Chapitre 2

La nuit était fraîche, mais les couches de vêtements que je portais me protégeaient de cet air polaire. Ce n'était pas pareil pour les gens des bas-fonds qui mouraient de froid dans leurs maisons modestes. Ils ne possédaient rien. Pas parce qu'ils n'avaient pas d'argent : ils n'étaient certes pas riches, cependant beaucoup d'entre eux avait amassé un petit pécule au fur et à mesure des années qui leur aurait permis de s'acheter quelques vivres, mais parce que l'on les dépossédait de tout bien.

Après quelques attaques des rebelles, le Gouvernement avait décidé de riposter non pas par une descente dans les quartiers mal famés, mais par une exclusion de la société. Les commerçants avaient depuis peu interdiction de vendre quoi que ce soit aux habitants de ces lieux défavorisés. Nourriture, vêtements, nécessaire de toilette : tout y passait. Souvent, on leur interdisait l'accès aux transports ou les plus perfides des policiers les jetaient en cours de route. Ils étaient facilement reconnaissables sous leurs habits crasseux et troués, avec leurs visages mal rasés, couverts de terre, leurs cheveux hirsutes et emmêlés et leurs pieds nus foulant le pavé gris. C'étaient les personnes que l'on montrait du doigt ou que l'on ignorait complètement.

Pour la plupart des gens, ils étaient ceux qui entravaient la réussite de la société. Selon moi, ils étaient la preuve même de l'échec du Gouvernement. « La démocratie libère les peuples » scandait sans parcimonie le Ministre Général : « la démocratie est le peuple ». Mais ces gens rejetés, le Gouvernement leur avait-il gardé seulement une place ? De peur d'être renversé, le Gouvernement avait décidé de les exclure, de les parquer comme des bestiaux. Ils n'avaient désormais plus le droit de voter et de consommer. Il n'y avait certes pas de barbelés pour délimiter les frontières, mais c'était comme tel.

Toutefois, dans ces quartiers, ils étaient libres. Plus libres que nous, pensais-je. Après tout, je me demandais souvent si nous n'étions pas, nous, les bestiaux. Si les victimes n'étaient pas eux, mais nous. Avec toutes nos lois, nos devoirs, nos interdictions, nos tabous, on vivait à peine. Ces hommes symbolisaient autant l'échec que l'espoir. S'ils mouraient, c'étaient eux qui survivraient au Gouvernement, j'en étais persuadée. Emmitouflée dans mon grand manteau, je les enviais et regrettais ma position sociale. J'aurais voulu leur ressembler, me fondre dans la masse, être l'une des leurs. Mais je portais la marque indélébile du Gouvernement, celle qui ne laissait aucune trace physique, mais qui vous marquait à vie.

Si j'avais mis l'accent sur le fait que dans ces rues, je pouvais être tranquille, ce n'était pas complètement vrai. J'avais autant de chances de me faire attaquer et torturer qu'un défavorisé d'être arrêté sur un grand boulevard. Ici, j'étais l'ennemie et rien d'autre. Mon nom, mon âge ni même le fait que je sois une femme ne changeait grand-chose. Je subirais le même traitement que tous ceux qui avait eu la folie de se rendre dans ces quartiers.

Peut-être étais-je démente, mais ces sorties nocturnes me rendaient cette autonomie de pensée que j'avais perdue. Je me sentais libre de mes actions, de mes paroles. L'inexistence de vie privée me poussait à venir me créer ici la vie à laquelle j'aspirais. Certes, il me fallait garder l'anonymat, cependant, habillée de vieux chiffons, on ne me remarquait même pas. J'étais comme ces animaux de nuit : silencieuse et invisible dans la pénombre des ruelles nauséabondes. Pas de patrouille qui me demanderait de décliner mon identité, pas de passants aux regards inquisiteurs ni de caméras pour filmer mes faits et gestes. Je craignais moins les rebelles et les habitants du coin que le Gouvernement de ma patrie.

Je ne savais pas quand avait eu lieu cette soudaine aversion que je nourrissais contre le parti au pouvoir. C'était comme si elle avait toujours fait partie de moi, comme si j'avais toujours su que le Gouvernement n'était pas digne de confiance. Cette haine, je la gardais précieusement en moi. Un seul mot, un seul geste suspect pouvait me coûter la vie.

Je ne pouvais en parler à personne, c'était trop risqué autant pour ma personne que pour mon entourage. Depuis longtemps, j'avais compris qu'il ne fallait pas se dévoiler entièrement au risque de le payer, que se taire, même si on finissait un jour par vous coincer, était préférable à parler. Ou alors, on pouvait toujours surveiller chacun de ses mots, réfléchir à leur sens, aux sous-entendus qu'ils pourraient soulever pour éviter les catastrophes et mener une vie sociale. Mais cette méthode n'était pas infaillible. En faisant confiance à quelqu'un, on brisait nos barrières, s'ouvrant à lui. En ne censurant plus la parole, la pensée était alors libérée. Mais là encore, c'était faire face à des dangers, car il y avait de grandes chances que cet ami soit un espion au service du Gouvernement. Je ne donnais alors pas chère de la peau du confesseur.

La plupart du temps, j'évitais de trop penser à ma couardise parce que finalement, il y avait de multiples façons de s'élever contre le parti en place. J'aurais pu distribuer des tracts prouvant l'inefficacité du Gouvernement, voler en douce quelques vivres pour les donner aux plus pauvres ou rejoindre les rebelles pour mettre en place la Révolution.

Mais contrairement à certains qui s'engageaient et engageaient leur vie dans le renversement du Gouvernement, moi, j'avais tout à perdre. Une famille pour commencer : un père souvent absent qui travaillait sans relâche pour le Gouvernement et une mère qui ne pensait que sorties et dîners, au point de m'oublier.

Entrer dans le groupe rebelle pouvait alors avoir de lourdes conséquences sur l'entourage. C'était d'ailleurs souvent le moyen de pression utilisé par le Ministère de la Sécurité et de la Prévention pour arrêter les malfrats. Alors même si les relations avec ma famille étaient compliquées, je n'avais aucunement l'intention de les entraîner dans une spirale infernale.

Cela expliquait pourquoi tant de renégats étaient orphelins. Ils n'avaient aucune attache, aucune faille et s'ils finissaient dans les locaux de la MSP, ils ne flancheraient pas sous les coups, ils ne supplieraient pas les inspecteurs d'épargner leur famille. Stoïques, ils le seraient devant leur mort imminente. Ils étaient d'ailleurs entraînés avant de pouvoir rejoindre le groupe. On testait leur capacité physique et mentale, leur capacité à ne pas parler même sous la plus terrible des tortures. C'était pire qu'un entraînement militaire. Les instructeurs les préparaient à l'enfer parce que seul l'enfer les attendait.

J'étais parcourue de frissons à la simple pensée de ce qu'ils devaient tous subir. Ces rebelles que le Gouvernement nous demandait de détester, de pourchasser, de tuer sans remords parce que leur seul but était de mettre à mal la démocratie. Ces rebelles que les bas-fonds nommaient « héros » parce qu'ils mettaient leur force et leurs capacités au service des plus démunis, de ceux qui avaient été rejetés par le parti. C'étaient eux qui avaient compris le sens de démocratie : le pouvoir ne pouvait appartenir qu'à une minorité, qu'à une classe élite. J'avais beau faire partie de cette dernière catégorie, j'étais persuadée que si tout le monde pouvait s'exprimer que ce soit aux élections ou dans la rue, le monde serait en équilibre.

Bien que l'heure soit tardive, l'effervescence régnait dans la rue principale. Les bas-fonds ne dormaient jamais. A toute heure du jour et de la nuit, on s'activait comme si le temps n'avait pas de prise, comme si le soleil et la lune ne régissaient pas la vie des habitants de ces quartiers.

Il y avait quelque chose de réconfortant dans le fait de flâner dans les rues noires de monde. Ce n'était aucunement le sentiment d'insécurité qui me tenaillait la journée sur les grands boulevards londoniens. J'aimais cette activité incessante, les apostrophes des marchands qui vendaient les fruits de leur terre, les claquements des pas sur les pavés sales. La pauvreté et la beauté s'échappaient de cette pauvreté.

Les habitants avaient fait en sorte ne pas faire de leur pauvreté une faiblesse, une chaîne. C'était justement leur bouclier, ce qu'il avait de plus cher, car cette pauvreté avait fait leur liberté. Cette absence d'argent les avait éloignés de la politique du Gouvernement. En les excluant, ce dernier leur avait rendu le plus beau service.

Après réflexion, je m'étais rendue compte que posséder une fortune à notre époque était ce qui nous avait asservi. Nous n'étions plus que des esclaves du Gouvernement, seulement, pour ne pas que l'on décèle la supercherie, on préférait nous appeler « citoyens » et nous laisser le droit de vote. Seulement, ils nous avaient tant lavé le cerveau que ces élections ne menaient à rien. Rien ne changeait vraiment à part les visages, nous faisant croire à l'expression démocratique.

Je ruminais ces pensées sans me rendre compte que le monde autour de moi avait déserté la rue, la rendant terrifiante seulement éclairée par le halo de la lune. Cette manie de me perdre dans le flot de mes réflexions, c'était tout à fait moi. Et j'avais toujours dit que cette lubie me perdrait.

Paralysée par la peur certainement, je ne pouvais qu'être observatrice, mais rien de particulier à l'horizon, seulement cet affreux silence qui rendait le lieu encore plus lugubre. Tout ce que je pouvais deviner quant à cette désertion, c'est qu'elle avait eu lieu précipitamment : on avait abandonné les provisions que les marchands s'apprêtaient à vendre. Et dans ces lieux où la nourriture était denrée rare, c'était déconcertant. J'avais beau jeter des coups d'œil dans toutes les directions, aucune trace d'être vivant. J'étais définitivement seule et apeurée.

Que se passait-il ? Pourquoi cette fuite précipitée ? J'allais une nouvelle fois me laisser happer par mes nombreux questionnements quand de violents bruits, que je devinais être ceux de pas, me ramenèrent à la réalité. On venait par ici. On allait me découvrir si je ne bougeais pas, mais pourquoi n'avais-je pas la faculté de prendre la fuite ? Quel contrôle me restait-il sur mon corps si je ne pouvais l'obliger à bouger ? Je n'avais pourtant pas autant de difficultés dans la vie de tous les jours alors qu'on vivait constamment la peur au ventre. Alors pourquoi maintenant ?

Une ombre vint alors précipitamment à moi et ce fut le déclic comme si mes membres venaient de sortir de leur phase d'hibernation. Je me mis à courir, poursuivie par cette forme que je ne pouvais déterminer. Mais mes capacités physiques eurent raison de moi et je n'avais pas fait plus de cent mètres que la mystérieuse personne me rattrapa et me poussa violemment dans l'enfoncement d'un mur, à l'abri des regards.

Je ne me laissai pas faire pour autant et je m'apprêtai à lui envoyer une droite bien sentie qui l'aurait très certainement mise au tapis – on ne le saura malheureusement jamais – quand une main forte fit voler en éclats tous mes espoirs. Elle enserra mes deux poignets tandis que l'autre se posait sur ma bouche, m'intimant au silence. Mais si quelques secondes auparavant, j'étais comme un chaton inoffensif tremblant sous le vent glacé, j'avais maintenant tout d'une lionne, prête à attaquer. Seulement, l'inconnu ne semblait pas vouloir entamer une bagarre et n'avait d'ailleurs aucune intention de me rendre mes mains ou ma bouche toujours compressée contre une paume chaude.

Et après plusieurs tentatives, je dus me rendre à l'évidence : quel qu'il soit, cet inconnu était un véritable mur de muscles et ce n'était pas avec ma morphologie de fille chétive que j'allais pouvoir me libérer de son emprise. Et que fait-on quand sa capacité physique est inutile ? On utilise ses neurones ! Et là, sans me vanter, j'avais été plutôt dotée par la nature – sûrement pour compenser l'inexistence de ma force physique.

Il fallait déjà que je sache à qui j'avais affaire pour pouvoir prendre une décision intelligemment, mais l'obscurité empêchait toute analyse. Je savais seulement que la personne qui me faisait face possédait une musculature importance. Alors j'entrepris de déplacer mes mains sur ce que je pensais être le torse et je sentis sous mon toucher, un corps surentraîné.

La surprise de mes gestes fit reculer l'inconnu – il ne s'attendait certes pas à être caressé de la sorte – et j'en profitais pour le frapper au niveau de l'abdomen. Mal m'en prit ! Je gémis et me pliai sous la douleur. C'était comme frapper une plaque de métal : complètement stupide et inutile et cela fit rire le mystérieux inconnu que je devinais être un homme.

Et alors que j'allais l'apostropher, les bruits de pas, semblables à ceux qui m'avaient surpris quand j'étais seule dans la rue, se firent entendre. Le corps de l'homme, collé contre moi, se tendit et je sus que nous allions au-devant de graves dangers. J'étais persuadée que je devais avoir plus peur des personnes à l'origine de cette pollution sonore que de l'inconnu face à moi. Aussi, quand il nicha sa main dans la mienne, je ne protestai pas et me laissai emporter à sa suite.

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