Chapitre 6

Les locaux des bureaux de presse, situés non loin du lieu de travail de mon père, étaient une fabrication qui avait peu d'allure avec ses colonnes qui s'émiettaient avec le temps, mais dont la restauration ne préoccupait personne, avec ses petites fenêtres à barreaux qui laissaient à peine entrer le soleil durant les beaux jours et avec ce mur de verre érigé tout autour du bâtiment et haut de 2 mètres, moyen de protection dérisoire contre les attaques des renégats qui semblaient avec le temps améliorer leurs matériels.

Si j'avais été moi-même un rebelle, jamais je n'aurais essayé de commettre un acte terroriste ici : la protection était maximale, il était d'ailleurs rare de ne pas voir des gardes patrouiller dans le secteur où les principaux membres du Gouvernement travaillaient, et viser les bureaux de presse ne constituait certainement pas une priorité. Par contre, le Palais du Gouvernement, haut lieu de rassemblement et où siégeait jour et nuit le chef du Parti, était un lieu que les rebelles devaient privilégier bien que s'y attaquer était si risqué qu'il valait mieux prévoir de réussir. Si la surveillance de mon lieu de travail était forte, cela n'avait rien à voir avec les alentours du Palais qui regorgeaient de gardes à l'aspect féroce qui avaient pour mission de tuer quiconque se trouvant dans les endroits interdits au public, qu'il soit un renégat ou qu'il se soit égaré.

Je me rappelais m'y être rendue une seule fois avec mon maître de stage, pour questionner le Ministre de l'Alimentation sur la baisse phénoménale du prix de la livre de beurre.

Le palais avait attisé toute ma curiosité. On disait que celui-ci était le seul bâtiment qui restait de l'ancien temps, de l'ancienne Angleterre qui n'était plus.

Et, en effet, une fois entrée, j'avais été surprise de voir ces belles tentures, ces chandeliers suspendus au plafond par de lourdes chaînes, ces canapés en velours où il semblait déplacé de s'asseoir par peur de les abîmer, ces hautes glaces ou encore ce nombre astronomique de tableaux si bien qu'on ne pouvait que se demander comment les murs pouvaient supporter tout cet apanage d'un autre temps.

Le décor était magnifique et il m'avait fallu recouvrir toute ma volonté pour me détourner d'un si merveilleux spectacle. Je crois qu'à ce même instant où je découvris ce que jadis avait été, ma haine pour le Parti se renforça un peu plus. Comment avait-on pu vouloir bannir cette époque ? Tirer un trait sur le raffinement, le style des détails comme ces liserés d'or qui miroitaient devant mes yeux, pour mettre en place cette architecture minimaliste et fade ? Je détestais le Gouvernement autant pour avoir saccagé la ville de Londres qu'on disait pourtant regorger de richesses architecturales que pour s'être octroyé le seul endroit représentatif du passé encore intact.

Du haut de mon bureau, il m'arrivait d'observer la Tamise, ce long ruban dont le bleu de l'eau semblait s'être décoloré pour se rapprocher du marron, en me disant que lui seul avait pu voir ce massacre organisé par le Parti.

Si, à l'endroit exact où je me trouvais avait un jour été ce qui avait été appelé le Parlement, un bâtiment dont je n'avais pu retrouver la trace dans les archives de mon lieu de travail, maintenant s'élevaient des bureaux où la presse – qu'il m'arrivait de nommer aussi propagande puisqu'elle était sous contrôle totale du Gouvernement – travaillait sans relâche à redorer encore plus le blason du Parti.

Tel était le métier que je tentais d'apprendre en compagnie d'un superviseur qui m'expliquait les rouages de sa fonction avec une telle passion que je me demandais s'il n'avait pas subi un lavage de cerveau avant de me prendre sous son aile. A contre cœur avais-je du accepter cette offre de formation.

Dans une autre société, où la parole et l'écriture auraient été libérées, peut-être que le journalisme aurait représenté un quelconque intérêt. On aurait pu écrire librement sur n'importe quel sujet comme celui de la politique : parler des élections démocratiques, de la dangerosité de tel parti, de la corruption qui alimentait un autre. Mais, dans ma société, tout ce qui pouvait sortir de ces bureaux ne devaient être que des louanges de plus pour le Parti. De quelle utilité était alors le journalisme s'il ne décrivait qu'un pan du monde ?

─ Allons-nous écrire un article sur l'attaque terroriste ? Demandai-je à mon superviseur, un homme d'une soixante d'années nommé Georges dont le visage disparaissait complètement sous les rides dont je devinais qu'elles s'étaient formées à cause des trop nombreux moments d'anxiété. Travailler dans la presse était un métier éprouvant et à risque. Je ne m'en rendais que trop compte chaque jour.

─ Qui t'a mis cette idée saugrenue en tête, ma petite ? Je grimaçai de frustration face à cette appellation qui ne manquait jamais de m'énerver. J'avais dix-neuf ans et bien que certes petite en taille, Georges ne cessait de me parler comme à une enfant. Mais peut-être était-ce cela qui allait me sauver : ma soi-disant innocence. Personne ne se doutait que, à l'abri dans ce crâne bien fait, se cachait une haine féroce pour le Parti, une colère intarissable malgré mes efforts pour la tarir.

─ Je me demandais juste si nous étions de ceux qui allaient mener l'investigation au côté des enquêteurs, lui répondis-je sans lui avouer que je désirais ardemment travailler sur ce sujet qui aurait pu m'informer des actions des renégats et de leur organisation mais j'avais encore là oublié ma position de stagiaire.

─ Mais voyons Heather, tu sais bien que c'est l'équipe de Thomas qui s'en charge, m'avertit Georges en me dédiant un sourire triste avant de détourner son regard de mon observation et de se remettre à la rechercher d'un dossier qu'il avait visiblement du mal à trouver sur ce bureau dérangé.

Le rappel de cette damnée équipe alimentait ma colère. Thomas, un journaliste approchant la cinquantaine, avait lui aussi à sa charge un stagiaire de mon âge, un dénommé Colin dont sa seule présence me donnait envie de sortir de la pièce. Les deux hommes, copains comme cochons, arrivaient à chaque fois en retard de plus d'un quart d'heure – mais ils ne subissaient aucune remarque des supérieurs, sûrement un avantage de Colin d'avoir un père haut placé dans le secteur de la finance – et les articles dont ils s'occupaient étaient bien plus intéressants que les nôtres. Mon père n'étant qu'un scientifique, je n'avais pas le droit aux mêmes privilèges et cela expliquait le fait qu'on m'ait placée sous la surveillance de Georges, que j'appréciais certes pour son calme et sa bonne humeur quotidienne, mais qui restait un chroniqueur de peu d'envergure contrairement à Thomas dont les articles s'arrachaient dans les kiosques à journaux.

─ Mais ne t'inquiètes pas, avec cet article à faire sur le kilo de sucre qui a encore baissé, on ne risque pas de s'ennuyer ! M'apprit-il avec un sourire franc comme si ça le réjouissait vraiment de travailler sur un sujet aussi peu intéressant que la baisse des prix des produits alimentaires qui n'était d'ailleurs qu'un grossier mensonge monté de toutes pièces par le Gouvernement.

Je lui adressai à mon tour un sourire qui pour ma part était forcé.

Il était énervant de devoir passer un temps fou sur un article que personne n'allait lire ou plutôt que seules les plus riches, capables de s'acheter un kilo de sucre, pourraient y jeter un coup d'œil.

Je ne voulais pas forcément percer dans le monde du journalisme – je n'étais d'ailleurs pas sûre de mon attachement pour ce métier – mais j'aspirais au moins à m'occuper de sujets intéressants qui me permettraient d'en savoir un peu plus sur ce qui était interdit. Malheureusement pour moi, Georges n'était pas le moins du monde ambitieux et je devrais certainement me contenter de ce qui m'était proposé. Le prix des produits laitiers n'avait plus aucun secret pour moi.

*

─ Bonjour Heather, me salua Thomas quand il prit place en face de Georges.

Le midi, mon maître de stage avait pour habitude de garder une place pour son collègue et son stagiaire qu'on n'eut pas à attendre trop longtemps – la belle blonde qui servait les repas d'habitude était portée pâle depuis ce matin et avait été remplacée à la dernière minute par une quinquagénaire qui n'était pas au goût de Colin apparemment puisqu'il revint tout penaud. Dès que son regard croisa le mien, son visage s'illumina non pas d'une joie pure, mais comme s'il venait de retrouver son jouet favori, une poupée, qu'il adorait persécuter.

─ Heather ! Quel plaisir de te voir, s'écria-t-il pour capter mon attention et je relevai timidement la tête pour lui faire comprendre que sa présence n'était pas passée inaperçue puis la rabaissai sur l'assiette de légumes. Comme à chaque fois qu'il arrivait à la table, toute sensation de faim s'était évaporée et cette boule dans le ventre qui prenait naissance lorsqu'il était dans les parages n'était aucunement le signe annonciateur d'une idylle. En vérité, Colin me terrifiait. Sous ses airs de gentil, devait se cacher un jeune homme profondément assuré, très proche du Gouvernement. D'ailleurs, il ne manquait jamais de louer ses actions. Il aurait pu m'aimer qu'il n'aurait eu aucun scrupule à me dénoncer à la police du Parti, son amour pour le Gouvernement bien plus fort que toute passion amoureuse.

─ Le Gouvernement va prendre des mesures radicales pour contrer les renégats qui sèment discorde et chaos dans notre société, apprit Thomas à Georges et bien que le sujet m'intéresse beaucoup, je ne le montrai pas de peur que Colin trouve cela suspect et le rapporte à son père.

Le jeune stagiaire, peu enclin à entendre parler plus longtemps du groupe rebelle – il en parlait à longueur de journée avec son superviseur –, me gâcha la conversation menée entre les deux journalistes et à contre cœur, je l'écoutai monologuer sur la grandeur du Parti.

Plus d'une fois, je retins un bâillement. Que Colin pouvait être ennuyeux ! Ne parlait-il que du Gouvernement et de lui-même ? C'était le modèle craché de son père, me dis-je tout en le regardant recoiffer ces cheveux blonds de sa main comme un mannequin. Certes, il avait été doté par la nature, mais était-ce à son avantage d'en jouer ainsi ? Toutefois, s'il croyait que cela allait me faire tomber en pâmoison, il se trompait. Sur moi, il n'avait aucun effet sauf celui de me frigorifier sur place quand ses yeux bleus glacials rencontraient les miens.

─ Toutes ces histoires de renégats me fatiguent, m'avoua-t-il en s'installant plus confortablement dans le siège, les mains derrière la tête comme pour faire mieux ressortir ses pectoraux saillants que sa chemise semblait torturer tant cette dernière était serrée. Chez Colin, cette manie d'acheter des vêtements moulants n'était pas due au manque d'argent – la famille Musgrave faisait partie des familles les plus fortunées de l'Angleterre qui prêtait par exemple leur grande demeure pour les soirées du Parti qui rassemblaient les membres de celui-ci et leurs enfants – non, c'était simplement sa façon de s'habiller qui dénotait, selon moi, une certaine vanité. A vouloir toujours montrer son corps musclé, je commençais à en être dégoûtée.

─ Ah bon ? Crus-je devoir répondre, simple politesse. En réalité, je priai pour que Georges se lève de table et annonce que nous devions nous remettre au travail, mais un coup d'œil me permit de voir qu'il n'avait aucune intention de quitter la cantine. Même écrire un article sur les choux de Bruxelles ou que-sais-je encore était bien plus excitant qu'écouter Colin monologuer.

─ Parler d'eux, c'est leur donner l'attention qu'ils demandent, c'est leur montrer qu'ils ont plus d'impact sur nous que nous ne voudrions le croire. Mon père était d'accord avec moi pour dire que tous ces articles écrits sur les rebelles leur assuraient une publicité gratuite.

Mais alors pourquoi acceptes-tu de les écrire, crétin ?

─ Ceux-ci ne méritent qu'une chose, la mort. Dans d'affreuses souffrances, affirma-t-il avec une telle assurance que je pris peur. Il pensait tellement détenir la vérité que cela en devenait effrayant. Ainsi prônait-il la torture pour les opposants du Gouvernement ? Mais alors, n'étais-je pas condamnée à une mort lente et sanglante, moi qui nourrissait des pensées visant à renverser le Parti ?

Le plus triste, me rendis-je compte, c'est que j'avais devant moi la future génération qui prendrait en main le Parti et elle me semblait pire que celle qui dirigeait, plus féroce, prête à tout. Parce que la jeunesse présente des désavantages : celui de ne vouloir se mettre aucune limite, de penser pouvoir arriver à ses fins coûte que coûte.

En regardant Colin, j'étais persuadée que celui-ci serait bien placé.

Cette formation n'était qu'un leurre, un tour de passe-passe pour nous faire croire que tous suivaient le même parcours et donc que tous avaient les mêmes chances de réussir. Mais tout était écrit d'avance.

Le Parti jetait son dévolu sur les enfants des membres éminents du Gouvernement dès leur naissance, les surveillait par le biais des professeurs, des médecins, des dentistes, et même des chauffeurs de bus puis leur attribuait un stage, semblable à ceux offerts aux enfants bourgeois dont les parents travaillaient dans des secteurs moins prestigieux.

A l'issue de cette formation, on les congratulait, leur vantant leurs mérites et dans les jours suivants, ils se voyaient offrir un job. Les plus talentueux embrassaient la carrière politique, médicale ou financière. Les gens comme moi, issus d'une famille respectable, mais pas assez aux yeux du Gouvernement, se voyaient offrir des postes dans le journalisme, les sciences ou l'éducation.

Tandis qu'il m'observait avec cet air de défi sur le visage, un brin amusé de ma persistance à vouloir éviter son regard, je me disais, en tremblant, que Colin avait l'étoffe d'un dirigeant. En tout cas, il avait les qualités escomptées par le Parti. S'il le devenait, il n'y avait aucun doute : il se montrerait à la hauteur de ses promesses. Colin serait le plus sanguinaire des dirigeants que la Terre n'eut jamais portés et je n'étais pas sûre de vouloir être témoin de cela.


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