Segment 7 : Monsieur Michemain
Il a débarqué de Paris, dans sa Ferrari rouge et luisante, dont il s'est extrait avec la même dextérité qu'il affiche en montant les marches du perron, en prenant place à table ou en se penchant pour caresser Patapouf Junior N°3. Personne jusqu'alors n'avait jamais entendu parler de lui. Personne ne le connaissait, même si chacun avait fourbi ses armes pour montrer sa patte la plus blanche, et esquissé le ravin où il envisageait de traquer l'animal.
Jean Michemain est un personnage de film ou de roman. Dans les un mètre quatre-vingt-dix, il porte ses soixante-dix ans comme il porte son costume trois pièces Kitan en vigogne : avec élégance et distinction. Il a quelque chose de Jean Rochefort avec la moustache, d'Alain Delon par le regard, et de Fabrice Lucchini dans l'élocution. Marque distinctive numéro un : il ne quitte jamais son nœud papillon en bois, dont il possède une collection remarquable : santal, pernambouc, bois de rose, ébène, acajou, palissandre, etc. Marque distinctive numéro deux : en dessous, des bottines de cavalier texan, dépourvues d'éperons ; au dessus, un chapeau de feutre à larges bords, qu'il utilise pour se donner tantôt un air de gangster dangereux, tantôt une face d'abruti bienveillante ou bien la mine sourcilleuse d'un inspecteur du fisc aux aguets. Jean Michemain écoute son interlocuteur jusqu'à la fin de sa péroraison, et puis il rend sa décision en trois mots, toujours accompagnés d'un grand sourire désarmant.
Comme on dit, « il en impose ». D'emblée, les armes savamment fourbies pour l'affronter sont retournées dormir au placard. Tout au plus, Monsieur Dupontet père, extrêmement intéressé par la Ferrari, a-t-il osé un « En quel honneur se fait-il que... », mais la réponse qui a fusé l'a laissé bouche bée : « Depuis vingt ans, je suis son amant principal ».
Compréhensible. Jusque là, dans la famille Dupontet, les hommes ont des maîtresses, non sans une certaine fierté, mais avec un minimum de retenue quand même. Jamais aucune de leur victime n'a osé s'exhiber sans vergogne. Gourgandine ou comtesse, jamais aucune ne s'est risquée à revendiquer une liaison avec un Dupontet comme on arbore la légion d'honneur ou le mérite agricole. Inversement, si les femmes ont des amants, elles se doivent de le taire soigneusement, comme un secret honteux dans le fond d'un tiroir ou un vice bien caché sous le tapis. Alors le concept d'« amant principal » de sa fille, revendiqué à la cantonade par un propriétaire de Ferrari, c'était tout nouveau pour lui et passablement déstabilisant. Il se trouvait automatiquement recalé dans les amants accessoires de ses rencontres passées, un individu dont on ne fera jamais état, qu'on oublie derechef, qu'on remplace le lendemain. Pour qu'il en aille différemment, il eût fallu par exemple qu'il puisse, occasionnellement au moins, emprunter la Ferrari. Mais il sentait bien qu'il n'avait aucune chance, fût-ce pour aller seulement jusqu'à la pompe à essence.
Monsieur Michemain, d'ailleurs, ne lui a guère laissé le temps de méditer le concept. Il a tout de suite appréhendé la situation. Il a réuni le petit personnel dont il s'est assuré les bonnes grâces en garantissant le paiement des salaires. Pour les Dupontet, membres de la Fondation à des titres divers, à l'inverse, il n'a rien garanti du tout. Ils toucheraient un solde, en fin d'exercice, suivant un pourcentage intangible : 30% pour les descendants, 15% pour les collatéraux, 5% pour les ascendants. Ce solde serait calculé frais déduits. Compte tenu de la réfection de la toiture en ardoises d'Angers, comme le réclamait à juste titre l'architecte des bâtiments de France, le solde en question serait proche de zéro pendant quelques années à venir.
Pour l'instant, il fallait songer à Francine, dont l'état allait empirant. La Fondation allait s'occuper du parc automobile comme des menus frais afférant aux visites à la malade. Ils pourraient aller la voir tout à loisir, prendre des nouvelles, lui apporter des fleurs, amener les enfants. Désormais il ne serait plus question que de son réconfort. Ils devaient tous faire front, démontrer les qualités insoupçonnées de la famille Dupontet, à la fois compatissante et affligée, attentive et prévenante, inquiète et rassurante. Difficile de contester. D'un commun mouvement ils ont donc tous été d'accord, sans exception.
Restait le cas d'Eric, l'ex-époux volage. Ce n'était pas un Dupontet, n'en déplaise à ses enfants qui, d'ailleurs, avaient spontanément adopté le patronyme de leur mère depuis qu'ils résidaient dans le château dont elle était propriétaire et qu'ils émargeaient à la Fondation qui portait son nom. Monsieur Michemain a donc courtoisement invité Eric à quitter les lieux ou à changer de nom. En effet, les statuts de la Fondation ne permettaient qu'aux Dupontet de résider gracieusement dans le domaine. Cela dit, s'il faisait rapidement les démarches nécessaires pour changer d'identité, il pourrait demeurer, même s'il lui faudrait disposer de revenus. A cette fin, il lui a proposé de s'occuper du bois de chauffage.
Ce dernier en effet fonctionne au poêle de masse, gros consommateur de bûches, fournies par le domaine, émaillé de bûchers constitués par les bûcherons en fonction des coupes. Après deux ans de séchage, il faut mettre les rondins d'un mètre dans la remorque d'un tracteur, les ramener, les débiter en tronçons de trente-trois centimètres à l'aide d'une scieuse, les scinder en bûches à l'aide d'une fendeuse, et les stocker avec soin et à la main dans un appentis à l'arrière du château. C'est fatigant mais cela fait de l'exercice et c'est excellent pour la santé. Plutôt que de se retrouver à la rue, Eric a donc accepté. Il sera défrayé toutes taxes comprises au stère rangé, soit quarante-trois euros cinquante-sept pour trois mètres carrés de bois bien empilé, prêt à l'emploi, à la porte de la gueule vorace du poêle. Tout en restant logé, nourri, blanchi, il pourra ainsi s'assurer quelque six cents euros d'argent de poche tous les mois, contre cinq à six heures d'exercice par jour, tout en se réservant les week-end pour se distraire, avec la vieille Clio à sa disposition, sous condition qu'il fasse le plein avant de la ramener.
Tous les jours, le Président de la Fondation Dupontet va rendre visite à sa Francine. En sa qualité d'amant principal, Jean Michemain est le seul à bénéficier de longs tête-à-tête particuliers que personne ne se serait permis d'interrompre, même si la famille doit faire le pied de grue dans la salle d'attente. Nul ne se serait douté non plus qu'ils se bourrent de calissons arrosés au Sauternes, en riant à mi-voix de la vie de château qui se met doucement en place. Il apporte tout le nécessaire avec lui, soigneusement enveloppé, dans le baise-en-ville qui ne le quitte jamais, sans oublier l'ouvre-bouteille et les verres en plastique. Et il prend soin de remporter en partant les bribes de leurs agapes, et de laisser intacte la chambre de la malade, empreinte d'une odeur d'alcool et de Bétadine qui ne trompe pas.
Le concept d'« amant principal » est tiré d'un ancien roman à succès des Editions du Frisson : le titre L'amant étant pris par Marguerite Duras, elle a dû trouver autre chose. Et L'amant principal s'est fort bien vendu, surtout en version anglo-américaine. Jean Michemain a d'ailleurs servi de modèle, au moins pour dessiner l'allure initiale du héros. Une femme y vit une double vie : fille, épouse, mère et sœur soumise d'un côté, amante volage de l'autre, jusqu'au jour où la femme légère, telle une archange diabolique, terrasse la femme rangée dans une explosion de dépravations itératives. Malheureusement, il s'agit d'un roman signé Abbey Clitora et non Aurora Sweet. Au lieu que l'amant principal ramène l'héroïne à la raison et finisse par l'épouser, il a fallu le transformer en esclave sexuel, promené en laisse dans le parc du château, confiné dans une niche, et contraint à des pratiques zoophiles.
Le traitement infligé à son Eric s'inspire également d'un de ses vieux romans, qui a surtout réussi dans les langues latines. La dépersonnalisation, sous la signature d'Angel Blooddy en l'occurrence. Un brave homme a construit un foyer à la sueur de son front avec la femme qu'il aime. Quelques incartades amènent son épouse à l'abandonner. Mû par le désespoir, il se retrouve à la rue. Pour tenter de la reconquérir, il accepte tout, jusqu'à perdre son identité, devenir son homme à tout faire et lui recruter ses amants. Sous la signature d'Aurora Sweet, cela se serait achevé en retrouvailles, mais avec Angel Blooddy, cela se termine dans un bain de sang, du fait d'un sursaut d'amour-propre.
Francine n'a pas été étonnée outre mesure qu'Eric accepte tout à la fois un changement d'identité et une pénible charge de forestier. Au moins ce sera excellent pour ses kilos comme pour sa santé. Vraisemblablement pour son moral également. Il cessera en outre de donner un exemple déplorable à ses enfants et à ses petits-enfants. Cela dit, Jean Michemain devra désormais savoir lâcher la bride, et s'employer à désamorcer d'éventuelles bouffées d'amour-propre.
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