Segment 8 : Trépas


Souvent, en début d'après-midi, ce sont Monsieur et Madame Dupontet qui font salon, attendant que Monsieur Michemain leur cède Francine. Monsieur Dupontet en profite pour passer du temps à la fenêtre, où il regarde avec concupiscence la belle Ferrari luisante, garée en épi sur le parking, laissant admirer l'empattement de ses grosses roues avant dévoreuses de bitume.

Depuis la veille, il a le moral en berne. Se faire entretenir par sa fille, il s'y est habitué. Voir son amant principal, qui circule en Ferrari, faire la loi et le beau temps dans le château familial le relègue sur un strapontin, aussi dérisoire qu'inconfortable. Partir deux fois par mois faire un tour avec la grosse Mercédès pour revenir tout défraichi le lendemain matin, après avoir consciencieusement dilapidé la moitié de sa maigre retraite lui paraît désormais inaccessible.

Il parvenait sans encombre majeur à passer à travers le regard indifférent de sa fille entrebâillant le rideau de sa chambre lorsqu'il rapportait la voiture au garage. Il est glacé d'avance à l'idée du sourire narquois de Monsieur Michemain s'enquérant d'un ton patelin de sa journée qui s'était bien passée, sans parler de la nuit.

Madame Dupontet, en revanche, est toute ragaillardie. Elle a décidé de ne plus toucher au whisky et d'affronter l'existence. L'amant principal de sa fille l'a mise en verve. Elle lui découvre une multitude de qualités dont son époux est tristement dépourvu, à commencer par la Ferrari. Elle a même profité de la sieste de Monsieur Dupontet pour accepter de venir à la clinique avec Jean Michemain, comme il le lui a proposé. « Advienne que pourra » s'est-elle dit en rêvassant, même si elle sent bien que les conditions ne sont pas réunies pour qu'il advienne quelque chose.

Dans la salle d'attente, quand son mari est arrivé et qu'il a pris un ton supérieur pour affirmer « Elle va s'en tirer, elle est de la même trempe que moi », elle lui a rétorqué d'un ton cassant « Tais-toi ». Il a bien essayé de lui faire remarquer qu'il n'était pas d'usage qu'elle lui parlât de la sorte. Justement, elle en avait assez de ce ton pompeux qu'il employait pour se faire mousser sans jamais rien dire, auquel elle préférait de loin le ton aimable de Jean Michemain, qui avait la bonne grâce, outre une Ferrari vraisemblablement assortie à un compte en banque rebondi, d'éviter d'user sa salive pour rien.

Monsieur Dupontet a bien tenté de reprendre la main, mais elle l'a interrompu péremptoirement par un « silence » bien sonnant, suivi d'un « ta gueule » claironné sans aménité. Et Jean Michemain de faire remarquer à Francine :

– La Ferrari, ça possède toujours un effet étonnant sur les passagères.

Francine Dupontet a presque été fière. Sa mère qui se rebelle plutôt que se réfugier dans le whisky, c'est tout nouveau. Un peu tardif quand même, après cinquante ans de soumissions et de compromissions, aux frais des enfants, cash.

Francine revoyait son adolescence sans le sou, pour cause d'incartades à répétition d'un père dont il fallait avant tout admirer la prestance. Cela creuse un vide où s'engloutissent les émotions. Il lui revenait pêle-mêle tout ce qu'elle n'avait pas pu faire, des boutiques où, de peur de dérober, elle ne se sentait pas la force d'entrer, aux pieds glacés dans des chaussures qui prenaient l'eau, ou bien les manteaux rapiécés, dans lesquels la compassion des copines était pire que le froid des hivers. Tout cela pour que Monsieur père ait des costumes sur mesure, des chaussures de marque et un cabriolet rutilant où on était tellement mal à l'arrière que les enfants unanimes ont rapidement demandé qu'on ne parte plus en vacances. Madame mère, contemplant son verre sur le formica de sa table de cuisine, avait souvent étanché quelques larmes par des rasades de whisky, mais elle n'avait jamais soufflé mot.

Il lui remontait en outre son professeur de français, en première, expliquant à sa mère qui acquiesce que sa fille avait toutes les qualités requises d'une excellente future khâgneuse, pour se retrouver d'autorité inscrite en BTS secrétariat une année plus tard, ou bien son rêve de Pléiades pour ses anniversaires, qui se transformaient toujours en livres de poche usagés.

Elle se remémorait notamment cet exemplaire gras, écorné, rance, de La Cousine Bette, qui avait failli terminer à la poubelle tellement il sentait mauvais. Mais le père Balzac résiste à tout, mots d'amour bourrés de fautes d'orthographe au dos de la couverture, taches de café qui rendent illisible, reliure qui libère des feuilles qui s'envolent. Et elle s'était bu cette cousine Bette infâme, son vinaigre brûlant, du venin dans ses veines. Depuis, en dépit d'un Balzac intégral et rutilant en Pléiade qu'elle s'était acheté dès qu'elle en avait eu les moyens, elle ne relit que son vieux poche maculé, tellement arrosé de parfums que des odeurs de rose et de jasmin se mélangent désormais au rance d'autrefois.

D'ailleurs, sous prétexte de ménage dans sa bibliothèque, il fait partie des quelques bribes de son ancienne vie qui l'attendent déjà en Californie. Les Pléiades, elle les laissera derrière elle, à qui voudra les lire, les offrir, ou décorer sa bibliothèque. Ce sont des objets de valeur, consacrés auteurs défunts, auxquels elle n'est jamais parvenue à s'attacher. Elle trouve qu'ils manquent du vivant des livres maculés ou des éditions originales, sur lesquelles on a envie d'écrire un hommage ou une dédicace.

Telle est d'ailleurs la grande différence avec les livres numériques, anonymes, fluides et impersonnels qu'elle produit à la pelle. Mais pas les siens, justement, car elle a inventé le livre numérique avec un mot du donateur, ou bien une dédicace électronique personnalisée de l'auteur. Service payant, qui transforme les versions numériques expédiées sur les tablettes ou les liseuses en versions individualisées. Elle a soigneusement élaboré, avec l'aide d'un graphologue, de belles écritures assorties de splendides signatures pour Abbey Clitora, Angel Blooddy, Apo Kalypse et Aurora Sweet.

C'est une invention brevetée des Editions du Frisson, une exclusivité maison, qui lui a fait gagner une petite fortune en dopant les ventes directes des versions numériques de ses romans, avec tout un jeu de formules rigolotes et adaptables, suggérées sur le site Internet. Et la petite fortune s'est transformée en pactole, lorsque Mamazone a prétendu reprendre son procédé sans lui verser de royalties, qu'elle leur a intenté un procès, et qu'ils ont dû négocier pour éviter l'humiliation d'une défaite retentissante.

Tous les jours également, Francine a reçu la visite de Martine & Edouard ainsi que celle d'Anne-Laure & Jean-Marie. Un jour les uns, le lendemain les autres. Toujours deux à deux, la problématique des uns n'étant pas exactement la problématique des autres. Au début, les préliminaires sont identiques.

Cela commence dans la salle d'attente. Manifestement, ils ont fini par se rendre compte que cette histoire de Fondation n'est pas nécessairement bénéfique et que la fortune espérée se réduit comme peau de chagrin. Ils ont le sentiment de s'être comportés comme des ânes, en l'occurrence des onagres pense Francine, bêtes décharnées perdues dans un désert biblique.

Ils ont beau remuer le problème dans tous les sens : aucune solution n'émerge. Auparavant, il eût été envisageable de modifier quelques dispositions, à condition toutefois que Francine eût consenti quelques accommodements. Mais depuis cette mise sous tutelle, dûment sollicitée par eux, avec l'intronisation de Monsieur Michemain en plus, ils sont coincés. Quels imbéciles ! Les avocats consultés sont formels. Impossible de revenir en arrière. Toute décision modificative passerait par un conseil d'administration de la Fondation, avec vote à l'unanimité, sieur Michemain compris.

Alors la salle d'attente résonne d'une parole libérée, avec des « On s'est bien fait baiser ! », « Se faire niquer par sa sœur et en être réduit à lui dire merci ! », « Si j'aurais pensé ça de ma mère ! » qui fusent, voire parfois des « Salope ! », « Putain d'enculée ! », et autres « Coup de pute ! ». Francine les écoute, prenant des notes pour un futur roman. Tout l'intéresse, du vocabulaire à la syntaxe, en passant par l'intonation, même si elle sait qu'il faudra savoir enjoliver pour rendre tout cela crédible. Eh oui, la réalité, regardée de près, est tellement pire que la fiction.

Les préliminaires se poursuivent ensuite dans la chambre de la malade. On remet l'oreiller, on rehausse le lit, on s'occupe des draps, on ouvre ou on tire les rideaux, on vérifie le ménage, la salle de bain, l'armoire, on demande des nouvelles, on se soucie, on prend soin. Le vocabulaire est devenu affectueux, les gestes prévenants, les regards langoureux, apitoiement ostentatoire de rigueur.

Ensuite, cela diverge. Martine et Edouard ont renoncé aux avocats, qui réclament des émoluments faramineux pour s'occuper du dossier, auxquels s'ajouterait un pourcentage occulte sur d'éventuels bénéfices. Alors ils en sont réduits à surveiller les moments où Francine est consciente pour lui suggérer d'écrire un petit codicille qui manifeste son souhait de mettre descendants et collatéraux au même niveau. 22,5% pour tout le monde.

Au pire, ils seraient prêts, la main sur le cœur, à prendre en charge leurs parents, contre les 5% prévus pour chaque ascendant, ce qui éviterait des répartitions pénibles lorsque surviendrait leur inéluctable décès, tout en leur donnant une majorité de blocage, si besoin. Mais le regard de Francine devient vitreux chaque fois qu'ils tentent d'aborder le sujet.

Jean-Marie & Anne-Laure quant à eux se considèrent comme les seuls héritiers légitimes. Ils voudraient bien être les seuls à émarger, quitte à s'engager, la main sur le cœur également, à maintenir la cohésion familiale au sein de la maudite Fondation. Ils sont favorables à la transparence, adversaires de toute opacité. 50% chacun, c'est la seule solution limpide. En conservant Monsieur Michemain comme administrateur, c'est naturellement cette solution de bon sens qui devrait s'imposer.

Mais avec eux également, les dialogues tournent court :

– C'est de loin le plus simple, Maman.

– Sûr de sûr.

– Et on s'occupera de tout le monde, tout comme avant, promis.

– Promis de promis, Maman.

Mais Francine, le regard dans le vague, la respiration difficile, n'a pas l'air de comprendre. Elle divague de plus en plus : « Pâte à pouf, pâte et tique, pâte à caisse, pâte au gaz, pas terre, pas toi, pas tronc, pas trouille, pas trop Nîmes, patati et patatras ».

Alors parfois Anne-Laure & Jean-Marie emmènent Stessie & Dylan. Objectif : apitoyer la grand-mère. Un manteau, une nouvelle paire de chaussures, c'est toujours un bon début. Après la garde-robe des enfants, on peut évoquer celle des parents, ce qui a des chances de se traduire par quelques gros biffetons, à solliciter ensuite auprès de Monsieur Michemain, notamment lorsqu'on peut ajouter une harpe pour Stessie ou un piano pour Dylan.

Mais, alors que Stessie est une parfaite guenon savante, qui apprend tout ce qu'on lui dit d'apprendre et récite ses leçons avec application, Dylan est un diablotin qui n'en fait qu'à sa guise. Alors que l'une aligne des dents toutes blanches, savamment rectifiées sourire et soigneusement entretenues matin, midi et soir, l'autre a toujours refusé de mettre les pieds chez l'orthodontiste et il affiche une bouche en bataille avec des dents mal brossées. Quant au piano qu'on prétendrait lui faire étudier : « Ça va pas la tête » ; les chaussures trouées de partout qu'on voudrait remplacer : « Mais elles sont très bien mes groles » ; ou bien le manteau dépenaillé qu'on aurait décidé de remplacer : « De t'façon ya k'les sweet à capuche qui m'plaît ».

Jean-Marie a beau sermonner son fiston dans l'antichambre, le fusiller du regard lorsqu'il fait une remarque déplacée et lui coller une rouste une fois dehors, rien n'y fait. Il s'est même permis, bien campé sur ses deux jambes, de poser directement la question qui le tarabuste :

– Tu vas vraiment mourir, Mamie ?

Quand elle a demandé dans un souffle « Ça te fait de la peine ? », au lieu du hoquet de Jean-Marie ou des larmes de Stessie et d'Anne-Laure, il a rétorqué :

– T'es salement con d'mourir déjà !

Non sans crier, pendant que son père le sort de la chambre manu militari : « Steuplaît, m'laisse pas tomber, Mamie ! »

Ce soir-là, en dépit de son rendez-vous nocturne avec Patapouf Junior N° 2, Francine n'est pas parvenue à s'endormir. Décidément, ce petit a des ressources, avec de la répartie. Alors que, jusque là, elle n'a pas eu l'impression d'exister davantage pour lui que pour sa cousine, le voilà qui l'attaque par les sentiments.

De peur de se laisser attendrir, elle a donc décidé de mourir dans la nuit. A minuit exactement, elle a pris ses cliques et ses claques, et elle est passée dans le service de chirurgie esthétique et réparatrice de Mme Martineau, couloir d'en face. Finie Francine Dupontet. Place à Stacy de Valera.


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