Chapitre 2 - Jouer à l'arbitre
Les nuages gris ne cessent de déverser leurs flocons de neige. Le paysage hivernal me rend morose et ce n'est pas l'accablante tâche des courses en perspective qui arrangera ma situation. C'est donc avec une volonté forcée que je me munis d'un cadi vert avant de m'engouffrer dans les allées du Harris Teeter. J'ai beau venir y faire mes courses deux fois par mois depuis des années, je ne cesse de me perdre dans ces rayons pourtant bien moins grands que ceux des grandes chaînes telles que Walmart ou Target. Ce petit supermarché de quartier est déjà suffisamment vaste pour me donner un mal de crâne.
Je tente de suivre la liste que je me suis fixée, mais comme d'habitude, le Caddie se retrouve chargé de choses complètement inutiles. En déposant certains de mes articles sur le tapis roulant de la caisse, je ne me souviens même plus les avoir pris. Pourquoi est-ce que du Dr Pepper s'est-il retrouvé dans mes articles alors que je déteste ça ? Qu'a-t-il bien pu me passer par la tête dans le rayon des sodas ?
— Toujours de bonne humeur à ce que je vois, rigole une petite voix que je reconnaîtrais entre mille.
Assise derrière sa caisse, la belle blonde au regard malicieux contemple mon visage blasé par ces courses qui m'ont encore pris deux bonnes heures. Alexina sait que je déteste arpenter les allées du supermarché et elle s'en amuse à chaque fois que j'y viens.
— Tu es au courant qu'aujourd'hui on peut faire ses courses sur internet et être livré directement chez soi ?
— Ça m'enlèverait le plaisir de voir ton magnifique visage, lui souris-je d'un air charmeur.
— Calme ta testostérone et passe-moi plutôt le pack de Dr Pepper que tu tiens dans les mains.
Je rigole et le lui tends afin qu'elle puisse le scanner. L'observer travailler est certainement la seule chose divertissante du supermarché. Je ne me lasserai jamais de sa beauté renversante bien qu'elle soit affublée de son uniforme composé d'un t-shirt jaune, d'un pantalon noir trop grand pour elle, et d'un tablier vert sapin. Son naturel suffit à embellir le plus laid des vêtements. L'avoir comme amie est une bouffée de chaleur dans mon monde froid. Elle est le parfum d'été qui subsiste malgré l'hiver.
— Ça fera cent cinquante dollars et vingt-cinq cents.
— Je n'ai même pas le droit à la ristourne du meilleur ami ? la taquiné-je en insérant ma carte de crédit dans la machine.
— Garder ce boulot est plus important que notre relation, désolée.
— Tu as toujours le mot pour raviver mon cœur.
— C'est le job de tes conquêtes de te lécher les parties intimes, pas le mien.
— Ton franc parler est une véritable vague de fraîcheur.
— C'est comme ça que tu m'aimes.
Oh oui, c'est comme ça que je t'adore ma chère Alexina. Toi et ta langue bien pendue, vous êtes primordiales à mon fragile équilibre, mais l'avouer à voix haute ne ferait qu'augmenter ton égo. Il n'a clairement pas besoin de ça.
— Bonne chance pour la prochaine saison, m'encourage-t-elle en me tendant mon ticket de caisse. Cette année, tu as intérêt à mettre la raclée à tous ces petits merdeux.
— J'y compte bien !
— Mais promets-moi de faire attention, dit-elle, un brin inquiète. Je n'ai pas envie de m'occuper de toi si tu finis à l'hôpital.
Je me contente d'un faible sourire tout en rangeant les sacs en plastique dans le Caddie. Je ne peux pas lui faire une promesse que je ne maîtrise pas. Je risquerais de lui mentir et cela me fendrait le cœur. Je tiens beaucoup trop à elle pour lui faire de la peine alors même si je tentais tout pour ne pas avoir d'accident, je ne peux pas lui promettre que cela n'arrivera pas. Je change donc subtilement de sujet.
— Tu vas venir cette année ?
— À ton avis ?
Connaissant parfaitement la réponse, j'échappe un petit rire. Cette fille est tellement têtue. Parfois, elle me fait penser à moi et je ne crois pas que cela soit un compliment.
— Bonne journée, Alex.
Je quitte ma charmante amie, mon chariot rempli de provisions. Le coffre de ma vieille Mustang étant étroit, c'est toujours un véritable casse-tête pour y faire tenir tous les sacs. Ma patience ayant atteint son quota, je bourre les dernières denrées en priant pour que les œufs ne se transforment pas en omelette durant le trajet jusqu'à la maison. En revanche, telle une blague que me jouerait l'univers, le seul qui n'a pas trouvé sa place est le pack de soda que je déteste. Je m'apprête à l'insulté quand la tête blonde d'Alexina m'arrête au bon moment.
— Hey, Peter !
Je fusille du regard le Dr Pepper, lui et moi avons encore une petite discussion d'homme à homme à tenir. Mais pour l'heure, c'est moi qui risque d'avoir des problèmes à en juger l'air furieux de mon amie. Je ne me souviens pourtant pas lui avoir causé du tort. En tout cas pas récemment.
— J'ai un service à te demander.
— Laisse-moi deviner, tu vas encore me foutre dans la merde avec tes histoires de fille rebelle ?
— J'ai besoin que tu dises à mon père d'arrêter de m'envoyer de l'argent, m'explique-t-elle droit dans les yeux.
— J'en étais sûr, pesté-je en levant les yeux au ciel.
— Dis-moi que tu le feras.
— Il y a un truc génial qu'on appelle téléphone portable, tu sais ? soufflé-je, exaspéré de sans cesse me retrouver dans leurs stupides conflits. Tu devrais essayer.
— Je ne peux pas lui parler. Tu es bien placé pour le savoir.
— Je dirais plutôt que tu ne veux pas.
— Si tu préfères, se renfrogne-t-elle, les bras croisés sur son torse. Mais le résultat reste le même. Lui et moi, c'est terminé.
— Oui, bah ça, c'est vos histoires. J'en ai ma claque d'être mis au centre de vos emmerdes.
— Je n'y peux rien si tu es le seul qu'il écoute.
— Il reste mon patron, Alex ! Et quand il s'agit de toi, il démarre toujours au quart de tour.
Un blanc s'installe entre nous. J'ai la mauvaise idée de m'engouffrer dans ses yeux ressemblant à un océan déchaîné. Elle souffle longuement avant de reprendre la parole.
— Merci de me rendre ce service, Peter.
Sans un mot de plus, elle retourne à l'intérieur du magasin, me laissant seul sur le vaste parking. J'aime énormément Alexina, elle est certainement la seule fille qui compte pour moi dans ce monde, mais parfois elle est vraiment fatigante. Je déteste me retrouver entre elle et son père, qui n'est autre que Seth. Elle me place dans une position délicate sans se soucier de ce qu'il pourrait bien m'arriver.
De retour chez moi, je me gare dans l'allée bétonnée du garage. Je tente de me frayer une petite place à côté du gros camping-car à la couleur sable du désert. Il fait tache devant notre vieille maison au crépi gris défraîchi. Mon père passe tellement de temps à le bichonner qu'on pourrait croire qu'il sort directement du concessionnaire. Pourtant, ce « minibus » doit facilement avoir mon âge.
Je fais quelques allers-retours entre le coffre de ma voiture et la cuisine, puis entame la longue tâche de ranger les courses. Quant à mon père, il est tranquillement assis sur l'une des deux chaises entourant la petite table ronde de la cuisine. Vêtu de son éternelle chemise à carreaux rouges et noirs et de ses grosses lunettes, il lit le journal local lancé devant notre porte tous les matins. Sans me prêter la moindre attention, il continue son activité tandis que je lutte pour ranger la boîte de céréales dans le placard, juste au-dessus de l'évier. Un vieux paquet en tombe, renversant son contenu sur le sol dont certains carreaux de carrelage sont fêlés. Bobby, glouton qu'il est, arrive en trombe pour se jeter dessus. Je le laisse nettoyer à ma place et me contente de jeter l'emballage à la poubelle.
— Merci, mon gros, le félicité-je d'une caresse sur la tête.
Je range les dernières courses dans le réfrigérateur et constate que ce dernier a été parfaitement nettoyé. Du coin de l'œil, j'observe mon père lire tranquillement son journal. J'aimerais tellement comprendre comment son cerveau marche. Pourquoi laisser tomber en ruine la maison, mais prêter de l'importance à la propreté d'un réfrigérateur ou d'un camping-car ? Parfois, ce sont les coussins du canapé qui sont parfaitement remis, d'autres, c'est sa chambre qui est nettoyée de fond en comble. Il n'y a absolument aucune logique, aucune rationalité à ses actions. Quand je crois avoir saisi ses raisons, je déchante quelques jours après lorsqu'il fait quelque chose de complètement contradictoire. Mon père est une énigme que même les médecins ne comprennent plus.
— Je t'ai pris de quoi faire des hamburgers au pulled pork comme tu les aimes.
Son silence me répond tandis que son indifférence ne me surprend plus. Il est comme toujours enfermé dans sa bulle, créant une barrière invisible entre lui et moi. Il n'y a que Bobby qui parvient à attirer son attention de temps en temps. Au détour d'une caresse ou d'un câlin, il arrive à interagir avec notre compagnon à quatre pattes sans pour autant lui adresser le moindre mot. Cela va faire quinze ans que je n'ai pas entendus (ou entendu ?) la voix de mon père. J'en ai oublié depuis longtemps sa tonalité, son côté rassurant et protecteur.
Si Seth n'avait pas été la figure paternelle dont j'avais besoin pour grandir, je n'aurais pas donné cher de ma peau. J'aurais sans doute fini comme les mauvais garçons des romans qu'Alexina adore lire. L'immense bibliothèque occupant un mur entier de sa chambre en est remplie. Un jour, elle m'a fait la lecture d'un d'entre eux, je me suis endormi dès le premier chapitre. Ces histoires sont si prévisibles, si inintéressantes, si soporifiques. La seule chose que j'ai en commun avec ces personnages de fiction est un attachement inébranlable pour une fille.
Je presse les paupières et me frotte l'arête du nez, regrettant déjà ce que je m'apprête à faire. C'est une belle connerie, mais pour Alexina, je suis toujours prêt à être le plus idiot des hommes.
— Junior ? me répond la voix à l'autre bout du combiné.
Je reste muet, ne sachant pas par où commencer. Bordel, c'était une mauvaise idée cet appel. Pourquoi ai-je appuyé sur son numéro ? Je ne suis ni psychologue, ni pigeon voyageur. Si Seth et Alexina ont des choses à se dire, qu'ils se débrouillent seuls. J'ai suffisamment de problèmes à gérer comme ça.
— Tout va bien ?
— Ouais, soupiré-je en frappant mon front de ma main libre.
— Tu avais quelque chose à me dire ?
— Moi, non, mais elle, oui.
— Tu as vu Alex ? Elle va bien ? enchaîne-t-il comme s'il était inquiet.
— Si tu veux prendre de ses nouvelles, tu peux aller au supermarché où elle bosse.
— Elle est caissière ? s'étonne Seth.
— Oui, depuis six mois.
— Et tu me le dis que maintenant ? Bon sang, il faut que je la sorte de là tout de suite ! Le chèque que je lui ai envoyé n'est pas suffisant.
— Justement, c'est pour ça que je t'appelle. Elle ne veut pas de ton argent.
— Oh, je sais ! s'exclame-t-il soudain, ne prêtant pas la moindre attention à mes propos. Je connais le doyen de sa fac, je vais négocier une super chambre étudiante pour qu'elle n'est plus de loyer à payer. Et puis je vais lui envoyer un autre chèque.
— C'est une très mauvaise idée, elle va...
— Ma fille dans un supermarché, rit-il. C'est n'importe quoi.
— Seth ! m'exclamé-je plus durement. Elle ne veut plus rien de toi.
Un silence se fraye dans notre discussion. Il prend quelques secondes avant de me répondre, la voix incertaine.
— C'est ce qu'elle t'a dit ?
— Oui, et tu devrais la laisser respirer un peu.
— Respirer ? répète-t-il, agacé. Depuis quand sais-tu quand je dois laisser de l'espace à Alex ?
— C'est juste un conseil, tu en fais ce que tu veux.
— Quand tu seras père, tu seras en mesure de m'en donner. Mais pour le moment, laisse-moi gérer ma fille comme je l'entends. Il n'y a que moi qui sait ce qui est bon ou non pour elle.
— Ce n'est pas...
— Je te rappelle que je suis avant tout ton patron, ne l'oublie pas, me coupe-t-il sèchement.
Un « bip » bourdonne dans mon oreille, Seth vient de me raccrocher au nez. Cet appel était un pure plaisir, comme je le pressentais. En plus d'une petite leçon de morale, me voilà à nouveau mêlé dans leurs histoires père/fille, tandis que je n'arrive même pas à régler celles que j'ai avec le mien.
Mes yeux se posent machinalement sur lui, désormais occupé à faire les mots croisés du journal. Je ne peux m'empêcher de jalouser Alexina d'avoir un géniteur aussi formidable que le sien. Certes, il n'est pas parfait, mais au moins il essaie quand le mien a abandonné depuis des années. Je lui en veux terriblement de s'être renfermé comme une huître sans me laisser la chance d'être au chaud avec lui.
« Nous deux, seuls face au reste du monde », c'est ce qu'il me répétait avec tellement de force et de détermination, que j'y croyais. Et comme je ne suis qu'un idiot, j'y crois encore.
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Voici donc l'héroïne de cette nouvelle histoire, j'ai nommé : Alexina (ou Alex pour les intimes tel que Peter) ! C'est la première fois que j'utilise une blonde comme personnage principal, mais quand j'ai vu cette fille, elle correspondait parfaitement à l'image que j'avais d'Alexina. Donc finalement, elle est devenue blonde haha.
Quelle est votre première impression sur la belle blonde ?
L'univers de cette histoire se met doucement en place, j'espère que vous parvenez à vous y plonger au fur et à mesure des chapitres.
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