Chapitre 4

Ecoute, je ne suis pas méchant. Je ne pensais pas que la vision de cette patrouille te plongerait dans un tel état. Tu me sembles être une fille inconsciente des risques et ça, je l'ai compris à ta façon de déambuler dans les rues sans te soucier de ce qui pourrait arriver. Crois-moi, je t'ai rendu un service en t'emmenant sur ce toit. Tu y réfléchiras à deux fois avant de revenir dans ce quartier.

─ Je suis pleinement consciente des dangers !

─ Pourquoi n'as-tu pas déserté la rue comme les autres au lieu de prendre racine ? Riposta-t-il.

─ J'étais dans la lune, ma seule réponse le fit éclater de rire.

─ Inconsciente et rêveuse, tu as été gâtée par la nature, dis-moi, blagua-t-il, mais cela ne fit que me renfrogner davantage. Il me tournait en ridicule sans difficulté, sans même me connaître.

─ Trêve de plaisanteries, enchaîna-t-il et je faillis lui rappeler qu'il était le seul à rire ici, tu n'es d'ailleurs pas très discrète. Je te vois souvent traîner ici mais je ne me suis jamais trompé sur ton compte. J'ai toujours été intimement persuadé que tu ne vivais pas dans ce quartier. Maintenant, j'en suis convaincu. Tu viens de la ville, n'est-ce pas ?

─ Tu m'espionnais ? M'étranglai-je. Je ne m'étais jamais sentie surveillée pourtant !

─ Je ne t'ai jamais espionnée, je gardais un œil sur la jeune fille sans cervelle que tu es. Tout chez toi respire la richesse. Même ta démarche le prouve. C'est comme si tu avais été marquée par le Gouvernement. Tu pensais vraiment pouvoir te fondre dans la population ?

─ Je pensais être invisible.

─ Tu n'as pas échappé à mon œil avisé pourtant.

Je baissai la tête, presque honteuse. Ses simples remarques me poussaient à croire que j'étais une idiote de première classe. Dire qu'il m'avait observée de nombreuses fois et que je ne m'en étais pas rendu compte ! Se pouvait-il qu'il ait raison ? Etais-je inconsciente ? J'avais toujours été intimement persuadée que c'était mon inconscience qui me permettait encore d'être en vie, psychologiquement parlant. C'était ce qui me maintenait en vie et ce qui allait causer ma perte.

─ Pourquoi venir dans ces quartiers d'ailleurs ? Les grands boulevards ne te suffisent pas ? Les magasins ne sont pas assez chics pour toi ? Il avait la terrible manie de me pousser à bout, de me faire passer pour une fille que je n'étais pas. Pour lui, je n'étais qu'une midinette sans cervelle, courant aveuglément derrière le luxe.

─ Tu veux savoir pourquoi ? Je trouve ici la sécurité que je n'ai nulle part ailleurs, la liberté qui m'est dérobée et à laquelle j'aspire ! L'argent, qui selon toi me définit, je l'aurais brûlé si j'avais su qu'il m'asservirait à ce point ! Vous vous dîtes les victimes du Gouvernement, mais vos vies sont-elles espionnées, votre liberté d'expression bafouée, votre existence réduite à une simple survie ? Vous ne connaissez rien de tout ça, vous. Votre liberté, vous la devez à votre pauvreté. Alors, oui, j'aurais voulu naître dénuée de tout bien si cela m'avait permis de ne pas devenir un pion du Gouvernement.

La mine, que je devinais qu'il devait afficher, était sans conteste celle de l'étonnement. Il n'avait pas osé me couper la parole, ni esquisser un geste pourtant, il me semblait qu'il n'était pas du genre à rester silencieux quand il devait faire face à une remise en question sèche. Et, si auparavant, j'étais celle qui faisait face à la réalité, c'était maintenant à lui d'ouvrir les yeux. De se rendre compte que le monde était bien plus compliqué qu'il ne le pensait. Que connaissait-il de notre vie à nous, les « citoyens » ? Car il ne pouvait deviner ce qui se déroulait derrière les murs clairs de nos logements. Il s'était fourvoyé en croyant que voir était savoir. Nous avions beau habiter dans de grands immeubles modernes et pouvoir acheter de la nourriture dans les luxueux magasins des longs boulevards, ce n'était qu'une apparence traîtresse, une tromperie grotesque. Une mascarade.

─ Je- Il avait perdu ses mots et c'était tant une satisfaction de le voir muet que j'affichais l'ébauche d'un sourire.

─ Est-ce ta façon de t'excuser ? Il eut un geste de recul comme s'il venait de recevoir une décharge électrique.

─ Je ne m'excuse jamais, prononça-t-il abruptement.

─ Et pourquoi cela ?

─ Parce que je n'ai jamais tort.

─ Mais je viens de te démontrer la fausseté de ce raisonnement ! Tu as tort ! M'empressai-je de lui dire.

─ Alors j'ai rarement tort.

Je levai les yeux au ciel. Je pensais avoir tout entendu, mais j'allais de surprise en surprise. Toutefois, je ne pensais pas qu'il était aussi imbu de sa personne que ce qu'il me faisait croire. J'avais eu tout le temps de me faire une opinion sur ces gens, j'en avais côtoyé tellement que ce soit à l'école ou dans la rue. Il y avait ceux qui étalaient sans gêne leur argent ou ceux qui se vantaient de posséder la confiance du Gouvernement. Ils étaient particulièrement reconnaissables car souvent tape-à-l'œil. Il y avait toujours quelque chose pour les disculper. Et même si je ne pouvais totalement le voir, je doutais fort que l'homme en face de moi soit de cette catégorie détestable.

─ Tu devrais partir.

Cela sonnait plus comme un ordre qu'un conseil, seulement, là encore, il avait raison. Il était préférable que je déguerpisse au plus vite de cet endroit, cela devenait trop dangereux pour moi comme pour lui. La patrouille n'était pas visible, mais ce n'était pas forcément une bonne nouvelle : elle pouvait être partout, tapie dans le noir, prête à me sauter à la gorge. J'allais devoir redoubler de vigilance tout le long du trajet, rester sur le qui-vive, mais j'avais l'habitude. Quand je sortais le jour, je l'étais constamment.

─ Je te raccompagne jusqu'en bas, dit-il avant de disparaître dans la cage d'escalier.

Avant de m'engager à sa suite, je jetai un dernier coup d'œil aux étoiles au-dessus de moi et affichai un sourire triste. Elles semblaient avoir perdu de leur clarté, presque happées par la noirceur. L'ombre avait gagné une nouvelle fois sur la lumière. C'était une bataille perdue d'avance me semblait-il. Depuis ma naissance, cela avait toujours été le cas. Le Gouvernement avait terni tout ce à quoi il avait touché.

─ Hé, tu viens ? M'apostropha l'inconnu qui avait certainement dû remonter les escaliers quand il s'était aperçu que je ne le suivais pas.

Il n'y avait de toute façon plus rien à contempler ici excepté la victoire de l'obscurité. Et c'était un spectacle désolant.

Je le suivis, me tenant à la rampe aussi fermement qu'un rescapé à sa bouée. A la dernière marche, je fus obligée de m'arrêter : l'homme me bloquait le passage. Il s'était arrêté sans crier gare comme si une réflexion lui avait traversé l'esprit, mais cela pouvait n'être rien aussi, car il reprit sans un mot son chemin.

─ Bon, tu sais où tu dois aller, maintenant ? Me demanda-t-il après qu'il m'a expliqué brièvement la direction à prendre. J'observai la ruelle plongée dans le noir et me sentis frissonner. Je n'étais pas particulièrement rassurée et pourtant l'obscurité serait ma meilleure amie quand je traverserai les bas-fonds pour rejoindre la frontière.

─ Je crois avoir compris.

─ Evite la lumière, d'accord ?

─ Je ne suis pas idiote, répliquai-je.

─ Malgré ta petite tirade de toute à l'heure, je suis toujours intimement persuadé qu'il faut être suicidaire pour venir ici.

─ Je n'attendais pas de toi que tu comprennes de toute façon.

─ Je peux t'assurer que tout ce que tu cherches ne se trouve pas ici. Il n'y a pas plus de liberté et de sécurité ici que dans la ville. Alors cesse de t'accrocher à ces lambeaux d'espoir et ne remets plus les pieds dans ce coin.

Je commençais à partir, me détournant de lui, me fondant dans la noirceur. Quand je me retournai, je pouvais encore le distinguer : il n'avait pas disparu comme je pensais qu'il allait le faire. Adossé au mur de la bâtisse délabrée que nous venions de quitter, son attitude désinvolte semblait presque sereine. Et terriblement irréaliste. Le monde dans lequel nous vivions n'apportait que misère et désolation chaque jour.

Je revins sur mes pas, poussée par une force inconnue.

─ Où se trouve ce que je cherche alors ?

─ Dans le dictionnaire, au mot « utopie ».

Sa plaisanterie me laissa stoïque. Je me serais sentie tout à fait découragée s'il n'avait pas poursuivi de sa voix douce –me prouvant au passage que cette personne n'était pas faîte que de muscles, mais qu'un cœur se dissimulait sous ce torse solide – :

─ Je ne suis pas sûr que ta quête débouche quelque part. J'ai même peur que tu ailles de désillusions en désillusions, mais... je te souhaite quand même de trouver ce que tu sembles désirer si ardemment.

─ Euh, merci, répondis-je, surprise, et toi, que cherches-tu ?

─ Rien de particulier, répondit-il avec sa familière nonchalance.

─ Mais alors pour quoi vis-tu ?

Son silence était la preuve qu'il n'avait jamais réfléchi à son existence.

─ Sommes-nous obligés de vivre pour quelque chose ? Je vis, un point c'est tout.

Sa réponse m'attrista un peu, mais je n'en laissai rien paraître. J'étais de ceux qui étaient persuadés que notre présence sur Terre n'était pas due au hasard. Je n'y croyais pas parce qu'il y avait une vérité dans cela – c'était chose ardue que de le démontrer – mais parce qu'y croire m'apportait l'assurance d'un avenir meilleur, me réconfortait dans l'idée que nos vies allaient changer le cours de l'Histoire. Si je n'avais plus de liberté, que la sécurité était absente et que l'égalité était un principe bafoué, il me restait l'espoir pour penser l'utopie.

Il était à quelques mètres de moi, sa silhouette immense se détachant sous la lumière de la lune. Je ne pouvais déchiffrer ce visage que je n'avais jamais vu. Peut-être était-il dénué d'expression. L'inconnu semblait rester à chaque fois parfaitement maître de lui-même comme s'il avait été formaté pour ne rien laisser transparaître.

─ J'espère que tu trouveras pour quoi tu vis alors, soufflai-je si faiblement que je doutai qu'il m'ait entendue.

Et sur ces paroles, je repris ma route.

─ Hé ! Me héla-t-il, assez fort pour me faire sursauter. Il me rejoignit rapidement, se figeant devant ma personne. Ne viens plus jamais ici. Les prochains jours risquent d'être tendus et les patrouilles vont certainement s'intensifier.

─ Mais pourquoi le Gouvernement a-t-il décidé d'envoyer ces soldats ?

─ Tu le sauras bientôt, répondit-il mystérieusement. Tu as compris ce que je t'ai dit ? Ne risque plus ta vie à venir ici. Je t'ai sauvée d'une éventuelle arrestation. Ne compte pas sur le destin pour te venir en aide une prochaine fois. Maintenant, file !

Chacun disparut dans la noirceur de la nuit, moi rejoignant la ville, lui les bas-fonds. Arrivée à la frontière, et quand je fus certaine d'être seule, je me risquais à m'arrêter pour observer ce que je laissai derrière moi. Pas grande chose en apparence, rien de matériel, rien de concret, de palpable. Mais c'était peut-être l'espoir qu'on avait commencé à m'arracher par petits bouts.

Puis, après un instant de réflexion, je repris ma route en solitaire, ma silhouette frêle dissimulée dans la noirceur du soir.

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