Chapitre 12
Il était possible de vivre une vie qui nous était étrangère et c'était ce que je faisais. Tous les jours, je devais effectuer une tâche qui me révulsait, dire ce que je ne pensais pas. Seule la pensée était mienne puisqu'impénétrable. Et si je me montrais comme un modèle de citoyen, j'étais au quotidien coupable du crime de la pensée.
Quand Colin m'avait proposé de l'accompagner voir le spectacle qu'était le dernier jour d'un Rebelle sur cette Terre, j'avais ardemment voulu reprendre ma vie en main et lui révéler que je ne retirais aucun plaisir à regarder un homme se faire torturer avant de mourir sous les yeux de ses semblables et leurs flots de paroles toutes plus cruelles les unes que les autres.
Colin ne m'invitait pas à proprement parler à assister à l'exécution d'un Rebelle. L'évènement portait un tout autre nom, celui de « procès d'un dangereux criminel » mais je savais bien comment ça se finissait à chaque fois. Le public délirant d'une folie meurtrière le faisait agonir devant les yeux de la Justice, lui jetant des pierres grosses comme des œufs, lui tailladant le corps avec de petits couteaux bien tranchants dissimulés dans les poches des manteaux et que les gardes postés à l'entrée n'avaient apparemment pas trouvés durant la fouille, et le Rebelle, solidement attaché à une chaise par une corde, ne pouvait rien faire d'autre que de subir en hurlant. Et de mourir.
C'était ce spectacle que je voulais éviter à tout prix. Je ne voulais plus cauchemarder, plus rêver de torture, de souffrance, de mort. Je ne voulais pas non plus simuler une soudaine euphorie alors que le sang jaillirait abondamment d'un corps implorant la mort de venir le délivrer. Mais on ne dit pas facilement non à une invitation de cette sorte, car seuls les privilégiés pouvaient obtenir des places aux procès.
─ Qu'est-ce que tu en dis Heather ? Tu vas venir ou non ? Répéta Colin, stoppant le fil d'images sanglantes qui me venaient à l'esprit.
─ Tu as eu des places pour le procès ? S'exclama Georges, mon maître de stage, des étoiles pleins les yeux comme si Colin m'avait proposé d'assister à un concert d'une star mondialement reconnue. Etait-ce comme cela que j'étais censée réagir ?
─ Bien sûr, répondit, fier comme un paon, Colin, montrant à qui le voulait bien, les billets qu'il tenait dans le creux de sa main. Bientôt, une foule d'ahuris se forma autour de notre petit groupe. On entendait des exclamations, des hoquets de surprise, on me forçait à dire oui, à tomber sous le charme de Colin qui était parfaitement dans son élément quand il attirait l'attention. Je vis le regard meurtrier que me dédia la jeune cantinière normalement la coqueluche de Colin quand je m'entendis accepter l'offre. Elle aurait rêvé pouvoir assister à cette barbarie en compagnie de l'homme avec lequel elle minaudait et j'aurais aimé lui céder ma place.
Mais c'était moi que Colin avait invité, c'était moi qui subirais ce spectacle effroyable et inhumain en retenant des larmes.
*
La foule se pressait vers les portes du tribunal qui venait juste d'ouvrir, laissant apercevoir une salle de justice des plus communes. Les juges se tiendraient bientôt derrière l'imposant comptoir de bois tandis que l'accusé prendrait place devant eux, mais restant de face de façon à ce que les spectateurs puissent l'apercevoir et nourrir leur haine. Il n'y aurait aucun témoin ou expert pour témoigner : le prénommé Jerry Shark avait à l'évidence déjà été jugé à l'instant même où les gardes s'étaient emparés de lui, à proximité du lieu où il avait soi-disant programmé l'attaque. Ce dont nous allions être témoin n'était qu'une grossière mise en scène dédiée au peuple, une façon de leur montrer que le Parti lui laissait le soin d'appliquer sa volonté. Etais-je la seule à avoir compris qu'on nous menait en bateau depuis le début ? Que tout ce qui était organisé par le Parti était déjà écrit d'avance ? Nous n'avions aucun contrôle, mais nous pensions le détenir.
Colin me tenait la main depuis que nous nous étions salués et il n'avait pas l'intention de me libérer de sa poigne. A l'endroit même où il me touchait, je me sentais souillée mais je ne fis aucun mouvement pour m'écarter de lui. J'avais trop peur de paraître suspecte, au milieu de cette foule qui me malmenait comme si je n'étais qu'une vulgaire poupée. Nous n'avancions que petit à petit et il me semblait qu'il nous faudrait encore un bon moment avant de pouvoir entrer dans la salle. Mais je n'étais absolument pas pressée de voir l'événement débuter.
« J'ai tellement hâte ! » Entendis-je une jeune femme dire à l'homme qui l'accompagnait et qui, d'après son visage, était dans le même état d'euphorie qu'elle. Mais qu'avaient-ils tous à aimer la violence ? A vouloir participer à la mort d'un homme ?
Je regardais Colin comme pour mieux me rendre compte de la folie qui s'était emparée des Hommes. Mal m'en prit. Il m'offrit un sourire que toute fille aurait aimé se voir adresser. Pour moi, celui-ci s'apparentait plus à un rictus qu'un bourreau pourrait dédier à sa victime. Toutefois, je le lui rendis et il dut sembler tellement vrai et rempli de sentiments que je ne ressentais qu'il m'embrassa sans crier gare. Quand sa langue s'empara de ma bouche, je crus bon de la lui mordre, pensant lui faire comprendre que ce n'était pas ce que je voulais. J'étais persuadée qu'il allait se retirer en me fusillant du regard. Mais quelle ne fut pas ma surprise d'y lire de la lubricité ! Je venais apparemment de l'exciter en voulant le refroidir... Heureusement, je n'eus pas à répondre à tout ce désir que je nourrissais en lui, on commençait à avancer beaucoup plus rapidement.
Les spectateurs n'avaient pas de siège à leur disposition. Le temps du « procès », ils se contentaient de rester debout, impatients que les juges donnent le verdict qui pourrait les contenter.
Colin et moi étions au milieu de la foule et nous n'aurions aucune visibilité sur le condamné qui viendrait choir sur le fauteuil prévu pour l'occasion ce qui me réconfortait. Il m'aurait été insupportable d'analyser sa physionomie et de la garder en souvenir.
Je ne voulais pas d'un énième cauchemar, seulement Colin, lui, désirait un énième rêve à conserver et il joua des coudes de façon qu'on puisse assister au spectacle sans gêne. Et, avant qu'on ne fasse rentrer l'accusé, j'eus tout le temps d'observer le fauteuil qui avait supporté tant de corps sans vie. En effet, on disait qu'il n'avait jamais été remplacé par un autre mobilier. J'étais tant effrayée que je me demandais si les petites taches rouges qu'il me semblait apercevoir étaient des gouttes de sang séché. Peut-être étais-je la victime de mon imagination, mais je sentais que mon hypothèse était plausible.
Comme s'il était à des miles de là, j'entendais vaguement la voix de Colin. Il discutait avec son voisin de droite qu'il devait connaître sans aucun doute. De toute façon, cet homme était non seulement connu de tous, mais aussi reconnu. Il aurait fallu que je fasse un effort pour m'intégrer, mais je n'en avais pas la force. Le souvenir du baiser et ce que je savais qui m'attendait retenait toute mon énergie. J'aurais aimé n'être jamais embrassée par Colin. J'étais sûrement la dernière à penser qu'il fallait aimer pour vouloir être si proche d'une autre personne. Colin, et j'en étais sûre, ne m'aimait pas. Il voulait seulement me posséder, moi, la seule femme qui se refusait à lui.
Etais-je donc piégée maintenant qu'il m'avait embrassée ? Je n'étais pas certaine de pouvoir lui faire comprendre que j'avais mordu sa langue dans le seul but qu'il me laisse tranquille. Forcément, Colin ne pouvait croire qu'on ne désirait rien de lui tant son ego était surdimensionné.
Je mis ces pensées au second plan. J'avais tout le temps de me questionner sur le comportement que j'allais devoir avoir plus tard. Perdue dans mes songes, je faillis rater l'arrivée du condamné, pourtant les cris de haine auraient dû me mettre la puce à l'oreille.
En effet, le fameux Jerry venait de faire son apparition, entouré d'une horde de gardes à l'allure féroce qui le poussaient à avancer plus vite. Ce que je vis me fit l'effet d'un coup de poignard dans le cœur et je crus bien défaillir.
Jerry Shark avait l'allure d'un jeune homme qui n'était pas encore tout à fait sorti de l'adolescence. De frêle carrure, il semblait qu'il allait s'effondrer à tout instant sous la pression des coups des militaires pour ne jamais plus se relever. Sur le haut de son crâne, des cheveux hirsutes et sales, sur son visage, des ecchymoses. On pouvait aisément deviner que son corps devait faire peine à voir, sous le fin tissu de ses vêtements. Le regarder, c'était faire face à la barbarie humaine, à ce que l'humain était capable de faire dans ses moments les plus noirs.
Jerry Shark pouvait être le frère, le fils des personnes ici présentes. Mais il n'était pour eux qu'un Rebelle, qu'un tueur qu'il fallait éliminer à tout prix, sans se poser de questions.
Dans un élan de courage, le jeune garçon leva son visage vers ceux qui demandaient sa mort sans plus de cérémonie et je vis dans ses yeux toute la terreur qui l'habitait et qui me faisait mal. J'aurais voulu venir à son secours, le prendre dans mes bras et lui chuchoter qu'il ne devait pas avoir peur, mais comment aurais-je pu exécuter ces trois actions dans une salle qui criait « à mort » ?
Quand les gardes l'attachèrent solidement à la chaise, j'étais fébrile, Colin, lui, plutôt dans son élément. Il ne s'en fichait pas mal de savoir que le condamné n'était qu'un gamin des rues qui n'avaient pas eu la chance d'être scolarisé, de manger à sa faim. Il ne voyait pas plus loin que le tissu humain, n'essayait pas de comprendre. Il préférait avaler tout cru une vérité qui était loin d'approcher la réalité. Il me dégoûtait. Je n'avais envers lui que du mépris et de la haine. Il avait toutes les cartes en jeu, il était proche du Parti comme personne d'autre ne pourrait l'être, mais il ne faisait rien. Non, pire que cela : il participait à rendre la société encore plus cruelle et sanguinaire qu'elle ne l'était.
Puis, après un moment interminable, le bruit fit place au silence : les juges venaient de faire leur entrée, solennels et imperturbables dans leurs grands manteaux. Voilà à quoi tenait ce semblant de justice : à de vulgaires pantins habillés de rouge et noir. Pourtant, et le savoir était une chose aisée tant c'était évident, ils connaissaient déjà de quel côté penchait plus favorablement la balance.
Ils prirent place derrière le comptoir de bois et le procès commença.
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