Chapitre 13
Jerry n'avait pas relevé la tête une seule fois du sol. Les regards de haine qu'il avait croisés devaient le hanter, les cris de violence, le poursuivre. Avachi sur le fauteuil, il avait un air enfantin, comme un garçonnet pris en faute et qui sait que la punition suivrait, et contrit.
Je me demandais s'il entendait ce que les juges disaient de lui, s'il leur accordait un peu d'attention ou s'il préférait passer les dernières minutes de sa vie à penser à autre chose qu'à un jugement qui le rendrait coupable. Pensait-il à la famille qu'il laissait derrière lui ? En laissait-il d'ailleurs une ? Tant de Rebelles étaient orphelins pour subir le châtiment sans culpabilité, sans se demander si leur femme, leurs parents supporteraient leur perte. Mais Jerry, et je devais l'apprendre un peu plus tard, était le fils unique d'une pauvre famille d'agriculteurs qui ne se remettraient jamais de son absence et qui vivraient grâce à l'organisation rebelle.
─ Tu le vois trembler comme une feuille ? Me questionna Colin d'un ton guilleret à mon oreille et son souffle chaud me fit l'effet d'une bourrasque froide. J'avais peur de lui. Je savais qu'il se réjouissait de la mort prochaine de Jerry comme la plupart, mais sa joie cachait quelque chose de pire.
Et, en effet, le pauvre homme était secoué. Il pleurait en silence, tirait sur ses mains qu'il aurait aimé libérer de l'emprise de la corde pour se cacher le visage et garder un semblant de dignité. Quelque chose de ce spectacle me frappa et je sus que je garderais de Jerry, cette dernière image : un garçon éploré, restant humain face à la mort. Même jusqu'à la fin de sa vie, il avait réussi à garder le silence. Aucun nom de camarade, aucun souvenir ne lui avait paru assez insignifiant pour qu'il ne s'échappe de ses lèvres.
Quand je remarquai que les juges commençaient à quitter la salle pour délibérer, je sus que la fin approchait. J'étais loin de ressentir l'excitation que les autres montraient par des gestes d'impatience ou des sourires, mais plutôt prête à rendre mon déjeuner frugal que je m'étais obligée à prendre plus tôt dans la journée.
─ Rejoins-moi aux toilettes quand tu le pourras, me souffla une voix dans le creux de l'oreille et je n'eus pas besoin de me retourner pour savoir à qui elle appartenait. C'était celle qui hantait mes rêves depuis quelque temps.
Et tandis que je lui laissai de l'avance, j'essayai de rendre mon visage imperméable à toute émotion. Pourtant, au fond de moi, je me posais des dizaines de questions. Pourquoi voulait-il me voir ? Pourquoi m'avoir parlé alors qu'il savait que cela pouvait nous mettre en danger ? Que diable faisait-il ici ? Mais surtout, pourquoi ma consciente me demandait de le suivre ?
Feignant une envie pressante qui ne pouvait malheureusement pas attendre le retour des juges, je ne pus faire demi-tour et tracer mon chemin parmi la foule que lorsque j'eus promis à Colin d'être à temps pour « participer à l'exécution ».
Je retrouvai le silence de l'entrée avec un certain soulagement et me dirigeai vers les toilettes d'un pas que je voulais pressé pour faire croire que je ne m'y rendais que dans l'optique de me soulager et non pas pour parler avec un membre de l'organisation rebelle. C'est vraiment fou tout ça, me dis-je avant de pousser m'engouffrer dans les sanitaires.
Sous la luminosité aveuglante des néons, je le reconnus. Il ne s'était même pas caché. Non, Alan était planté au milieu de la salle comme s'il avait tous les droits d'être ici. Mais il ne possédait pas l'immunité qu'il pensait avoir. Si jamais on le trouvait ici et qu'il était reconnu, il serait pendu au bout d'une corde ou exhiber devant une foule de gens qui voudraient sa mort.
─ Mais tu es fou, ma parole ! Lui lançai-je en guise de bonjour et son rire fusa immédiatement.
─ Moi qui pensais que c'était toi la folle, à venir te promener dans les bas-fonds dans le seul but de rêvasser, rétorqua-t-il et je dus reconnaître, bien malgré moi, que cela se tenait.
─ On dirait bien que nous sommes deux fous, conclus-je, perspicace. Il n'essaya même pas de rectifier ma phrase et préféra reprendre la parole :
─ Tu aimerais peut-être savoir ce que je fais là.
Ça, c'était Alan tout craché. Il ne manquait jamais d'aller directement au but.
─ C'est très simple, je viens te sauver la vie.
Je m'étouffais presque en constatant la confiance qui émanait de lui et qui lui seyait comme une seconde peau. Cela lui arrivait-il de douter ?
Peut-être que s'il avait remplacé sa confiance par de la sincérité, je l'aurais cru sur-le-champ.
─ En me demandant de te suivre aux toilettes ? Laisse-moi en douter !
Le Rebelle haussa les épaules comme si j'avais dit une stupidité.
Il se détourna de moi, observant son reflet dans la glace qui lui faisait face. Il ne fit aucun geste pour replacer la mèche de cheveux rebelle qui pendait devant ses yeux. Colin, lui, l'aurait certainement fait : il vouait un culte à sa propre personne et s'examinait sous toutes les coutures dès que l'occasion se présentait. Non, Alec, lui, regardait sa propre image comme si c'eut pu être un étranger qui lui faisait face.
─ Tu ne me crois pas ?
Quand je lui fis face à nouveau, il se tenait à quelques centimètres de moi. Sur son visage, si près du mien, j'y lus une moue qui se rapprochait de la déception. Sa bouche pouvait mentir, mais ses yeux n'avaient cette capacité à dissimuler la vérité aussi m'y plongeai-je sans plus de cérémonie. L'instant d'après, nous nous embrassions, se rattrapant à l'autre comme pour mieux tenir le coup. Mais ce n'était pas la surprise que nous ressentions au fond de nous.
Sa bouche était chaude, tendre contre la mienne. Il ne m'imposa pas sa langue et ce fut moi qui intensifiai le baiser. Il semblait avoir une répugnance à me forcer à faire quelque chose, aussi devais-je prendre les opérations en main et cela ne me déplaisait pas. Mes mains courraient le long de son cou pour finir dans sa chevelure tandis que les siennes s'étaient naturellement posées dans le creux de mes reins. Nos nez, dans notre précipitation, s'entrechoquaient et diable, j'aurais voulu en être dépourvue rien que pour pouvoir posséder sa bouche plus rapidement.
Je n'avais jamais ressenti auparavant. Dans mon monde si gris et terne, on ne pouvait vivre de telles émotions et pourtant Alan me montrait que c'était possible malgré tout. C'était comme se créer un cocon douillet où rien ne pourrait arriver de grave. Car voilà l'effet que me procurait ce baiser : un état d'immortalité pour l'espace de quelques secondes.
Fallait-il que je lui adresse la parole après cet échange ? Que je me taise et l'embrasse à nouveau ? A l'excitation faisait place la nervosité de rencontrer ses prunelles et d'y lire le contraire de ce que je pensais. Je n'étais pas sûre qu'Alan veuille suivre le chemin que j'avais en tête puisque depuis le début nous nous étions remarquablement démontrés que nos façons de penser divergeaient.
Mais, malheureusement, on ne peut vivre éternellement dans une bulle rose. L'atterrissage est toujours rude, il faut reprendre ses esprits.
Et si Alan se sentait aussi perdu que moi après notre moment d'euphorie, il n'en fit aucune remarque. Comment savoir ce qui pouvait bien se passer dans sa tête ? Il restait imperturbable comme à son habitude, lui qui avait fait preuve de tant d'ardeur dans le baiser.
Prenant mon courage à deux mains, je décidai d'affronter ce mutisme :
─ C'était magnifique Alan. Je veux dire... C'est si difficile à décrire... Je ne pense pas avoir vécu des émotions similaires auparavant. Je commençais même à désespérer de les ressentir un jour...
Dans ses yeux, une lueur. D'amusement ? Il pouvait bien se foutre de moi, c'était sans importance. Je venais de m'ouvrir à lui et tout était mieux que de faire face à un cœur incapable de ressentir.
─ Tu ne dis rien ? Lui demandai-je.
─ Que veux-tu que je dise ? Me répondit-il un peu abruptement et me voyant me refermer, il se calma avant de continuer : je n'aurais su mieux décrire ce qui vient de se passer, mais Heather...
J'aurais tout donné pour qu'il se taise, pour qu'il évite de faire référence au présent et à l'avenir, mais j'étais adulte, je devais l'entendre. Le supporter aussi. Pouvais-je faire autrement ? Il n'y avait jamais rien de bon à nier la réalité, aussi, au lieu de lui ordonner de ne pas continuer, je le laissai exprimer sa pensée qui était mienne pour une fois.
─ Nous deux, c'est impossible.
Peut-être aurait-il du choisir d'autres mots – ceux-là me semblaient si tranchants ! – mais d'une manière, je lui fus reconnaissante de tuer tout espoir. C'était certainement la meilleure chose à faire dans notre cas.
Tête baissée vers le sol, une de ses mains massant nerveusement son cou, il présentait les signes du mal-être, du garçon qui a du remords à blesser une fille.
─ Ce n'est pas totalement vrai... Mais ni totalement faux, dis-je, triste. Un rebelle et une bourgeoise, quelle comédie grotesque ! C'était aussi risible que ce que le Parti appelait « procès » et qui en vérité se révélait être un spectacle d'exécution. Non, il a raison, car si je suis l'imagination, il est la logique, de toute évidence. Et la logique a les pieds sur Terre contrairement à l'imagination, me confortai-je.
Il fallait donc faire comme si cet artifice d'émotions n'avait jamais existé.
─ Il faut que j'y aille, Colin va se faire du souci si je m'absente plus longtemps.
Mais l'homme qui me terrorisait était loin d'être celui à qui je pensais. Le 'problème Alan' retenait toutes mes connexions neuronales.
─ Attends Heather, je...
Il ne put continuer sa phrase : une puissante déflagration se fit entendre.
*
A l'abri dans les sanitaires, Alan et moi étions sains et saufs bien qu'un peu étourdis. Choquée, réalisant peu à peu ce qui avait dû se passer, je devais reprendre mes esprits et rejoindre l'enfer. Et soudain, je compris ce qu'Alan avait tenté de me faire comprendre la première fois : il m'avait sans aucun doute sauvé la vie.
─ Alan, je ne sais pas si c'est le meilleur moment, mais merci.
L'air grave, il n'accueillait pas le remerciement comme je pensais qu'il l'aurait fait. D'un simple hochement sec de la tête, il me fit comprendre qu'il m'avait entendue.
─ Il faut que je parte maintenant, déclara-t-il et je me rappelais que d'une minute à une autre, les gardes, les journalistes débouleraient ici. Alan n'était pas en sécurité ici. Il ne le serait certainement jamais.
Le regarder s'échapper par la fenêtre des toilettes ne fut pas chose aisée tant l'envie de le garder avec moi était forte, mais pour son bien, pour notre bien, il fallait le laisser partir, lui promettre de ne pas revenir dans les bas-fonds. Tiendrais-je seulement cette parole ?
Dès qu'il fut hors de ma vision, je pris une grande gorgée d'air, la seule ressource qui était encore gratuite, et je poussai la porte, me préparant mentalement à apercevoir le chaos d'un champ de bataille.
*
Comment décrire ce qui se dressait sous mes yeux apeurés ? Le spectacle était désolant, choquant. Le sang barbouillait les murs comme si l'endroit s'était transformé en une énorme œuvre contemporaine. Et j'étais bel et bien dans le musée des horreurs.
Ce qui frappait tout d'abord était l'amas de corps humains au sol. Parmi eux, des survivants, mais la plupart ne se relèveraient jamais, leurs yeux encore figés d'effroi, des membres absents, arrachés de leur souche sous le souffle violent de la bombe. Avec mes deux bras et mes deux jambes, j'étais l'intrus parmi ce puzzle humain.
On pouvait entendre les cris de souffrance des survivants qui auraient préféré la mort à une lente douleur, le râle des corps qui s'offraient à la mort. Je restais impuissante face à l'horreur, tétanisée. Une main ensanglantée m'agrippa le pied, l'enserra fort avant de relâcher sa pression. Je ne sus pas si c'était une femme ou un homme qui venait de mourir à mes pieds, car son visage avait été complètement défiguré. Peut-être était-il mieux d'en connaître le moins sur l'identité des humains avec qui j'avais partagé un morceau de ma vie, l'espace d'une heure et qui n'avaient pas eu la chance de sortir rescapés.
Et malgré tous les morts, tous les blessées graves que les pompiers commençaient à dégager de sous les corps, Colin était ressorti indemne du chaos comme si l'univers faisait un gros doigt d'honneur à la Terre. Je n'étais pas méchante au point de souhaiter sa mort, mais la planète, débarrassée de lui, aurait bien mieux vécu. L'Angleterre en tout cas, c'était certain.
Mis à part une entaille profonde courant de son œil gauche jusqu'au bas de sa joue, il se portait comme un charme, mais bien sûr monsieur trouvait à redire.
─ Bordel, ces salopards de rebelles m'ont défiguré ! Rugit-il en constatant les dégâts sur son si beau minois. Qu'en avait à faire de ces personnes dans un état préoccupant qui rendaient leur dernier bruit loin de leurs proches ? Qui priaient pour que la mort les enveloppe ? Profondément égoïste, il avait depuis longtemps oublié que cette Terre n'abritait pas que sa seule personne.
Honteuse et abasourdie, je le regardai hurler sur les hommes du feu pour que quelqu'un s'occupe de lui et de son entaille. Le chef des pompiers, un homme sage, lui répondit qu'il n'était pas prioritaire et qu'il devrait attendre son tour.
─ Vous savez qui est mon père ? Cria Colin dans une rage indescriptible, troublant le silence de la mort et les exclamations des sauveurs qui découvraient quelquefois un rescapé.
Mon interruption permit au chef de se retirer sans demander son reste.
─ Mais arrête Colin ! M'entendis-je lui dire en le secouant, les larmes aux yeux. Regarde autour de toi, bon sang ! Tu ne les vois pas donc ces morts qui jonchent le sol ? Tu n'es donc aveuglé que par ta seule personne ?
Réalisant ce que je venais de dire, ma main se plaça automatiquement sur ma bouche comme si elle avait voulu retenir ce que je venais d'exprimer. Hélas, il était trop tard et le visage déjà bouillonnant de colère de Colin prit une teinte plus rouge. Apparemment, mes mots l'avaient profondément touché dans son orgueil et, alors que je pensais à une riposte de sa part, il préféra la fuite, sortant comme une furie du tribunal, rejoignant l'air libre et les photographes et journalistes qui campaient dehors.
Je ne le suivis pas. A quoi bon courir derrière un homme qui n'en valait pas la peine ? Qui ne me voyait certainement que comme une chose à posséder ?
Je désirais de l'humanité et ça, jamais Colin ne pourrait m'en offrir.
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