Chapitre 5

C'est un violent cauchemar qui m'arracha de mon sommeil ce jour-là.

Quand je me découvris en sueur, les membres tremblants, je sus que j'avais vécu un épisode traumatisant.

Peut-être avais-je rêvé de la patrouille de la nuit dernière. Mais comment le savoir exactement ? Chaque journée était une réalité cauchemardesque, apportait son lot de peur. Je ne me rappelais même pas de mon premier rêve cotonneux certainement parce que je n'en avais jamais fait. Dans cette société, rien n'était propice à l'élaboration d'un doux songe, car le cerveau piochait dans les différents souvenirs vécus la veille ou plus tôt. Et les souvenirs étant loin d'être gais, le cauchemar était inévitable.

Pour cette raison, le Gouvernement préconisait des somnifères fabriqués dans les bureaux du Ministère de la Recherche Scientifique au Service du Bien Etre de la Population (MRSSBEP). Ils se vendaient comme des petits pains, à un prix dérisoire. En seulement quelques mois, ils étaient devenus indispensables. Certains ne se rappelaient même plus de ces nuits passées à cauchemarder, à se retourner dans le lit sans trouver le sommeil. Le remède miracle, c'était lui. Ce Ministère vantait les effets bénéfiques de cette fabrication, mais il oubliait souvent de dire que le taux de suicide au somnifère était dangereusement élevé.

Moi, je ne me risquais pas à en prendre. Déjà, parce que les fabricants n'étaient autres que les sbires du Gouvernement et on ne pouvait savoir ce qu'ils avaient bien pu mettre dans cette petite pilule et surtout parce que je ne voulais pas que s'arrêtent les cauchemars, ces derniers étant le rappel constant de ce que le Gouvernement nous faisait subir.

Ma peur était de devenir l'une des leurs, d'être complétement déconnectée de la réalité au point d'en oublier que le Gouvernement était le créateur de cet environnement d'effroi. Ne jamais oublier qui était son ennemi, ne jamais laisser la haine se tarir, tel était mon mantra. Il me semblait que de trop nombreuses batailles avaient été perdues par oubli de l'ennemi.

M'extirpant tant bien que mal de mon lit, je pris conscience que la veille, je n'avais pas pris soin de dissimuler mes vêtements de pauvresse qui jonchaient le sol et étaient le rappel de ce que j'avais failli vivre, mais qui, grâce à l'intervention d'un inconnu, avait pu heureusement être évité.

Si quelqu'un tombait dessus, je pouvais avoir de graves ennuis. On condamnait à mort des gens sans preuve alors imaginez ce qu'il pouvait advenir de moi si on retrouvait un tel accoutrement dans ma chambre. Ce n'était pas interdit de traîner dans les ruelles sordides de la banlieue, mais ce n'était certainement pas bien vu.

Quelle sorte de personne vivant dans les plus beaux faubourgs irait se terrer là-bas si ce n'était pour comploter avec les Rebelles ? Qui croirait mon histoire de petite fille désirant s'évader, bien que cela soit la vérité ?

Le fait de vouloir échapper à ce monde ne nous condamnait-il pas d'ailleurs ? N'était-ce pas la preuve indéniable de l'imperfection du Gouvernement ? Parce qu'il me semblait évident que la rêverie, l'espoir, naissaient seulement quand les libertés étaient bafouées, quand notre environnement ne suffisait à combler tous nos désirs. Si je rêvais, c'était à une société meilleure que celle mise en place par le Parti au pouvoir, c'était à un monde plus égalitaire, à une démocratie comme celle qui avait jadis été en Angleterre et qui avait été supplantée par un régime autoritaire qui se disait proche du peuple. Je rêvais, sans cesse et cette seule action était imputable.

Parce que rêver, c'est penser et parce que penser, c'est désobéir.

Fiévreusement, je ramassai les tissus de mes mains tremblantes et les cachai à leur place habituelle, c'est-à-dire dans le faux plancher de mon armoire. Une fois la planche correctement placée, je m'octroyai une minute de répit pour récupérer mon souffle.

Etait-ce cela que ressentaient les Rebelles chaque fois qu'ils agissaient contre le Gouvernement ? Cette peur indescriptible qui vous broyait les entrailles ? Le cœur battant la chamade, prêt à sortir de la cage thoracique ? Cette bile qui menaçait de remonter ?

Je n'aurais pu être une Rebelle. Je n'avais ni le gabarit, ni la mentalité pour. Il fallait avoir du cran pour se dresser contre le Parti, peut-être un peu d'inconscience aussi. Il fallait savoir ce qu'on risquait et en même temps l'ignorer pour ne pas vivre constamment dans la terreur. Mais le plus important consistait à se taire dans toutes les occasions que ce soit dans la vie quotidienne ou sous la torture. De cela, je n'en étais capable. Pour me réconforter, je me disais souvent que j'étais de ceux qui se rebellent sans agir, ceux qui restent à l'arrière et qui évitent le front, ceux qui pensent la stratégie sans jamais la jouer. A choisir, je préférais me sacrifier pour mes idées que pour mes actions. D'ailleurs, peut-être était-ce mon destin que de mourir pour une cause.

Pour stopper le flux de pensées qui irriguait mon esprit, je décidai de prendre une douche. Je restai sous l'eau brûlante une bonne dizaine de minutes, le temps que mon corps se relaxe. Je savais que ces petits moments de détente étaient un luxe que peu pouvait se permettre.

En effet, dans certaines parties de la ville, l'eau était absente ou restreinte alors que dans notre caste, une des plus élevées, elle était en abondance, jaillissait des robinets d'un simple coup de main. C'était fou de se dire que ce qui nous paraissait être abondant et banal dans notre vie était en quantité limité à quelques pâtés seulement de maisons.

M'habillant prestement d'un jean et d'un chemisier blanc, je pris ensuite le chemin de la cuisine tout en relevant mes cheveux en un simple chignon, me laissant guider par le fumet délicieux du pain grillé.

Je retrouvai mon père assis devant son bol de café, une tartine à la main et le visage tendu par la colère ce qui avait le don de le vieillir. Dès qu'il m'aperçut, il laissa libre court à son irascibilité comme s'il avait attendu tout ce temps une oreille attentive. Mise à part ma mère – avec qui il était impossible d'avoir une discussion portant sur autre chose que bals et ragots –, il n'y avait que moi, sa fille unique, pour supporter ses emportements.

─ Encore un coup de ces satanés terroristes ! Aboya-t-il en trempant le bout de son pain dans le café noir d'un geste brusque. Les yeux braqués sur la télévision, il continua :

─ Apparemment, ils auraient envoyé un colis piégé directement à la maison du Ministre de la Sécurité et de la Prévention qui aurait explosé, heureusement sans faire de victimes graves. Ces révolutionnaires menacent la stabilité du Gouvernement et désirent que la société ne soit plus chaos. Car, et rappelle-toi toujours cela ma fille, que ce sont des traîtres qui ne se battent pas au nom de la 'liberté' comme ils le prétendent – non, le Gouvernement est le système qui nous a apporté la seule et unique liberté – mais seulement pour renverser les principes qui nous sont chers.

J'opinai du chef comme un enfant sage sans vraiment écouter ses propos – je commençais à les connaître par cœur tant il les rabâchait.

Mon père avait toujours été un fervent supporter du Gouvernement, fermant les yeux sur les libertés qu'il avait bafouées. Mais comment aurais-je pu lui en vouloir, lui qui était de cette génération qui n'avait connu que le Gouvernement ? Lui dont son cerveau avait été formaté pour ne pas se rebeller en pensées ou en actes ? Lui qui s'était vu offrir un poste haut placé dans un laboratoire scientifique ?

Pourquoi aurait-il commis un geste contre ce système qui l'avait récompensé de ses loyaux services, qui le nourrissait, qui le logeait dans un appartement spacieux, qui le payait gracieusement et qui lui permettait de prendre des jours de congé alors que plus de trois-quarts de la population ployaient sous des impôts et ne mangeaient que deux fois par jour par manque de ressources ?

─ Le Gouvernement a renforcé sa présence dans les bas quartiers pas plus tard qu'hier soir, après que l'accident a eu lieu. Ils font des descentes dans les tavernes mal famées et contrôlent les identités. Je ne donne pas chère de la peau d'un Rebelle. La répression sera terrible, se réjouit-il.

Je me forçai à manger le reste de ma tartine, mais l'envie n'y était plus. L'idée même d'avoir pu être arrêtée par les gardes me donnait la bile et la pensée de ne plus pouvoir me réfugier dans les ruelles sombres m'attristait terriblement. Que serait ma vie sans cette échappatoire ? Elle serait certainement dénuée de couleurs, de saveurs.

Où mes pensées pourraient-elles vagabonder si elles étaient coincées dans ce cerveau lourd à porter ? Et mes rêves, mes espoirs étaient-ils condamnés à l'errance ?

Le jeune homme que j'avais rencontré la nuit dernière ne semblait nourrir aucun espoir quant à l'avenir, mais, pourtant, il arrivait encore à vivre. Survivre. Mais ne se disait-il pas qu'il lui manquait quelque chose à son existence ? N'avait-il pas le désir de rendre la société meilleure ou tout du moins de la modifier ?

Mince, étais-je vouée à n'être que la seule à penser autrement ? Plusieurs fois, j'avais secrètement désiré rencontrer une personne pour qui je n'aurais aucun secret, pour qui je ne tairais pas ma pensée par peur de me faire dénoncer. Mais il fallait croire qu'après dix-neuf ans de survie, aucun humain ne faisait l'affaire ici, à Londres. Peut-être qu'un tel individu existait dans le monde, mais jamais je ne quitterais le pays. En tout cas, pas tant que le Gouvernement serait en place et, agencé comme il était, il comptait bien rester au pouvoir de longues années. Peut-être même des siècles.

Et cette pensée me donna des vertiges. L'enfer était loin d'être terminé.

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