime d'aimer l'authenticité et ce vieux Mike. Je me contente donc de soupirer avant de lui souhaiter une bonne soirée.

— Tu dois sortir du passé, Peter, m'interpelle-t-il tandis que je lui tourne le dos.

Je me stoppe à ses paroles, marquant un temps d'arrêt sur mon chemin vers la sortie. L'odeur de tabac, provenant d'une table où trois gros gaillards dégustent leurs pintes, cigares à la main, chatouille mes narines. Je ne suis pas un consommateur, toutefois j'apprécie le parfum interdit que ces poisons mortels dégagent. La fumée meurtrière fait partie de l'essence de ce bar. Sans elle, les lumières tamisées, le vieux cuir noir des chaises et tabourets, l'odeur de bois fraîchement coupé, ou les deux immenses écrans sans cesse branchés sur la chaîne sportive ESPN, ce lieu n'aurait pas la même aura familière qui ravive en moi de vieux souvenirs. Ils me ramènent à une époque où la voix grave de mon père résonnait entre ces murs. Si je tends bien l'oreille, je pourrais presque l'entendre à nouveau. C'est dingue de voir à quel point les moments du passé peuvent encore avoir un impact aussi fort, même des années plus tard. Les gens changent, mais ça, non.

— Je ne peux pas, pas encore, finis-je par lui répondre avec tristesse.

Les mains fourrées dans les poches de mon manteau, je quitte le bar et rejoins ma voiture. Le froid de la nuit a déposé une légère couche de gel sur mon pare-brise, je suis contraint de le gratter avant de prendre la route. Je frotte énergiquement sur la vitre quand un bruit strident, semblable à une montagne de boîtes de conserve se renversant sur le sol, retentit dans la rue calme. Sur le trottoir d'en face se dessine une silhouette qui ne m'est pas inconnue.

Dans un premier temps, je crois rêver. Il me faut quelques secondes pour réaliser que ce n'est pas une illusion. Inquiet, je traverse la route qui me sépare d'elle, et interpelle mon amie portant son sac de voyage vert sur l'épaule.

— Alex ?

La blonde se retourne en vitesse, apeurée de voir un homme d'un mètre quatre-vingt-dix derrière elle. Sa première réaction est donc de me frapper. Elle n'a peut-être pas beaucoup de force, mais elle est intelligente. Son coup, donné au niveau du point faible de tout homme, ne m'est pas indifférent. Un gémissement de douleur s'échappe de mes lèvres alors que mon corps se plie automatiquement en deux.

— Putain, c'est moi, tenté-je de dire, les dents serrées par la douleur.

— Peter ?

Allongé sur le dos, comme Bobby lorsqu'il demande des caresses, je fais pression sur mon entre-jambe. Son coup de pied m'a fait un mal de chien, sans vouloir faire de jeu de mots, car ce n'est franchement pas le moment. J'ai le souffle saccadé. À chaque expiration, un voile de fumée apparaît devant mon visage crispé de douleur. Il n'y a pas à dire, Alexina n'a besoin de personne pour se défendre.

— Mais qu'est-ce que tu fais là à une heure pareille ?

— Je te retourne la question, parviens-je à dire, la douleur commençant doucement à s'atténuer.

L'intéressée reste muette, chose qui ne me plait pas du tout. Depuis quand traine-t-elle dans les rues, et surtout dans ce quartier populaire où les gens ne cachent pas le fait qu'ils portent une arme sur eux ? Pire, pourquoi a-t-elle son sac de voyage rempli ? Elle ne m'a fait part d'aucune vacances.

La douleur devenue plus supportable, je finis par m'asseoir sur le bord du trottoir. Une fois mes esprits retrouvés, aidé par la fraicheur de la nuit, je tourne la tête vers ma meilleure amie. Son attitude est tout sauf désolée. Les bras croisés sur son torse, elle m'assassine d'un regard noir. J'ai loupé un épisode ou quoi ? C'est moi qui devrais être énervé contre elle. Elle a failli me castrer !

— J'avais envie de prendre l'air. C'est devenu un crime ? rétorque-t-elle, sur la défensive.

— Il est une heure du matin.

— Et alors ?

— C'est un peu matinal.

— Il y a des gens qui ont l'habitude de se lever tôt pour bosser, contrairement à toi.

Son petit pic fait mouche. Ce soir, elle a décidé d'être détestable et quand elle est comme ça, lui parler est relève presque de l'impossible. Dans d'autres circonstances, je l'aurais envoyé balader, mais pas ce soir. J'ai l'intime conviction que son attitude défensive cache quelque chose de grave, et je me dois découvrir de quoi il s'agit. Alexina est une fille suffisamment raisonnable, et censée, pour ne pas se retrouvée seule dans la rue à une heure pareille.

— Alex, qu'est-ce qui se passe ?

— Rien.

— Alex.

— Peter, fait-elle sur le même ton que moi, ce qui a le don de m'agacer.

Plus cette discussion avance et plus elle se retranche derrière un mur. Elle tente de me pousser à bout pour que je lui fiche la paix, et elle n'est pas loin d'y parvenir.

— Très bien, j'appelle ton père.

— Non ! crie-t-elle en se jetant sur ma main fourrée dans la poche de ma veste. Il va débouler ici, et je ne veux pas le voir.

Elle murmure un « c'est bon, tu as gagné » en se laissant tomber à côté de moi, et ramène ses genoux contre son torse. Elle a froid, ce qui n'a rien d'étonnant vu l'épaisseur de son pull multicolore. En plus d'être moche, il ne sert à rien.

— J'ai été expulsée de mon appartement, murmure-t-elle sans oser me regarder.

Un hoquet de surprise fait vibrer mon corps. Ai-je mal entendu ? Mon esprit n'est peut-être pas si clair que ça finalement, car cette phrase n'a aucun sens. Comment la fille de la famille Hendrick, l'une des plus riche de l'Etat grâce à Seth, pourrait-elle se retrouver à la rue ?

— C'est impossible, dis-je en pensant à voix haute.

— Ça l'est quand on ne peut pas payer le loyer.

— Mais l'argent de ton père ? Ta bourse d'études ? Et ton salaire du magasin ? me perds-je dans mes mots.

— Mon argent ne suffit plus à payer toutes les dépenses. Pour ce qui est de celui de Seth, il est hors de question que je l'utilise ! refuse-t-elle catégoriquement.

— Tu préfères être à la rue que d'accepter son aide ?

— Oui.

Cette fille est encore plus têtue que moi. Je sais qu'elle n'aime pas son père, mais de-là à préférer dormir dans la rue, je ne pensais pas que sa rancœur était arrivée à ce stade. À part l'aimer d'une mauvaise manière, Seth n'a rien fait de mal.

— Et avant que tu me le demandes, non, je ne retournerai pas habiter chez lui.

— Viens chez moi, lui proposé-je comme une évidence.

— C'est hors de question.

Son regard triste est en contradiction avec son attitude froide et détachée. Elle veut qu'on l'aide, mais sa fierté l'empêche de le demander. Même avec moi, son meilleur ami, elle ne sait pas comment lâcher prise.

— Ne dis pas de bêtise, je ne vais pas te laisser dans la rue.

— Je peux me débrouiller.

— J'en ai aucun doute, mais là n'est pas la question. Tu as besoin d'un toit, et ma maison est suffisamment grande pour te l'offrir.

— Tu vis dans une vieille bicoque.

— C'est ce qui fait son charme.

— Elle empeste la bière et le chien mouillé.

— T'en prendre à Bobby n'est pas digne de toi, lui fais-je remarquer en sachant pertinemment qu'elle adore mon labrador. D'ailleurs, il aimerait beaucoup que tu viennes.

Jouer sur son affection pour lui finit par fonctionner. Elle capitule, non sans me répéter que c'est une question de jours avant qu'elle ne parte. J'hoche la tête pour approuver, mais je sais d'avance qu'elle restera bien plus longtemps. Je ne suis pas prêt à la lâcher dans la nature en sachant qu'elle n'a pas d'endroit sûr où aller. Quel genre d'homme, ou d'ami, serais-je si je ne lui tendais pas ma main ?

— Ça ne va pas déranger ton père ? me questionne-t-elle alors que je place son sac dans mon coffre.

— Tu sais bien qu'il t'adore. Et de toute façon, il est plus souvent à l'atelier qu'à la maison.

— Ça va faire des mois que je ne l'ai pas vu.

— Tu n'as rien loupé, il est toujours aussi muet et détaché du monde qui l'entoure, maugré-je en entrant dans ma voiture.

Sur le chemin conduisant jusqu'à chez moi, Alexina s'assoupit, sa tête reposant le long de la vitre du côté passager. Malgré l'inconfort de dormir assise, elle ne semble pas le moins du monde mal à l'aise. Son sommeil a même l'air d'être paisible. Du coin de l'œil, j'en profite pour l'observer se reposer. La lumière des réverbères éclaire son visage aux courbes gracieuses à chacun de nos passages sous ceux-ci. Ainsi, un coup je peux détailler les quelques taches de rousseur subtilement parsemées comme de petites étoiles sur ses pommettes, un autre j'arrive à peine à distinguer ses joues.

Des boucles d'or tombent en cascade sur ses frêles épaules qui frissonnent du fait de la basse température dans l'habitacle. Je profite d'un feu rouge pour attraper la couverture reposant sur la banquette arrière et recouvre son corps. Je ne donne pas cher de sa peau si elle avait passé la nuit dehors par ce temps. Seth avait peut-être raison de s'inquiéter à ce point pour sa fille. J'ai toujours eu une aveugle confiance en Alexina, mais ce soir, moi aussi je me fais du souci pour elle.

 

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Vous savez désormais à quel point Alexina déteste son père et qu'elle est encore plus têtue que Peter. Dans les prochains chapitres, vous apprendrez à la découvrir toujours un peu plus, ainsi que Peter et leur relation.

Les premiers chapitres d'une histoire ne sont jamais les plus palpitants, j'espère néanmoins qu'ils vous plaisent. N'hésitez pas à me donner votre avis afin que je puisse corriger ce qui n'irait pas.


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