Segment 12 : Wribox


Là, on est dans le dur, le dur à avaler, la vérité vraie, le pullulement des textes...


Wribox : depuis le temps que je vous en parle, certains doivent se poser des questions. Je dis « certains » parce que les autres savent, pardon... pratiquent. Sans doute préfèreraient-ils qu'on se taise. L'inavouable, conscience en berne, passe, mais l'orgueil bafoué, l'honneur à plat, difficilement supportable. On a beau être tous contaminés, ceux qui propagent l'épidémie, que sommes-nous, sinon de futures brebis galeuses, des boucs émissaires en puissance, des parias en germe ?

Ça commence en général par un texte en suspens, un truc génial que l'Auteur ne parvient pas à terminer. Alors, comme ça, pour voir, innocemment, Wribox s'immisce et propose ses services. On hésite... on tergiverse... on fait de la résistance... on finit par lui filer le début... et il vous pond la fin. Des nuits sans sommeil, des journées à se ronger les ongles, des semaines d'angoisses et de sueurs inutiles. Pif paf : en une fraction de seconde, c'est réglé. Les derniers chapitres qui bloquaient, l'épilogue qui ne voulait pas sortir, les voilà tout rutilants couchés sur le papier. Enfin, « papier », je veux dire écran, fichier et séquence de caractères. Quelques corrections dans les coins, si on y tient vraiment, histoire de se convaincre qu'on y est encore pour quelque chose. Emballé vendu. Le tour est joué, texte publié. Admiration béate des lecteurs épatés. Rideau.

Ils savent y faire chez Wribox. Premiers pas gratuits. Puis les « gestes commerciaux » se succèdent. Et quand on est accroc, boum : faut casquer. Tarif dégressif néanmoins : un paragraphe, rapporté au nombre de caractères, c'est hors de prix ; une nouvelle coûte encore cher, un roman fleuve, c'est donné : l'équivalent des tarifs postaux pour l'envoi d'un manuscrit de 500 pages à quelques éditeurs récalcitrants.

Alors, quand on s'est fait bouler des centaines de fois, quand on s'est trouvé avec des paquets de réponses sur le mode « Bien reçu... merci mon pote... hors sujet... désolé... la politique éditoriale de la maison... », comment résister ? Mais on essaie, pour la forme ou la déontologie, avant de finir par lâcher prise. Au début, on se persuade que Wribox a vraiment besoin de nous et on lui envoie un brouillon déjà bien ficelé. Puis on se rend compte qu'un simple scénario fera tout aussi bien l'affaire, avant de réaliser que c'est à peine nécessaire. Quelques indications suffisent, suivies de corrections au fil du texte. Certains éditeurs manifestent alors de l'intérêt : enfin un début qui percute, moins de longueurs, davantage de nerf, mieux écrit, plus original. Sauf la conjoncture, ils le prendraient presque.

Il faut dire que Wribox, version onéreuse, retricote au fur et à mesure, pour accoucher d'un résultat proche de la perfection. Au besoin, pour faire plus vrai, l'Auteur peut se paramétrer lui-même. Age, sexe, tendances variées, niveau en orthographe, étendue du vocabulaire, maîtrise de la syntaxe, et le texte paraîtra plausible : « deux ronds de flan » redeviendront « deux ronds de flancs », « sérendipité » se transformera en « curosiété », histoire de rajouter quelques bienvenues fautes de frappe, ou bien « ils se sont nui(t)s » récupérera son fatal pluriel, recouvrant au besoin cette allure nocturne qui lui sied si bien.


Les œuvres, finalement, un bien grand mot pour de bien petites choses. En gros, un début, un milieu, une fin. Les ingrédients, des trucs à l'identiques qui entrelardent les mêmes péripéties, en dépit des changements de décor. Les aventures d'un héros noyé dans une légion romaine ou bien plongé dans une classe de seconde, kif kif bourricot. Homère, de la fan fiction avant la lettre. Les bijoux indiscrets, question sexe bavard, qui dit mieux ? Racine, version littérature fantastique, ça se pose là. Et La Fontaine, pourquoi se priver de copier ce pompeur d'Esope ?

Et vous vous imaginez qu'il y a besoin de doigts pour tapoter, de mains pour tenir les doigts, de bras pour poser les mains, et de tête pour mitonner tout ça ? Balivernes ! Réfléchissez : un texte, en français, ça se réduit à quelque 50 touches qui commandent une petite centaine de caractères gentiment nichés derrière leur référence Unicode. Vous croyez lire ou inventer des histoires bien originales, protégées par un copyright ou un copyleft, alors que cela n'est qu'une suite de e = 0061, ë = 00EB, Æ = 00C6, etc. Les glyphes et les polices, ce que vous croyez voir sur l'écran ou le papier : des pixels qui se baladent, sous les ordres d'une courbe de Bézier. Des règles de grammaire ou d'orthographe ? Vaste blague ! Des probabilités de succession, point. Un truc original, quand ce n'est pas un zeugme, c'est une syllepse ou une anadiplose, tranquillement sortis du répertoire des écarts labellisés. Une petite improbabilité de succession en somme, parfaitement programmable, tout comme la petite pilule d'hormones d'autosatisfaction qu'il serait bon de s'administrer lorsque on a parfois la malencontreuse idée de se relire.

Aujourd'hui, mieux vaut savoir coder que de savoir écrire. C'est ce qu'a compris Stacy de Valera. Les nègres qu'elle pratiquait abondamment, c'était commode, mais ça coûtait cher, sans compter qu'ils voulaient toujours mettre leur grain de sel. Désormais, quelques stagiaires en ligne, payés au lance-pierre, alignés derrière leur écran, suffisent amplement. Les thèmes, les scénarios, les genres... mieux vaut utiliser les statistiques, assortis d'une fonction aléatoire pour demeurer convenu tout en faisant surgir de l'imprévu, du mot bizarre à l'anecdote étrange, de la tournure improbable à l'onomastique surprenante. Ensuite, ça se recombine comme des images fractales, à coups de mots qui se succèdent, de phrases qui s'enchaînent et de développements qui se déploient.

Entre autres avantages, on aboutit exactement au nombre de signes voulu, au nombre de mots souhaité, avec le nombre de pages qu'il faut, sommaire, marge de reliure et sauts de chapitres inclus. Pour le coup, rapport aux codes typographiques en vigueur, on peut dormir tranquille. Fini le cauchemar des tirets de travers, underscore ou tirets d'union à la place des cadratins ou des semi-cadratins, quotes anglais à la place de nos guillemets franchouillards, mdr au lieu des points ou des virgules. Terminé les vertiges de la traduction où il faut recontextualiser l'intrigue, adapter les noms et la psychologie des personnages. Un clic, et une version anglaise ne réclame plus qu'une mince relecture, en même temps que sort de l'imprimante une version chinoise adaptée à la censure.


Le secret, big data évidemment ! Encore fallait-il l'avoir compris il y a dix ou quinze ans. Encore fallait-il, tapi dans l'ombre, aspirer Mamazone au complet, pour le stocker, patiemment étiqueté, savamment compilé, astucieusement modélisé, dans une base de données gloutonne et pantagruélique. Cela permet ensuite de bien brasser ce flux dans de grosses machines voraces. Cela permet enfin de recracher à la demande un bon vieux roman qui enchaîne les mots et les épisodes en puisant dans l'océan de nos prédécesseurs. Rien à voir avec le plagiat, dûment pourchassé par un logiciel ad hoc. L'Auteur lance un début, Wribox propose une suite. Une imitation trop visible, un mot inadéquat, une tournure malvenue, Wribox recompose. Un truc nous déplaît, un bidule nous chiffonne, un machin nous indispose, Wribox recalcule et fait surgir ce qui ne parvenait pas à émerger pour cause d'étroitesse de cervelle, de poussée de fatigue, d'excès d'alcool et d'abus de café.

Bien sûr, il y a aussi l'algorithme. Pour le tester, Stacy a tranché : Balzac. Un excellent client, avec sa Comédie humaine tentaculaire, complète et gratuite, version numérique. Wribox et son nouveau programme dopé aux big data et aux réseaux de neurones profonds a donc ingurgité Balzac en intégrale. Il l'a bien malaxé, et il a produit deux nouveaux romans, des inédits égarés en voyage. Grâce aux humanités numériques, enfin utiles à quelque chose, une imprimante 3D avec plume d'oie et encre sépia les a crachés sur du papier vergé avec la belle écriture à s'y méprendre du père Honoré, truffée de ratures, réparties entre des courbes galbées, à l'image de ses brouillons. On a planqué nos deux manuscrits dans de vieux cartons disséminés chez des antiquaires véreux, ravis de l'aubaine. Ensuite, il n'y a plus eu qu'à laisser faire la communauté universitaire des balzaciens authentiques. Kiev, Paris, Chicago, Heidelberg réunis en conclave, ont certifié que Le reclus avait dû être écrit en 1836 à Turin, Le méconnu en 1837 à Milan, et que les manuscrits avaient dû s'égarer lors d'un arrêt de poste du côté de Carisio.

Ils donnent vie aux orphelins de La Grenardière, Louis-Gaston et Marie-Gastonson, l'un s'enfermant dans sa gentilhommière de Saint-Cyr-sur-Loire en compagnie de Madame du Val-Noble qu'il avait connue Suzanne dans La vieille fille, désormais atteinte de petite vérole, l'autre épousant les Lettres sous l'impulsion de son grand amour platonique, Louise de Chaulieu, que l'on retrouve dans Les mémoires de deux jeunes mariés. Gallimard a sorti son chéquier et préparé un nouveau Pléiade. Sauf que Wribox a craché le morceau, et que tout ce beau papier est parti au pilon. Vous n'en avez pas entendu parler ? Evidemment ! Les éditeurs, tous réunis, ont précipitamment étouffé l'affaire. La démonstration était faite. Ils avaient compris : pour subsister, il fallait qu'ils changent de pratiques.

Désormais, hormis quelques vieilles reliques qu'on laisse tranquillement avancer vers l'extrême onction, entourées de gentillesses et de préventions, tout a basculé. Certes, il reste des Auteurs confirmés, dont l'apparence, dès qu'ils écartent les bras, semble faite pour effrayer les moineaux, et dont les œuvres contribuent parfois à limiter la consommation de somnifères. Mais la tendance est à créer des écrivains et des écrivaines en prenant les choses à l'endroit. Pour commencer, un look, de face et de profil, une voix, profonde et rocailleuse, une démarche, légère et chaloupée, une allure, terrifiante et séductrice. Ensuite, un pedigree à la Beckett, une carte de visite pompidolienne, un passé ravagé par l'acide, l'inceste ou la torture. Accessoirement, il est bon de les affubler d'un futur grevé par un atavisme rédhibitoire, une fatwa publicitaire, ou un contrat mafieux, avant de se préoccuper du book, du business plan, des lecteurs cible.

Pour finir, viendront les thèmes, le genre, l'intrigue, le style, le rythme de parution, la couverture. Pendant que l'éditeur communique et que le diffuseur diffuse, l'avatar de l'Auteur parcourt salons, radios, télés, journaux et magazines. Enfin, un clic, et Wribox pond. Vous imaginez bien que les contrats demeurent secrets, à l'abri dans les coffres de banques sises pour la plupart dans les Iles vierges britanniques. Mais j'ai ouï-dire que les droits d'auteur ont grimpé à 60% du chiffre d'affaire. Eh oui, Stacy de Valera, c'est autre chose que d'innocents pauvres bougres...


Vous voulez des indices. Oh, pas des preuves, ni de noms ! Bien trop risqué, d'autant qu'il reste certainement par ci par là quelques exceptions qui trainent. Premier indice, la science : si l'auteur d'une somme effarante mêlant Confucius, Saint Augustin et Averroès, ne parle pas couramment le latin, le chinois et l'arabe, s'il ressemble en sus à Hugh Grant à ses débuts ou à Claudia Cardinale jouvencelle, qu'il a l'air tranquille et reposé comme un bébé sorti de son couffin, méfiez-vous... Deuxième indice, le look : si les photos sont trop belles, crinière au vent, visages réguliers, pommettes saillantes, regards profonds, ventres plats, seins fermes, si vous percevez une carence d'encre, de sueur, de pellicules et de comédons, restez sur vos gardes... Troisième indice, les addictions : si l'Auteur ne fume pas, ne boit pas, ne tapote pas, s'il est dépourvu de tics, manies et vices, soyez prudents... Quatrième indice, le nom : René Char, Paul Claudel, Marcel Proust, pas de problème, a priori vous pouvez lire. Michel Thomas, vous pourriez aussi, mais Houellebecq ! Quand à la particule s'ajoutent des trémas sur les « y », des pagailles de circonflexes, des graphèmes redondants, des sonorités judeo-arabes doublées de consonances japonaises, allez-y doucement... Cinquième indice, quantitatif : considérez 5 pages par jour comme un maximum humainement insupportable. Cela fait 25 mètres d'écriture linéaire quotidienne, 750 par mois, 9 km par an, un gros marathon par quinquennat. Au delà, c'est franchement louche...

Attention ! Méfiez-vous également des contraires. On trouve aussi des contre-avatars, les salauds, qui contribuent à rendre l'univers instable, à brouiller les frontières, à noyer les poissons. Un contre-avatar, de quoi s'agit-il ? Un Auteur qui n'a aucune des caractéristiques des avatars normaux : intelligence vive mais sans esbroufe, élocution douce sans effets de manche ni bégaiement qui accroche, connaissances fermes mais circonscrites, allure sympathique quoique banale, vie de famille sans traumatismes excessifs, production irrégulière qui demeure restreinte. Le pire du pire !


<<(([[{{Et Wattpad dans tout ça, vous pourriez vous poser des questions.}}]]))>>

<<(([[{{Ben vous auriez raison !}}]]))>>

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top