Il y a 5 ans
La dernière heure de cours de l'année me parait interminable. Je ne cesse de faire tapoter mes doigts contre ma table, mes jambes déjà prêtes à se lever pour quitter cet endroit infernal. Ici, j'ai l'impression de perdre mon temps. Je suis né pour piloter des voitures de course, pas pour devenir physicien ou un grand nom de la littérature. En quoi savoir faire une équation est-il utile pour conduire un bolide ? Je trouve ça ridicule d'être obligé d'avoir mon diplôme de fin d'étude pour prétendre aux sélections de l'écurie qui me fait rêver.
Les bras croisés sur mon torse, je me laisse glisser sur ma chaise, regardant avec impatience la pendule accrochée à gauche du tableau. L'aiguille des secondes entre dans son dernier tour, elle avance bien trop lentement à mon goût vers le douze. Je ne tiens plus en place, tout mon corps s'agite et quand vient enfin la sonnerie, je suis le premier à quitter cette maudite salle de cours.
Mon sac posé sur l'épaule, je me précipite vers ma vieille Mustang garée sur le parking de l'école. Une épaisse couche de neige est tombée depuis ce matin, la recouvrant de quelques centimètres. Un grognement s'empare de ma bouche, je déteste l'hiver. Tout devient tellement plus triste à cette période et ce ne sont pas les fêtes de Noël, que je vais passer seul, qui aiguayeront quoi que ce soit. Au contraire, elles ajoutent une touche de cynisme à ce décor fade et austère. Vivement que j'obtienne ce satané diplôme, que la Hendrick Motor Sport m'embauche comme pilote, et que je parte passer le restant de mes jours loin de ce trou paumé.
A l'aide de mes mains, je dégage mon parebrise de cette neige envahissante. Mes doigts deviennent rouges au contact de la glace, ils s'engourdissent assez pour que j'ai du mal à les bouger. Un juron m'échappe tandis que je lutte pour ouvrir ma portière.
— Peter ! Ton langage ! me réprimande une voix que je connais bien.
— C'est à cause de la neige ! me défends-je. Elle a encore décidé de me les briser !
Ma meilleure amie me lance un regard noir avant de poser sa main sur mon torse. Elle me repousse afin d'avoir accès à la portière, et l'ouvre sans la moindre difficulté.
— Avec un peu de douceur on peut avoir tout ce qu'on veut.
Un vague « ouais » en guise de réponse, je grimpe dans mon véhicule. Alexina ne tarde pas à m'imiter sans que je ne lui en donne l'autorisation. Assise sur le siège passager, elle joue déjà avec le bouton de l'autoradio dans le but de trouver une de ses musiques préférées. Je démarre quand Stayin' alive des Bee Gees se met à raisonner.
— On peut faire un arrêt au centre commercial ? m'interroge-t-elle.
— Certainement pas.
— S'il te plaît, ça ne prendra que très peu de temps, me supplie-t-elle en entourant ses bras autour du mien.
— C'est hors de question. Il va être blindé de tous ces férus de Noël, je ne veux pas me retrouver là-dedans.
— Peter, c'est important.
— T'as une voiture, Alex, tu la prends et t'y vas comme une grande, m'agacé-je.
— Je te rappelle qu'elle est au garage.
A l'évocation de ce détail, un « putain c'est vrai » que je croyais inaudible parvient jusqu'à ses oreilles. Elle soupire, agacée par mon vocabulaire, mais ne lâche pas pour autant mon bras. Doucement, elle vient même poser sa tête sur mon épaule. Elle est en pleine mission séduction pour me faire capituler.
Ses boucles d'or tombent en cascade sur mon torse, dans lequel s'agite un cœur perpétuellement perdu. Dans le rétroviseur intérieur, je contemple sa petite moue qui fait à chaque fois chavirer ce qui ne doit pas se laisser malmener par le sentiment stupide qu'est l'amour. Nos personnalités sont bien trop explosives pour s'entendre au-delà de l'amical. C'est donc dans notre intérêt à tous les deux d'être meilleurs amis car, même si nous ne pouvons pas devenir plus, nous demeurons deux adolescents ayant besoin l'un de l'autre. Sans elle et ses requêtes fatigantes, mes pensées seraient obnubilées par mon père, l'homme qui ne cesse de me mettre hors de moi par son indifférence à mon égard et son agaçant mutisme. Quel genre de géniteur se comporte ainsi avec son propre enfant ? Ne suis-je donc plus rien à ses yeux ? L'idée de devoir encore passer un Noël en sa simple compagnie me donne la nausée.
— S'il te plaît, Peter, murmure-t-elle en fermant les yeux.
Je resserre mes mains autour du volant, agacé par mon manque d'affirmation vis-à-vis de la blonde. Dans un soupir, j'actionne le clignotant afin de tourner à la prochaine intersection. Comme d'habitude, elle a su me manipuler et toucher le Peter sensible. Il n'y a qu'elle qui connait son existence, les autres ayant droit à celui que je garde sans cesse en façade pour me protéger.
— Merci.
Un petit rictus s'empare du coin de mes lèvres alors que je lui obéis. Sa voix mielleuse, aussi chaude qu'une journée d'été dans mon état favori, la Floride, enrobe mon corps de son onctuosité. Ainsi, je parviens à garder mon calme sur l'immense parking du centre commercial. Comme je m'y attendais, l'endroit est noir de monde. C'est un balai incessant et anarchique de voitures conduites par des personnes aussi « patientes » que moi. L'un d'eux n'hésite pas à me couper la route, frôlant ma Mustang de beaucoup trop près.
J'accepte de prendre sur moi et de tourner de longues minutes dans l'espoir qu'une place se libère. J'accepte de me faire passer devant sans un merci ni même un désolé. J'accepte que les piétons ne respectent pas les passages qui leurs sont dédiés car des abrutis stationnent dessus. J'accepte de laisser Alexina aux commandes de mon autoradio même si je ne suis pas un grand fan des musiques disco. En revanche, je n'accepte pas qu'on dégrade, ou presque, ma voiture. Il y a un périmètre à respecter et cet imbécile vient de l'enfreindre. Mon sang ne fait qu'un tour, je sors comme une furie et toque à sa vitre.
— Oui ? m'interroge avec innocence l'homme déguisé en père noël.
— Vous êtes débile ou juste minable comme conducteur ?!
— Je vous demande pardon ?
— Votre 4x4 japonais pourri a failli abimer ma voiture quand vous m'êtes passé juste devant pour doubler un gars !
— Oh je suis vraiment désolé, pardon, se confond-il en excuses. Je suis le père noël du centre commercial et je suis hyper en retard. Je n'ai pensé qu'aux enfants qui m'attendaient et j'ai conduit comme un pied, c'était assez irresponsable.
— Il n'y a pas que votre conduite qui est irresponsable, le message que vous envoyez aux jeunes l'est encore plus, raillé-je.
— Je comprends, à votre âge on est un peu vieux pour croire au folklore, rit-il.
— Non, c'est juste que je n'aime pas qu'on me mente et Noël est le plus grand bobard de la terre.
D'un coup de poing sur le toit de sa voiture, je retourne dans mon véhicule, le souffle saccadé. Je sens le regard de ma meilleure amie devenir de plus en plus insistant, jusqu'à ce que je lui lance un « quoi » plus virulent que je ne le pensais.
— Excuse-moi, tu sais que les fêtes de fin d'années c'est compliqué.
— Je suis au courant, c'est bien pour ça que je te traine jusqu'ici, pour que ça change.
Je fronce les sourcils, cherchant dans ses yeux bleus où mène sa phrase, mais elle me sort de ma rêverie d'une tape sur l'épaule. Une place vient de se libérer juste à notre gauche, elle me la pointe du doigt comme si c'était un trésor de pirate que nous venions de découvrir.
Son bras sous le mien, elle me tire dans ce temple de la consommation. Voir des pères noël sur les devantures de chaque boutique me rappelle celui avec lequel je viens de me prendre la tête. Toute cette mascarade, cet énorme mensonge que l'on fait aux enfants, me donnent la nausée. Croire à une tromperie aussi énorme que celle-ci est une véritable trahison. C'est en tout cas de cette manière que je l'ai pris lorsque l'on m'a avoué le poteau rose. De l'accident de mon père jusqu'à mes onze ans, je voulais croire à l'existence de cet être magique. Qui, en dehors de lui, pouvait me ramener le modèle paternel que j'avais connu avant ce désastre ? Il était mon dernier espoir et c'est sans doute pour cela que j'y ai cru un peu plus longtemps que les autres enfants.
Quand j'ai appris que personne n'était capable de m'offrir ce que je souhaitais, j'ai détesté Noël. Pourquoi s'amuser, rigoler, célébrer, quelqu'un qui n'existe pas ? On nous a toujours dit que le mensonge était mal, pourtant, on le fête chaque année en décembre. A partir de ce jour-là, j'ai commencé à édulcorer la vérité, changer ce qui ne me plaisait pas sans avoir le moindre remord. Mentir, encore et encore, car cela n'avait rien de mauvais à mes yeux. Mais bizarrement, j'en étais incapable avec Alexina. Je ne sais pour quelle raison, je ne pouvais me résoudre à lui cacher des choses.
— Maintenant il faut que tu fermes les yeux, Peter, m'informe ma meilleure amie en se plaçant face à moi.
— Je n'aime pas les surprises, grimacé-je.
— Fais-moi confiance, tu vas adorer celle-là.
— Tu comptes me payer un voyage en Floride ? souris-je d'un air taquin.
— C'est encore mieux que ça !
Aussi curieux que je le suis, je tente de lui faire cracher le morceau, sans succès. Cette belle blonde est tenace, elle est tout aussi entêtée que moi et c'est loin d'être un compliment. Pour couper court à ma tentative de l'amadouer, elle plaque ses paumes sur mes yeux, me plongeant dans le noir. Son rire électrise mon corps qui se laisse aveuglément mener.
Soudain, l'air froid saisit la peau de mon visage. Nous sommes donc à l'extérieur du centre commercial, certainement à la partie qui mène aux quelques magasins indépendants qui se trouvent autour. Dans mes souvenirs, il n'y a que des boutiques de vêtements dans ces bâtiments, je ne comprends donc pas pourquoi nous venons ici. Elle sait que je ne suis pas un féru de mode et que certains de mes tee-shirts datent de la middle school. A l'époque, ils étaient bien trop grand pour moi, mais c'est tout ce que mon père pouvait m'offrir avec le peu d'argent qui lui restait de sa fortune.
— Garde les yeux bien fermés hein !
— Même si je les ouvrais je ne verrais rien, il y a tes grosses mains sur mon visage.
— Je sais, mais je vais devoir les enlever quelques minutes. Donc promets-moi de faire ce que je te dis.
— Pas besoin de promesse inutile, tu sais que je ferai ce que tu me demandes, comme d'habitude.
Je la sens hésiter quelques instants, puis la chaleur de ses paumes finissent par me quitter. J'entends une porte qui s'ouvre avant de se refermer, j'ai l'impression que ma meilleure amie vient de m'abandonner sur le trottoir. Je m'imagine alors comme un passant qui me verrait et réalise à quel point je dois être ridicule avec les yeux clos, droit comme un piquet devant une porte. J'espère qu'elle ne m'a pas conduit devant une boutique de sex toys ou une connerie du genre.
De nouveau, le bruit de la porte m'interpelle. Mes muscles sont sur le qui-vive, prêts à entrer en action. La tentation d'échapper au noir me ronge, j'ai envie de retrouver la lumière, mais me ravise en pensant à la blonde. Je ne lui ai peut-être pas promis de vive voix, néanmoins, intérieurement je l'ai juré.
— Je sais que tu te sens seul depuis l'accident de ton père, commence Alexina. J'ai essayé d'être plus présente pour toi, mais après des années à faire de mon mieux, j'ai pris conscience que je ne pouvais pas y arriver toute seule.
Tel un acte désespéré, je lève les bras devant moi dans l'espoir de la trouver et de la serrer contre moi. Elle n'imagine pas à quel point sa présence dans ma vie est primordiale. Elle est la raison principale qui me force à ne pas quitter cette petite ville froide de Caroline du Nord pour la chaleur de la Floride. Ses belles boucles blondes, ses grands yeux bleus ou encore son sourire solaire me manqueraient trop.
— Peter, arrête ! rigole-t-elle. Laisse-moi terminer !
Sa main vient taper la mienne afin que je cesse ma recherche. A contre cœur, je laisse retomber mes bras le long de mon corps.
— Je disais donc que ton cœur est en manque d'amour paternel et que c'est pour cette raison que je ne peux pas le combler. Mon cadeau en sera peut-être incapable lui aussi, mais au moins il t'apportera un amour nouveau.
La voix d'Alexina se fait plus proche. Je comprends qu'elle est face à moi au moment où quelque chose de chaud se colle contre mon torse. C'est alors qu'elle m'autorise enfin à rouvrir les yeux d'un « c'est bon » si doux que j'en viens à vaciller quelques brèves secondes.
Dans un premier temps, ce sont ses éternelles prunelles océan qui me frappent. J'y lis de la bienveillance accompagnée d'une pointe d'excitation. Mais lorsque je sens quelque chose bouger contre mes abdominaux, mon attention se porte sur cette dernière. Une grosse boule de poils beiges gigote dans les bras d'Alexina. Le chiot tente d'attraper le petit fil qui pend de son écharpe vert sapin. La scène est adorable, même pour un garçon peu sensible comme moi. Certaines choses font fondre mon cœur, et ce petit être en fait partie.
— Quand je suis passé à l'animalerie la semaine dernière et que je l'ai vu dans son box avec un jouet en forme de voiture, j'ai directement pensé à toi, poursuit-elle en me mettant l'animal dans les bras.
— Et c'est quoi son nom ? demandé-je alors que ce petit monstre essaie de mordiller mon pouce.
— C'est l'année des B alors ils l'ont appelé Bobby. Mais tu peux changer si tu n'aimes pas.
— Non, je l'adore.
— J'avais pensé à Petit Papa Noël comme dans Les Simpson, mais tu n'aurais pas validé, plaisante-t-elle.
Je lève les yeux au ciel et presse sa nuque afin de l'attirer près de moi. La tête posée contre mon torse, elle gratte du bout de l'index le ventre de notre nouvel ami.
— Merci, murmuré-je en embrassant le haut de son crâne.
Ce cadeau inattendu ne me fera pas apprécier noël, cette fête reste pour moi une totale aberration, cependant j'appréhende un peu moins de devoir rester seul avec mon père. Je sais déjà que cette boule de poils débordante d'énergie apportera un peu de vie dans cette maison devenue vide malgré les deux âmes qui la peuple. A cette pensée, mon cœur se réchauffe. Comme d'habitude, Alexina a su me faire plaisir. Elle m'a rendu heureux durant la période de l'année que je déteste le plus. Grâce à elle, je vais un peu mieux.
________________________________________________________________________________
Coucou, aujourd'hui c'est un chapitre un peu bonus que je vous propose. J'ai dû l'écrire dans le cadre d'un concours et le thème imposé était celui de Noël comme vous vous en doutez.
Vous savez désormais d'où vient Bobby. Si ça avait été à vous de choisir son prénom, vous l'auriez appelé comment ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top