Segment 9 : KAAD
Oui , je sais, vous auriez voulu en savoir davantage sur Stacy de Valera. Ça viendra, promis.Pour l'instant, désolé, mais on n'en a pas tout à fait fini avec Francine et sa famille. Un peu de patience donc...
Le lendemain matin, la nouvelle est arrivée avec le petit-déjeuner. Monsieur Michemain est venu l'annoncer dans la cuisine. Monsieur père et Madame mère sont restés paralysés sur leur chaise. Martine, Anne-Laure et Stessie ont fondu en pleurs. Edouard et Jean-Marie en ont profité pour sortir fumer. Eric, après avoir essuyé une larme, est redescendu silencieux dans son antre. Dylan s'est rué avec Patapouf Junior N°3 dans le parc. Au déjeuner, autour de la table, tout le monde était là pour écouter le programme.
Dans l'après-midi, la chambre de la défunte servirait de chapelle ardente. Une haie de fleurs était déjà installée. Enfants compris, tous iraient rendre un dernier hommage. Le lendemain, incinération, avec l'ensemble de son mobilier ainsi que sa garde-robe, selon ses dernières volontés. Le surlendemain, comme prévu, dispersion des cendres dans le parc du Château, en présence des invités. La Sologne en deuil, dont elle était un des fleurons, serait représentée par ses plus hautes autorités. Tout le gratin de l'édition française aurait à cœur d'être présent, ainsi que ceux qui avaient participé aux films tirés de ses romans : producteurs, réalisateurs, stars multiples, scénaristes et traducteurs, avec abondance de starlettes et d'éphèbes, chaussés de lunettes noires.
Pour l'héritage, rien, comme convenu, sinon des parts dans la Fondation. Heureusement, les Editions du Frisson continuerait de publier, ce qui permettrait d'entretenir le domaine et de verser un solde au prorata. Quelques milliers d'euros par an, pas davantage. Pour terminer, Monsieur Michemain annonce qu'en revanche Francine leur a légué un KAAD, en même temps qu'elle offre à chacun une tablette dernier cri. « Un KAAD, se sont-ils écrié, c'est quoi encore que ce machin ? ». Une toute nouvelle invention de la société du même nom, un prototype avant-gardiste appelé à faire fureur dans les années à venir, leur a-t-il expliqué, un acronyme de Keep Alive After Death, traduit par MAAM en français : Maintenir Animé Après la Mort.
Autrement dit, un avatar à l'image de Francine qui continuera d'interagir avec eux autant qu'ils le voudront. Ils pourront tout à loisir retrouver leur mère, leur grand-mère, leur sœur, leur fille, tout comme elle était avant sa maladie, prête à écouter toutes leurs petites misères, les conseiller à l'occasion, les réprimander si nécessaire, les rassurer au besoin. Bref, de l'au-delà de son trépas, elle leur fait cadeau de sa présence éternelle. Quand ils n'en voudront plus, chacun pourra toujours faire le choix de la tuer définitivement. L'option KILL est là pour ça.
Stupéfiant, ce KAAD, ont-ils rapidement pu constater. Une fois la tablette allumée, Francine plein écran accueille d'un gentil coucou agrémenté d'un joli sourire. De son œil-caméra, elle vérifie si c'est bien le titulaire du KAAD qui lui fait face, s'il est tout seul ou s'il y a un intrus, auquel cas elle se fâche. Si l'intrus en question ne les laisse pas seul à seul, elle fait carrément demi-tour et quitte l'écran en claquant la porte.
Lors des face-à-face, c'est à s'y méprendre. Francine, pleine de vie, changeant chaque jour de tenue : souliers à talons ou escarpins, robes, tailleurs ou pantalons, chemisiers divers, chapeaux multiples. On la suit dans tous les coins et recoins du parc et du château pendant que Patapouf Junior N°2 ressuscité jappe et gambade tout autour. A sa guise, il entre, sort ou traverse l'écran, qu'il toise en général d'un œil réprobateur. Certes, quand on y regarde de près, les plantes ne frémissent pas vraiment aux souffles des vents, la lumière n'évolue pas avec les saisons, l'heure des entretiens demeure indistincte, mais quand même. Parfois, lorsqu'elle reçoit dans ses appartements, elle se lève pour se servir un verre de Sauternes accompagné d'un calisson, dont elle s'empresse de renouveler la boîte dès qu'elle s'épuise. Jusqu'au parfum de Francine, Mademoiselle Coco, fragrance orientale, dont l'odeur se dégage subrepticement de la tablette chaque fois que Francine apparaît.
Sa voix est parfaite, son intonation, à l'identique. Port de tête, mouvements, démarche, on la croirait vivante. A chaque instant, on a l'impression qu'elle va surgir toute frémissante hors de l'écran. Les mots qu'elle préfère, les tournures qu'elle affectionne, ses tics de langage, tout y est, sans oublier sa mémoire phénoménale. Elle se souvient absolument de tout, jusqu'au moindre détail, de tout ce qui s'est passé tout au long des cinq dernières années, jusque dans sa chambre d'hôpital, la veille de sa mort.
Quelques détails d'importance toutefois. Plus de distribution, uniquement des conversations. Au lieu de sortir des billets de banque de son tiroir, parfois sans dire grand chose, simplement pour les faire taire, elle ne distribue désormais que des paroles, avec des remarques souvent acerbes, assorties de quelques menus conseils, pas toujours accommodants. Parce que là, elle parle franchement et elle interprète les intentions. Il lui arrive ainsi d'associer « Maman chérie » et « Aboule ton fric », allant même parfois jusqu'à considérer comme synonyme « Comment vas-tu » et « Si tu pouvais crever ».
Ainsi, quand Edouard lui surine : « Tu me manques, Francine ? », elle lui balance : « T'es à sec ? », et quand il lui répond : « Pas qu'un peu, oui !», elle lui rétorque : « Ecoute, frérot, vu ce que t'as déjà gaspillé dans l'année, ma mort servira au moins à t'éviter de fiche l'argent par les fenêtres ! ». Quand c'est Martine, toute excitée, qui lui annonce : « Ezéchiel, tu te souviens, mon amoureux de l'an dernier, ben il m'a mis un SMS : je lui manque, il veut me revoir, tu te rends compte ! », elle réplique : « Surtout, dis-lui bien que tu n'as plus un rond avant d'accepter... ». Et quand Martine, candide, s'enquiert : « Ça risque pas de le refroidir ? », elle lui fait observer : « Vu mon état, que veux-tu que je te dise ? ».
Monsieur père a des remords. Il a profité du KAAD pour en faire part à sa fille : « Je me rends compte que je n'ai pas été un très bon père... ». Quand elle lui a rétorqué : « Ah ça ! C'est le moins qu'on puisse dire ! », il en est resté comme deux ronds de flan. Le lendemain, tout de go, Francine lui a demandé :
- Tu veux qu'on fasse la liste ou tu préfères l'option KILL ?
Terrorisé à la perspective de dresser un tel inventaire, il lui demande comment fonctionne cette mystérieuse option : « Tu vois le rectangle avec un rond rouge en bas à droite... eh bien, tu cliques dessus, tu confirmes trois fois, et je disparais définitivement de ta vie ». Assailli d'un doute, il s'est renseigné : « C'est pas un infanticide au moins ? ». Francine a réfléchi quelques instants : « Allez, si c'est moi qui t'explique le mode d'emploi, on pourra ranger ça dans la catégorie suicide assisté ». Ainsi soit-il, ce qui a permis à Monsieur père de réaliser combien supprimer sa fille était finalement un vieux rêve inassouvi.
Madame mère pour sa part est une inaccoutumée des nouvelles technologies. Avec ça, il lui reste des relents de catéchisme et un vieux fond de spiritualité qui sommeille. Après avoir demandé pardon au Seigneur pour avoir failli en tant que mère, et remercié Francine de l'avoir tout juste émancipée un tantinet, elle a basculé dans l'illusion métaphysique. Elle veut savoir ce qu'il y a après la mort, comment ça se passe côté jugement dernier, si on fait la queue, combien de temps durent les plaidoiries, si l'avocat est commis d'office, etc.
Pourrait-elle faire valoir que tout le whisky qu'elle a ingurgité est à imputer remords plutôt qu'à créditer pêchés, fussent-ils véniels ? Serait-il envisageable de soutenir que ses soirées en tête à tête avec Johnnie Walker lui ont évité des adultères à répétition, suivis de non moins nombreux sauts dans le vide ? Francine a beau lui répondre un jour : « Maman, arrête de déconner ! » ; lui dire le lendemain : « Tu ferais mieux d'aller à confesse ou de consulter un psy plutôt que d'utiliser ce machin ! » ; ou la menacer le surlendemain : « Seigneur, si tu continues, je téléphone à Jean Michemain, qu'il t'achète une caisse de Bowmore ou de Lagavulin ! ». Mais Madame mère n'écoute plus. Sainte Francine lui parle dans un halo. La tablette est devenue fenêtre sur l'au-delà, hublot trinité, vasistas résurrection. Bref, le KAAD l'a rendue folle. Et cela empire de jour en jour, irrémédiablement, d'autant que rien n'est prévu pour que le système active par lui-même l'option KILL dès lors que la santé mentale du bénéficiaire est manifestement en péril. Une semaine plus tard, Madame mère a cessé de s'alimenter. Au bout d'un mois, elle a enfilé son linceul pour l'éternité.
Jean-Marie et Anne-Laure, chacun de son côté, se sont rendu compte qu'ils ne savent à peu près rien de la vie privée de leur mère. A bien y réfléchir, ils ne la connaissent pas. Grâce au KAAD, ils espèrent combler ce vide. Funeste programme : « Quand votre père est parti, avec ses dettes à payer à la place de la pension alimentaire, deux enfants à charge, et mon salaire d'adjointe administrative, j'ai commencé par faire la pute, au moins le week-end ». Jean-Marie en a eu un haut le cœur :
- La pute ?
- Enfin, escorte, si tu préfères.
- Tu plaisantes ?
- Pas du tout.
Elle a bien essayé de lui expliquer qu'il n'y avait pas de quoi en faire un drame, que 95% des romances à la mode mettent en scène une secrétaire qui se fait épouser par un patron ou un prince héritier : habillées guimauve et petites dentelles, ce sont des histoires de putes, et c'est bien pour ça qu'elles se terminent bien. Mais oui, la moitié des femmes mariées font semblant une fois sur deux pendant la bagatelle, surtout si leur époux est friqué, et la moitié des escortes sélectionnent leurs clients et savent prendre leur pied quand elles en ont envie.
Dans les deux cas, les nunuches se font larguer vite fait. Seules les expertes parviennent à survivre, mais il faut savoir s'adapter avec l'âge : indispensable de se constituer un bon petit matelas si on veut pouvoir continuer à s'offrir des soirées papouilles et petites douceurs dans certains salons de massage des centres-villes. Escorte, c'en était déjà trop pour Jean-Marie. Alors, quand il a compris que chaque semaine, à Paris ou à San Francisco, elle se payait les services rétribués de jeunes éphèbes à pedigree dont elle a conservé les photos dans un vaste diaporama, il a craqué : KILL !
Tout le contraire d'Anne-Laure, qui a laissé passer un peu de temps avant de revenir :
- Dis Maman, tu crois que je pourrais essayer ?
- Essayer quoi ?
- Escorte.
- Tu commences par perdre quinze kilos, et on en reparle...
Deux mois après, quinze kilos en moins, la discussion mère-fille a repris, entrecoupée de travaux pratiques, agrémentée de résumés, discussions techniques et réflexions multiples sur les hommes, les femmes, l'amour, le désamour, l'hygiène et la prophylaxie.
Pour Stessie et Dylan, ils en ont tous convenu : Francine est devenue un danger public. Impossible de les confier à leur Mamie, surtout virtuelle, d'autant qu'elle refuse obstinément de paraître s'ils ne sont pas seul à seul. Réunis en conseil de famille, avec le soutien de Monsieur Michemain, il fut donc décidé qu'ils n'auraient accès à leur KAAD que le jour de leur majorité.
Fin de la 1ère partie
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