Segment 5 : La famille Dupontet


Tout a commencé avec les prémices de la maladie. Grosse fatigue, manque d'appétit, périodes d'absence. Les siestes sont devenues de plus en plus longues et fréquentes, non seulement après le déjeuner, mais également durant la matinée, puis en fin d'après-midi. Peu à peu, elle a cessé de descendre manger. Un riz pour midi. Un bouillon pour le soir, servi dans ses appartements. Elle n'a plus touché aux friandises, même les calissons, dont elle est pourtant friande. Elle ne s'est plus occupée des courses, ni des menus. Le cuisinier, privé de consignes, a cessé les bombances. Des pâtes pour tout le monde, des omelettes à la rigueur, soupe de légumes en guise de dîner.

Il est devenu difficile de la voir. Impossible de lui demander de l'aide, même pour dépanner. Quand on frappe à sa porte, sa femme de chambre ouvre, toujours la même réponse à la bouche :

– Elle se repose... pas maintenant... elle n'a pas du tout la tête à ça.

Peu à peu, les besoins des uns et des autres sont devenus pressants. Jean-Marie, le fils, et Anne-Laure, la fille, se sont prévalus de leur statut d'héritiers légitimes pour forcer sa porte, par souci de leur mère. Mais ils l'ont trouvée absente, en train de somnoler dans son fauteuil. Normal de se préoccuper de sa santé, de s'inquiéter pour elle, d'insister pour faire venir le médecin. Délicat de faire état de difficultés passagères pour lui glisser des factures.

En effet, pour expliquer qu'une bonne dépense est en fait une saine mesure d'économie, il faut, outre un solide motif, construire une argumentation, la faire durer quelques jours, désamorcer les contre-arguments, rendre la situation anxiogène, faire appel aux sentiments. Une demande de prime à un patron, c'est « oui » ou c'est « non ». Une aide de Maman, même une maman qui fait couler l'argent dans ses poches rien qu'en se tournant les pouces, c'est bien différent. Pour désamorcer les refus, on y va à l'usure, avec toute la panoplie des armes. Mais, comme elle ne descendait plus, ni pour dîner, ni pour se promener dans le parc, les munitions se sont accumulées en vain.

De sa chambre, elle les a écoutés attentivement, pendant qu'ils prenaient leurs repas. Ils étaient préoccupés pour de bon. A tel point qu'ils sont devenus indifférents à la frugalité de ce qui leur était servi. Profondément inquiets, ils ont sollicité le médecin de famille. Devant son mutisme, ils en ont été réduits à des conjectures. Ils ont tout mis sur le dos de Patapouf et, pendant deux nuits au moins, ils ont fait des battues dans le parc. Puis ils ont été à la gendarmerie porter plainte pour enlèvement de teckel. Malgré la puce électronique, impossible de le retrouver, même avec l'aide de la maréchaussée, même en élargissant le champ des recherches à tout le département. Ils se sont donc cotisés pour faire l'acquisition d'un Patapouf Junior N°3, même s'il fallait passer par un éleveur professionnel, certifications vétérinaires à jour. Ils en ont eu pour deux ou trois mille euros au moins, et ils ont peiné à se mettre d'accord pour réunir la somme. Tout cela pour rien. Elle a seulement refusé de faire sa connaissance. Et son état de santé a continué de se dégrader.

« Mais qu'est-ce qu'elle nous fait ? » se sont-ils répété à l'envi, ou bien « Qu'est-ce qu'on a bien pu faire au bon Dieu pour mériter ça ? », ou encore « Décidément, on n'est pas vernis ! ». De temps à autre, certains se sont remis en cause. Certes, ils lui offrent un cadre solide, une grande famille, une présence constante, un environnement chaleureux, mais sans doute ont-ils eu parfois tendance à tirer un profit exagéré de son hospitalité. Surtout, ils se sont rendus compte qu'à force de faire ses demandes chacun dans son coin, de jouer chacun pour soi, sans la moindre coordination, ils ont viré à l'extorsion inorganisée. Pour que la poule aux œufs d'or continue de pondre, il devient urgent de se coordonner.

Jean-Marie et Anne-Laure, en particulier, sont furieux. Eux, les enfants, héritiers en titre, c'est normal. Mais les frasques du grand-père, le whisky pour consoler la grand-mère, les déboires sentimentaux à répétition de la tante, les faillites itératives de l'oncle, sans oublier Cécile et Céline, les copines de Francine, abonnées du château chaque fois que de besoin, cela fait désordre.

L'oncle et la tante, Edouard et Martine Dupontet en l'occurrence, ont eu du mal à comprendre qu'on puisse à ce point manquer d'égards pour leurs déboires. Martine avait tant de mal à se remettre de sa dernière séparation, plus douloureuse encore que les précédentes, comme si cela devait empirer avec l'âge. Edouard, outre son divorce au long cours, avait été victime d'un concurrent démoniaque et pervers qui l'avait forcé en quelques mois à mettre la clé sous la porte, alors même que le business model était excellent, ce qui avait pleinement justifié les investissements consentis, généreusement avancés par sa sœur. Cette affaire de la maladie de Francine se présentait en somme au pire moment pour eux, alors qu'ils étaient fragilisés par l'acharnement du sort, que leur moral était au plus bas, et qu'ils avaient précisément un impérieux besoin du plein soutien de toute la famille, ainsi que de modestes virements, ne serait-ce que pour maintenir la tête hors de l'eau.

A la base, l'oncle est un frère, et la tante une sœur. Exactement comme Jean-Marie et Anne-Laure, qui se la jouent enfants attentifs et affectueux uniquement pour profiter du magot, éviter d'avoir à travailler, voire même se dispenser de pointer à pôle emploi. Quant aux grands-parents, en dépit de tout ce qu'on veut, c'est quand même le Papa et la Maman. Alors des enfants indignes comme eux ne sont pas obligés de reprocher à leur mère d'être une fille et une sœur affectueuse et dévouée. En revanche, si quelqu'un n'est pas à sa place au château, c'est bien leur père, ex-époux recyclé en dépit d'un divorce par abandon du foyer conjugal, par le passé spécialiste des abonnés absents de la pension alimentaire, chômeur impénitent, imposé par ses enfants, alors qu'il ne fait même plus partie de la famille.

Eric, l'ex-époux en question, est pourtant bien le seul à ne rien dire et à ne pas cracher dans la soupe. Il est vrai que, lors de la donation du château, il n'émarge pas dans les membres de la Fondation. Il aurait néanmoins des arguments solides à faire valoir. Il s'est vu allouer un petit entresol humide et mal chauffé, qui ne reçoit jamais le soleil et qui aurait justifié quelques travaux de mise en conformité. Sauf quand il s'agit d'accompagner Stessie et Dylan, on ne lui donne guère accès au parc motorisé, et seulement lorsque la vieille Clio n'est pas requise pour les courses. Et il est bien le seul dont on réclame à l'occasion qu'il fasse le plein avec ses propres deniers. A tel point qu'il est condamné à circuler pour l'essentiel à bicyclette, malgré son âge et son embonpoint.

Monsieur Dupontet père, depuis qu'on lui a retiré l'usage de la grosse Mercédès pour se rendre à Enghien une ou deux fois par mois assister aux courses et fréquenter casinos et Comtesses, a fait plusieurs malaises inquiétants. Madame Dupontet mère en a été très affectée, d'autant que plus personne n'a songé à réassortir la provision de Johnnie Walker qui lui permet de tenir le coup. Aussi se sont-ils décidés à tenir compagnie à Stessie et Dylan, devant la télévision, même si ces derniers se sont pris d'affection pour Patapouf Junior N°3 avec lequel ils passent de longs moments à courir dans le parc.


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