Chapitre 17

Les journaux, les programmes télévisés et la radio, ne relataient que l'attentat orchestré ces derniers jours, durant le procès d'un rebelle.

Le Parti avait décidé de choquer les esprits. 

On avait montré, sans aucun souci de pudeur ou de respect envers les familles des victimes, à la télévision, les corps meurtris, immobiles, ensanglantés. Des corps qui ne se relèveraient plus jamais, des corps qui, à peine refroidis, étaient déjà oubliés. Car, ce qu'il fallait retenir de ce spectacle sanglant, c'était la monstruosité de l'organisation rebelle, et non pas le visage ou le nom des victimes.

Une cérémonie avait eu lieu le soir de l'attaque et tout Londres s'y était rendu. Ce rassemblement n'avait été ni calme, ni propice au souvenir et à la tristesse. La seule émotion présente était la haine. La foule avait scandé « mort aux rebelles ! » d'une seule voix. Le chef du Parti avait alors discouru, rappelant la menace que représentait cette organisation et la nécessité à l'éliminer dans les plus brefs délais. Soutenu par le peuple qui l'acclamait, il avait continué : « Cette lutte sera menée à bien, mes chers amis. Nos hommes sont entraînés, prêts à attaquer, à réduire à néant ce groupe qui veut notre perte. Nous pourchasserons les Rebelles, les traquerons, mettrons tous les moyens disponibles et nous les tuerons. Et ainsi, nous vengerons les citoyens qui sont morts aujourd'hui, sous le feu ennemi »

Je me rappelais comment le calme de sa voix contrastait avec la fureur de la foule, comment il avait paru distant, sans émotion face au peuple en délire. Face à nous, à moi. Il avait failli attiser ma colère. Combien il est compliqué de s'attacher à ne pas laisser les émotions des autres nous contrôler ! Combien il est aisé de suivre le mouvement !

C'est emplis d'une haine indescriptible que les citoyens rentrèrent chez eux, imaginant des desseins tous aussi monstrueux les uns que les autres. Ce soi-disant hommage n'avait été programmé que dans un seul et unique but : celui de nous faire croire que nous étions tous liés contre cette organisation.

*

On avait renforcé les patrouilles, remarquai-je, à l'abri dans le bus qui menait à la résidence des Anciens. Le rouge des uniformes était devenu monnaie courante depuis quelque temps. On ne pouvait pas faire un pas dans la ville sans tomber sur des gardes à l'aspect féroce, s'agrippant à leur arme comme un enfant tient sa peluche.

On recherchait encore le ou les criminels qui avaient orchestré cet attentat mais l'enquête s'enlisait. Il n'y avait aucune preuve. La bombe n'était plus que de milliers de petits bouts de métal qu'on avait retrouvés partout : incrustés dans les murs, dans les corps. Les survivants, dont moi, avions été interrogés au Ministère de la Sécurité et de la Prévention : on craignait que l'un d'entre nous soit le coupable et qu'il passe au travers des filets. Mais, on n'avait rien vu de suspect. Sans grand besoin de jouer la comédie – j'étais terrifiée face aux inspecteurs qui ne cessaient de me regarder comme si j'étais une criminelle – je leur avais dit une partie de la vérité : qu'en m'étant rendue aux sanitaires, j'avais certainement sauvé ma vie.

Jamais le prénom d'Alan ne sortit de mes lèvres au cours de l'interrogatoire. Je lui devais ce silence après tout ce qu'il avait fait pour moi et je suis sûre qu'il le savait. Il ne m'aurait jamais laissée partir après l'explosion s'il n'avait pas été certain que je me taise.

Il aurait été tellement facile de le dénoncer, de tout dire à ces hommes qui me faisaient peur et qui me regardaient comme si j'étais une pièce de viande qu'ils leur tardaient de dévorer. De plus, la délation était fortement récompensée, on devenait un élément central du Parti, on vous invitait à toutes les cérémonies. Je voyais déjà mes parents, fiers d'avoir donné vie à un enfant qui rendait un immense service à la nation. Cependant, je ne voulais pas de cette fierté, de cette attention, de cette superficialité et décidait de masquer une partie de la vérité pour protéger celui qui la connaissait aussi.

On me laissa partir sans problème : on avait trouvé quelqu'un pour porter le chapeau. C'était un homme d'une quarantaine d'années sans femme ni enfant, une cible fétiche. Il était innocent, mais seulement à mes yeux car je portais la vérité. Le savoir entre les mains du Gouvernement me hanta. Si tout le monde le croyait coupable alors il l'était. La majorité triomphait. On apprit sa mort dans les journaux un jour seulement après son arrestation et ce fut une grande délivrance pour les citoyens qui festoyèrent et acclamèrent le chef du Parti.

J'avais appris – probablement par Thomas, le maître de stage de Colin – que le jeune rebelle qui devait être mis à mort à la fin du procès, avait succombé sous la puissante déflagration. C'était peut-être mieux pour lui, il avait ainsi évité une mort dans d'affreuses souffrances.

Il n'était pas étrange, après tous ces évènements, que je rencontre la mort personnifiée en la Faucheuse, en Colin, en un corbeau d'un noir d'encre, à chaque fois que je ferme les yeux. J'aurais pu prendre les somnifères préconisés et ainsi éviter de vivre ces cauchemars mais je n'avais confiance en ces petites pilules. Je préférais affronter mes démons.

L'agitation des personnes qui entreprenaient la descente du car, arrivé à destination, me sortit de mes pensées. Je les rejoignais, un peu nerveuse qu'ils se soient rendus compte que j'étais plongée dans une réflexion, mais ils semblaient préoccupés par eux-mêmes et par les mômes qu'ils essayaient de tenir à carreau.

J'appréhendais un peu de faire face à ma grand-mère. Serait-elle silencieuse comme durant toutes ces visites que j'avais faites dans le passé ? Me parlerait-elle à travers un regard ? C'était le flou le plus total et je déclinai mon identité à l'entrée en essayant de contenir mon agitation.

Elle semblait incroyablement petite dans l'immense rocking-chair, son corps maigre se perdant dans les coussins. Petite et fragile, voilà tel qu'elle m'apparut ce jour-là et pourtant son regard la trahissait. Elle riait avec moi, me partageait la joie qui l'habitait dans le plus grand des silences, et moi, je faisais de même, lui disant sans ouvrir la bouche « je te retrouve enfin ! ». Quelquefois, nous baissions la tête afin de ne pas nous faire remarquer, nous tardant de la relever pour croiser les yeux de celle qui nous avait manqué.

Vers les cinq heures, ma grand-mère demanda à sortir. On fit venir un fauteuil roulant et elle y prit place sans gaieté. Je suis persuadée qu'elle aurait préféré marcher à sa guise dans le parc que de devoir s'encombrer de cet engin roulant. Cependant, elle se tut, ce qui était peut-être préférable. Les infirmières ici n'avaient pas l'occasion de se voir essuyer un refus. Les Anciens étaient entièrement à leur merci, leur obéissaient au doigt et à l'œil. Durant mes visites, jamais je n'avais été témoin d'une scène entre un Ancien et le personnel soignant. Visiblement, tout le monde savait qu'il valait mieux se taire.

A contre-cœur, l'infirmière me laissa me débrouiller avec la chaise que je poussais dans les allées du parc. Le temps était au beau fixe, un soleil radieux brillait dans le ciel et la nature autour scintillait sous la fine gelée qui avait perlé ce matin et qui ne semblait pas fondre sous les rayons.

J'eus peur que Margaret ne prenne froid, et je voulus faire demi-tour, mais elle n'était pas d'accord et me le fit savoir en bloquant les roues de ses mains. Nous ne retournâmes donc pas à la résidence et nous vaguâmes sans but dans le parc, avec pour seule compagnie les oiseaux qui bravaient le froid et qui nous honoraient de leur mélodie.

Nous n'échangeâmes aucune parole. Les mots, en plus de pouvoir être entendus par des oreilles indiscrètes, étaient inutiles entre nous. Il me semblait qu'on se comprenait mieux sans user de paroles qui n'auraient pu, de toute façon, pas retranscrire tout à fait ma pensée.

Nous fûmes obligées de rentrer vers les six heure moins quart, le dernier car pour Londres partant un peu après dix-huit heure. Un garde prit en main le fauteuil et le fis rouler jusqu'à la demeure tandis que je marchais à côté. Le jeune homme aida ma grand-mère à se rasseoir dans le siège qu'elle avait quitté moins d'une heure auparavant avant de disparaître, un passager dans le tumulte de ma vie.

Comme les autres personnes qui commençaient à se rassembler en un groupe, je donnai une bise à la personne silencieuse qui me faisait face et lui promis de revenir vite. Avant que je ne parte, elle m'attrapa la main, s'inclina pour prendre l'objet qui traînait sur le guéridon à ses côtés et me le donna sans un mot. Un peu surprise, il me fallut un moment pour reprendre mes esprits et rejoindre les gens qui s'agglutinaient dans l'entrée et qui attendaient les gardes qui devaient nous escorter jusqu'au bus.

Nous traversâmes le parc, rejoignîmes le car qui ronronnait. La nuit avait commencé à tomber et seules de petites lumières éclairaient la noirceur qui régnait dans le bus et dissimulant à tous le précieux objet qui avait trouvé sa place tout contre mon cœur.

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