Chapitre 11
Le bus qui faisait la navette entre Londres et ce centre avait déversé son lot habituel de passagers. Ils y en avaient de tous les âges : des bambins qui ne savaient pas encore marcher, des adolescents qui levaient à peine le nez de leur jeu électronique et des parents exaspérés qui essayaient de s'occuper de leur ribambelle d'enfants. Et venaient aussi les personnes venues seules, comme moi, silencieuses dans le brouhaha. Les mondes, dans ce bus, se mélangeaient. Plus aucune caste n'existait, elles coexistaient.
Étrangement, j'aimais ce spectacle, cette grande communion que nous faisions comme si au lieu de visiter les Anciens, nous nous rendions à une grande fête de famille. Cependant, une fois à terre, l'atmosphère agréable s'évaporait dans les airs et on reprenait durement conscience, se rappelant ce qu'on faisait là, loin du bitume et de la circulation londonienne. Et il n'était alors plus question de festivités.
Un peu à l'écart, je suivais les personnes sur ce chemin caillouteux, ces personnes dont la vie était diamétralement opposée à la mienne et dont les chemins se rencontraient, l'espace d'une après-midi, et qui ne devaient plus jamais se recroiser. Je pensais à la façon dont la vie n'était en fait que rencontres et séparations quand la résidence des Anciens apparut derrière l'épais feuillage du parc.
Je ressentais toujours ce picotement désagréable au ventre quand l'immense bâtisse se dressait devant moi tel un géant surplombant une minuscule fourmi. Et cette fois-ci ne faisait pas exception, même le ciel menaçant participait à rendre l'atmosphère un peu plus lugubre comme si les bâtiments grisâtres n'étaient pas encore assez terrifiants.
Comment pouvait-on non seulement vivre ici, éloigné du tumulte de la vie et de la dynamique ville de Londres, mais, plus important, mourir à ce même endroit ? Le parc boisé était certes charmant et on pouvait y faire de longues balades, cependant, il n'arrivait pas à effacer la ternissure de la résidence des Anciens. En vérité, la pensée même de devoir un jour finir mon existence ici m'effrayait. Je ne voulais pas mourir entre les mains des infirmières du Gouvernement, dans la morosité de cette bâtisse que le soleil semblait éviter, dans la solitude, dans le silence. Et bien que je sois une jeune femme qui ne devrait pas accorder trop d'importance à cette préoccupation, j'avais depuis longtemps réfléchi à la mort. A ma mort. A la façon dont je voudrais finir ma vie. Seulement, ici, on ne me laisserait pas le choix. Tous nos désirs n'étaient jamais exaucés dans cette société qui ne se souciait pas du bien-être du citoyen. Et la mort, passage obligé de toute vie – un écrivain français, à la plume merveilleuse, avait d'ailleurs écrit que nous n'étions que des « morts en sursis » -, ne faisait pas exception.
Que diable venais-je faire ici ? Me soufflais-je tandis que je montais le perron, essayant de faire abstraction des gardes du Gouvernement qui surveillaient l'entrée comme si c'était un lieu à protéger à tout prix.
Le seul bandit qui osait entrer ici était la Mort. En vérité, je savais que ces soldats étaient postés ici pour nous rappeler que, même à l'écart de la ville, nous étions toujours sous l'autorité du Parti. Chaque personne qu'elle soit un médecin, une infirmière ou un personnel d'entretien était étroitement reliée au Gouvernement en place et au moindre geste suspect, on était dénoncé.
Cependant, ce que le Parti craignait le plus, c'étaient les Anciens, plus précisément le savoir qu'ils possédaient et qui était impossible à transmettre. Les Anciens avaient connu l'avant-Gouvernement, ils avaient donc un modèle de comparaison. Ils auraient pu dire à leurs enfants si ce Parti qui se montrait comme le libérateur des peuples avait réellement placé le citoyen au centre du débat, ils auraient pu dénoncer, critiquer s'ils avaient eu la possibilité de parler, mais on les avait parqués, comme des bestiaux, dans de grandes résidences comme celle-ci. Des caméras de surveillance avaient été installées, le personnel de santé briefé et on leur repassait en boucle en début d'après-midi des petits films qui louaient la gloire du Gouvernement et les changements positifs survenus après la victoire du Parti, il y a des années de çà. Comme on le faisait aux enfants alors qu'ils n'étaient que de petits êtres influençables. Tous ces moyens pour faire taire les Anciens, pour leur éviter de parler de cette société qui avait été jadis et certainement mieux que celle dans laquelle nous survivions. Mais bientôt, les centres tels que celui-ci, fermeraient leurs portes, bientôt tous seraient des partisans du Parti, bientôt la mémoire du Passé serait engloutie.
C'est dans ce même endroit sinistre que ma grand-mère était logée depuis plus de dix ans. Je me rappelais vaguement qu'elle avait pleuré quand on l'avait emmenée pour rejoindre ce centre. Qu'elle s'était débattue avant que Père ne lui fasse entendre raison et que Mère la gronde de faire tant d'histoires alors que là-bas, on s'occuperait pleinement d'elle. Margaret, comme elle s'appelait, avait alors réuni ses affaires : quelques habits, de vieux livres, des photographies en noir et blanc et avait suivi les deux gardes qui ne soufflaient mot.
Je ne l'avais revue que quelques mois plus tard, une fois qu'elle s'était installée dans cette résidence pour les Anciens et j'avais beau être encore une gamine à l'époque, j'avais bien vu qu'elle n'était plus la même, qu'elle avait changé, que la lueur dans ses yeux s'était éteinte à tout jamais. Et, pensant lui redonner quelques couleurs, j'avais évoqué un vieux recueil de poèmes qu'elle appréciait et dont elle me lisait quelquefois un sonnet. Seule la tristesse s'était peinte sur son visage et elle m'avait abruptement demandé de me taire. Un lien s'était brisé entre elle et moi, un lien que je pensais irréparable.
Plus tard, en grandissant, j'avais compris que les livres qu'elle chérissait tant n'existaient plus, sûrement détruits lors de grands autodafés. Les photos, ces souvenirs indélébiles, avaient subi le même sort. Petit à petit, le Parti avait réussi à disloquer le passé, à le rendre inexistant et pourtant, à chaque fois que je rentrais dans le grand salon où se regroupaient les Anciens pour jouer aux cartes, je savais que ce passé avait été vécu par tous ces visages fatigués par le temps, ridés, maussades. Pour moi, ils étaient tels des gargouilles, figés dans le temps, emprisonnés à jamais entre ces murs qui constitueraient leur tombeau.
Immobile au centre de la pièce, je regardais les personnes rejoindre les membres de leur famille qui habitaient ici. En se voyant, ils ne s'embrassaient pas, ne s'exclamaient pas, mais se contentaient de se saluer d'un simple hochement de tête. Puis, chacun retournait à leur occupation : les Anciens reprenaient leur partie de cartes bien entamée quant aux arrivants, ils tiraient un livre de leur sac ou bien s'asseyaient et ne faisaient rien que d'attendre que le temps coule jusqu'à l'arrivée du bus.
Apercevant ma grand-mère, son corps calé dans un fauteuil à bascule près d'une fenêtre, je me décidai à m'approcher de cette vieille dame que j'avais perdu dans mon enfance. Que le Gouvernement m'avait volée.
─ Bonjour mamie, la saluai-je d'un signe de la main et ses yeux bleus se détournèrent de la baie vitrée pour me dévisager avant de se reposer sur ce qui retenait son attention avant que je n'arrive.
A chaque visite, j'avais le droit à ce regard coulant, vitreux qui me déchirait de l'intérieur. Tous les moments de complicité que nous avions partagés remontaient à la surface et menaçaient de me noyer, m'entraînant vers le fond comme un boulet à un pied. Et, par tous les moyens, j'essayais durant ce bref instant où nos yeux se croisaient de lui insuffler tout mon amour. Je voulais tant qu'elle se souvienne, elle aussi, du bon vieux temps pour que je ne sois plus seule à me les remémorer, pour qu'on puisse les vivre à nouveau. Mais elle restait sans émotion et sans le savoir poignardait mon cœur d'un énième coup de couteau.
─ Tu vas bien, mamie ? Lui demandai-je même si je savais qu'elle serait peu encline à la conversation.
Margaret ouvrait peu la bouche et pourtant elle avait toujours aimé converser. Quand Mère venait la voir et qu'elle trouvait sa propre mère plongée dans son mutisme, elle perdait son sang-froid, lui rabâchait qu'elle n'était qu'une égoïste sans cœur et que même la mort ne voudrait pas d'elle. Et moi, dans ces moments-là, je me réfugiais aux toilettes dans l'espoir de cacher mes larmes à la fois de tristesse et de colère. Triste de m'apercevoir que ma grand-mère n'était plus qu'un corps sans vie ; en colère contre ce Parti qui avait détruit des familles en lavant des cerveaux comme celui malléable de ma mère.
Comme attendu, Margaret n'émit aucun son. Elle s'entêtait à fixer un point à l'horizon. Il y avait tant de choses dont j'aurais aimé lui parler : de ma profonde solitude, de ma haine du Gouvernement, des desseins diaboliques de Colin, mais surtout de la bonté qu'avait fait preuve Alan. A la pensée du jeune homme, un sourire vint égayer mon visage mais prestement je le fis disparaître, effrayée à l'idée d'être remarquée. Et pourtant, en jetant un rapide coup d'œil, personne ne semblait m'avoir vue. Les infirmières étaient, elles, trop occupées à distribuer les médicaments aux Anciens.
Seulement, un peu tard, je m'aperçus que ma grand-mère me regardait, fixement. Son visage restait certes sans expression, mais ses yeux parlaient, me parlaient pour la première fois depuis longtemps. L'avait-elle remarqué ce sourire béat qui faisait tâche parmi toutes les moues ? Le comprenait-elle sans qu'aucun mot n'eût besoin d'être exprimé ? J'avais la certitude que oui. Je voulais le croire parce que j'étais lasse de ne pas pouvoir partager mes pensées. Voilà plus de dix ans que je me sentais seule. C'était seulement en compagnie d'Alan que le sentiment de solitude, pesant, disparaissait.
Mais je devais me contenter d'un regard : elle ne fit pas mine de vouloir sortir de son mutisme. Et bizarrement, ça me suffisait amplement. Durant toutes ces années, j'avais été le témoin de son silence, de son impassibilité. Une simple émotion retransmise par le biais d'une attention qu'elle me dédiait marquait peut-être un tournant, une nouvelle étape.
Quand la sonnerie stridente annonça la fin des visites, j'eus presque l'envie de rester avec elle, de continuer notre conversation silencieuse alors que de trop nombreuses fois, j'avais voulu fuir au plus vite cet endroit détestable qui transformait les Anciens en des êtres dépourvus d'émotions. Cependant, il fallait rester normale et ne pas montrer le changement minime qui s'était opéré en elle comme en moi. Il fallait rentrer chez soi, reprendre sa vie d'avant comme si rien ne s'était réellement déroulé.
Une fois dans le bus qui nous ramenait tous à Londres, je me permis un moment de détente. Je m'imaginais sourire voire même rire aux éclats sans que ma vie soit mise en péril par l'expression de ces émotions. Dans l'ancien temps, j'aurais pu être une de ces personnes qui apprécient la vie et le font savoir par un sourire radieux mais j'avais du m'adapter à la société contemporaine. Pourtant, j'en étais sûre, la joie sommeillait en moi. Il ne manquait que les occasions pour que je la libère et elles étaient bien rares.
Pour l'instant, rien que pour l'instant, j'avais une occasion d'être heureuse : ma grand-mère ne contemplait plus le vide, elle me contemplait, désormais, moi.
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