Chapitre 7

L'ambiance à la maison était agréable si on pouvait apprécier le remue-ménage. Pourtant, moi, j'aimais tout ce mouvement qui rendait mon lieu d'habitation plus joyeux, mais le mot qui convenait parfaitement était vivant. La rapidité avec laquelle ma mère passait d'une pièce à une autre en criant, suivie de sa dame de chambre qui portait quantités astronomiques de tissus me réjouissait et m'amusait. Et ce spectacle, j'y avais le droit tous les soirs durant lesquels mes parents étaient invités à sortir.

Assis sur le canapé près de la porte d'entrée, mon père, plus calme que ma mère, attendait que sa femme daigne le rejoindre. Habillé d'un costume qui lui enserrait le cou et qui ne pouvait cacher totalement son léger embonpoint, il était prêt depuis plus d'une demi-heure et s'exaspérait de voir son épouse être aussi capricieuse, essayant une robe, se pavanant devant le miroir avant de déclarer qu'elle ne ferait définitivement pas l'affaire.

S'ensuivait alors un autre essayage tout aussi vain. Les robes étaient soit trop pimpantes, soit trop fades, soit trop longues, soit trop courtes pour ma mère qui commençait à paniquer devant le peu de tenues qu'il lui restait dans la penderie. Ses choix étaient si restreints qu'aucune robe ne devait faire l'affaire et bientôt, je l'entendis gémir théâtralement :

─ Je n'ai plus rien à me mettre ! Si seulement j'avais acheté cette jolie robe jaune canari que j'avais remarqué dans la vitrine de ce superbe magasin... Mais bien sûr, Mark n'a rien voulu savoir et a refusé de me l'acheter ! Vous vous rendez compte, Lizzie ?

La femme de chambre répondant à ce nom et qui s'occupait de ranger à nouveau tous ces froufrous dans l'armoire fit un léger hochement de tête. Mais, et il était sûr que ces préoccupations bourgeoises étaient loin de se rapprocher des siennes.

A chaque fois que ma mère jouait ce rôle de femme aristocrate - malheureusement, elle ne faisait pas que le jouer - je me sentais honteuse et en colère parce qu'il était indigne d'elle de se donner ainsi en spectacle alors que tant de gens mouraient de faim et de froid dans la rue.

Comme à mon habitude, je ne lui fis aucune remarque, préférant me replonger dans le livre prêté par la bibliothèque. Mais l'intrigue était fade, les personnes invraisemblables et le décor de Londres de nos jours me déprimait. Je ne voulais plus jamais lire de la propagande, ces tissus de mensonges qui constituaient ma vie. Il était difficile de prendre conscience que chaque mot rencontré, écrit ou oral, se révélait être de la pure propagande alors que je désirais de la poésie, de l'amour, du chant : tout ce qui m'était interdit car représentant un véritable danger. Celui de s'émanciper par la pensée. De rêver. D'aspirer à un monde nouveau.

─ Non, cette robe non plus ne me sied pas ! Maugréa ma chère mère de sa voix perchée qui fit sursauter mon père qui commençait à somnoler. Sachant que je ne pourrais plus lire davantage de pages de ce roman désastreux, je rejoignis ce dernier.

─ Je ne t'ai pas demandé Heather, comment s'est passée ta journée ? Me demanda-t-il, la seule personne de ce foyer à se soucier de ma vie.

Ma mère, elle, ne m'accordait que peu de temps, préférant assister à telle pièce de théâtre avec ses amies ou passer son temps au téléphone à jacasser. Combien de fois m'avait-elle demandé de la laisser tranquille et de me débrouiller seule ? J'avais cessé de les compter en m'apercevant que sa fille ne faisait pas partie de ses priorités. Ma naissance, elle-même, avait pu devenir réalité grâce au Parti qui demandait aux personnes fortunées de remplir leur devoir en procréant la prochaine génération. Celle qui prendrait les rênes après le passage de l'ancienne.

─ Georges a beaucoup à m'apprendre, ne pus-je que lui dire, n'ayant aucune envie de parler de Colin ou de Thomas, mais apparemment mon géniteur voulait en savoir plus.

─ Tu as vu Colin Musgrave aujourd'hui ? Me questionna-t-il en me dédiant un petit sourire complice. Ce dernier était persuadé que je vouais pour Colin un amour tendre et je n'avais pas eu la volonté de lui briser ses espoirs. Marier un de ses enfants à ce jeune homme si prometteur devait être le devoir de tout parent ayant une fille en âge de trouver un époux et comme il avait été gâté par la nature, cela serait chose facile. Mais en pensant que je pouvais devenir la femme de cet homme que je détestais tant, mon père se trompait véritablement.

─ Oui, papa, comme tous les jours de travail, lui rappelai-je.

─ C'est un si bon parti, Heather. Tu as de la chance de le connaître et de travailler à ses côtés, m'affirma-t-il, des étoiles pleins les yeux comme s'il était en train d'imaginer le mariage entre nos deux familles célébré dans la chapelle privée des Musgrave.

─ De qui parlez-vous ? S'interrogea ma mère en passant en coup de vent dans le couloir dans une robe qu'elle jugeait passable pour l'événement.

─ De Colin Musgrave, ma chérie.

En entendant ce simple nom, ma génitrice perdit toute envie de se préparer et lança à son mari un regard de connivence comme s'ils avaient contracté un mariage avec les Musgrave depuis ma naissance et qu'ils leur tardaient de me mettre au courant.

─ Colin est un jeune homme si charmant ! S'écria-t-elle d'un ton enjoué. Et plein de manières ! Je te l'ai toujours dit Mark, cet homme a un cœur d'or, ajouta-t-elle à l'intention de son mari qui hochait la tête tout en répétant 'tout à fait, tout à fait'.

Et là, je me demandai si je devais mettre sur le tapis la torture que Colin réservait aux rebelles. La pire qu'il soit, m'avait-il chuchoté dans l'oreille quand je m'étais levée pour aller ranger mon plateau de cantine et cela avait sonné comme une promesse. Une promesse qu'il me dédiait, comme un cadeau d'amour.

Et, une autre fille que moi, aurait rougi devant cette marque d'affection ou aurait plaqué un baiser sur la joue de ce jeune homme. Mais tout ce que j'avais pu faire, c'était esquisser un sourire gêné qui avait dû paraître faux, creux. Il n'avait pourtant rien décelé de mon mal-être et s'était contenté de caresser ma joue d'un geste si peu empreint de tendresse que j'avais voulu me détacher de son emprise avant de me raviser : repousser les avances de Colin était dangereux.

Alors oui, j'aurais pu leur avouer les propos du fils Musgrave, mais ils n'auraient rien soulevé chez mes parents. Pas d'indignation en tout cas. Ceux-ci étaient comme les autres membres du Parti : en faveur d'une guerre sale. Si la torture permettait d'éradiquer de la surface de l'Angleterre tous ces renégats alors ils en useraient sans se soucier du respect que l'on doit à tout être humain. Aussi préférais-je me taire et leur souhaiter une bonne soirée quand ma mère fut enfin enveloppée dans son grand manteau de fourrure et regagner ma chambre quand je fus sûre de leur absence, permettant à Lizzie de rentrer chez elle.

Du haut de la fenêtre de ma chambre, j'observai cette figure frêle, emmitouflée dans un tissu qui avait dû servir de couverture avant, marcher d'un pas déterminé vers son chez-soi. Elle devait sûrement habiter les bas-fonds comme la plupart des servantes. Il devait être difficile pour elle de voir toute cette richesse étalée sans gêne la journée alors que le soir venu, elle regagnait sa vie de pauvresse. Mais elle ne se plaignait jamais.

Ce travail bien qu'exténuant et indigne de ses capacités lui permettait de survivre. Et quand je posais mon regard sur elle, elle ne pouvait comprendre cette lueur dissimulée dans mes yeux qui criait 'je t'envie !' comme elle n'aurait pu connaître la signification de ses larmes que je laissais perler quelquefois sans m'en rendre compte. Elle ne pouvait se dire que derrière toute cette fortune, des gens souffraient puisqu'elle et son peuple mouraient par manque d'argent. Peut-être que, quand le soir venait, se surprenait-elle à rêver de ces beaux rideaux de velours qu'elle avait dépoussiérés dans la journée ou de ces services raffinés qu'elle avait frénétiquement astiqués. Ce n'est qu'un masque Lizzie, voulus-je lui dire un jour que je l'aperçus à réarranger sa tenue devant la glace imposante du salon, mais je m'étais retenue. Elle ne pouvait comprendre. Personne ne le pouvait.

Elle disparut bientôt dans la rue. Le lendemain, sous la douce lueur de l'aube, elle ferait à nouveau ce chemin pour venir aider ma mère à se réveiller, pour retourner à cette routine qui la maintenait en vie.

Je restai un moment accoudée à la fenêtre, rêvant à ces quartiers où régnaient la pauvreté et la maladie et où pourtant, il me tardait d'y retourner, qu'importe les gardes, qu'importe les avertissements du jeune inconnu qui avait pourtant été catégorique : cet endroit était dangereux. Mais j'y avais laissé mon espoir là-bas. Il aurait inconcevable que je ne fasse rien pour le retrouver.

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