Segment 11 : Carmel Castel
Bon ben voilà la Stacy dans ses œuvres... Ses pratiques me font un peu honte, vous comprendrez. Mais bon, je n'y suis pour rien. Elle a les moyens de vivre sa vie comme elle l'entend !
Franchement, les doutes sont permis, les soupçons compréhensibles, les suspicions légitimes. Francine Dupontet alias Stacy de Valera ? Mais alors, qu'est devenue cette dernière ? Une recluse à vie dans l'abri antiatomique de Carmel Castel ? Un cadavre putréfié enfoui sous un pin parasol ? Des cendres utilisées comme engrais à gazon ? Ou bien une vieille dame à chien chien, louant à l'année une suite princière dans un palace de Montreux, profitant de sa quiétude de rentière pour s'adonner à l'entomologie et plonger dans les œuvres complètes de Nabokov ?
Il est vrai qu'en dehors de ce mystère, Stacy alias Francine n'a fait de tort à personne, à part peut-être les assurances, escroquées de quelques millions, ou bien sa famille, scandaleusement déshéritée. Enfin, « déshéritée », façon de parler, parce que si elle est encore en vie, c'est d'héritage tout court dont il n'aurait pas dû être question. D'ailleurs personne n'a porté plainte. Il y a quelques années, lorsque Wribox est monté en puissance, quelques journalistes se sont montrés curieux. Des paparazzi ont fait le pied de grue. Les domestiques ont été questionnés, leurs faits et gestes surveillés, leurs comptes en banque scrutés, leurs logements fouillés. Quelques journaux ont émis des hypothèses. Des supputations, pas davantage. De quoi enrichir toutefois un halo de mystère, les prémices d'une légende.
Deux hommes néanmoins n'ont jamais lâché prise : Hector Vacherin, un détective privé qui baragouine l'anglais avec un accent abominable et qui fonctionne à la commission ; Franck Appleton, lieutenant de police, service des affaires criminelles, district de San Francisco, qui fonctionne à l'obstination. L'un arrête de fumer chaque fois qu'il éteint une cigarette, perspective qui lui paraît tellement insupportable qu'il rallume instantanément la suivante. L'autre, les mâchoires collées par un perpétuel chewing-gum, desserre rarement les dents. Ni l'un ni l'autre n'ont plus de mandat, ce qui bride leurs investigations et rend leur position inconfortable. Fascinés, ils s'entêtent néanmoins, en ruminant.
L'un prend prétexte de ce que cela coûte aux assurances. L'autre se rebelle contre son image d'inspecteur bredouille, risée de ses confrères. L'un piste la malversation, l'autre flaire un cadavre. Accent, élocution, démarche, claudication, ils quêtent les indices. Rien de tangible à se mettre sous la dent, pas de conclusion possible, aucune preuve à l'horizon. Chubby alias Patapouf, cette manie des teckels roux à poils longs, les calissons au Sauternes, une propension parcs et châteaux, par exemple, mais Francine étant le modèle de Stacy, quoi de plus naturel que ce mimétisme ostentatoire ?
Hector Vacherin et Franck Appleton se sont rencontrés par hasard, il y a quelques années de cela, assis côte à côte dans un même fast food de Monterrey, tentant d'ingurgiter le même chili trop épicé, face à la même photo. Stacy de Valera tout sourire au bras de Mick Romney, lors d'une soirée levée de fonds pour le parti républicain. Aujourd'hui ils en exhibent une autre, cette fois aux côtés de Donald Trump, les yeux énamourés, l'escarcelle en bandoulière.
Plutôt que de renoncer, ils ont décidé de s'intéresser à la face obscure, celle qui descend sous la ceinture : les escort boys que Stacy se fait livrer à domicile, quand Francine fréquentait les salons de massage. Hector Vacherin est retourné à Paris retrouver quelques anciens éphèbes, tenter de les faire parler. Franck Appleton s'est occupé des agences de San Francisco. Qui sait, peut-être découvriront-ils enfin quelque chose ?
Mine de rien, ces jeunes gens ont néanmoins une certaine morale. Ils ne sont guère bavards, même si, en échange d'une barrette de shit ou contre la menace de montrer des photos à leur famille, ils consentent de menues confessions. Manifestement, hier comme aujourd'hui, Paris comme San Francisco, elle arbore le même soutien-gorge à balconnets, des bas résille, un porte-jarretelles, des talons hauts, et elle apprécie les mêmes pratiques, excessivement dominatrices.
Cinquante ans ? Soixante ? Elle afficherait plutôt une quarantaine épanouie, certes épaulée par le corps médical. Bottox et silicone à la rescousse, la moindre ride qui pointe disparaît dans la semaine, quel que soit le repli où elle se niche. Quant à ce grain de beauté sur la fesse gauche, naturel ou artificiel, mystère ? Pour autant, son appétit sexuel ne démord pas. Mais Francine et Stacy étaient intimes. L'une a fort bien pu transmettre à l'autre son appétence pour les godemichés japonais ou quelques-uns de ses petits secrets, du massage tantrique à la fellation réssuscitante.
Au bord du désespoir, alors qu'ils ne peuvent se résigner à lâcher l'affaire, ils reçoivent chacun un carton d'invitation, en français pour l'un, en anglais pour l'autre. Carmel Castle, rien que ça ! Stacy de Valera accepte de les rencontrer, elle qui n'a jamais jusqu'à présent seulement daigné se rendre compte de leur existence. Mais à ses conditions à elle. Ils ne seront reçus que s'ils acceptent de se présenter dans les locaux de Persona Massages, pour se laisser préparer selon ses vœux. C'est à prendre ou à laisser, contrat signé, car il s'agit d'une prestation tarifée. Pas loin d'un an de salaire ! Hector et Franck ont bien tenté de renâcler, un peu pour les honoraires, beaucoup pour cause de déontologie sévère. Ça ou rien leur a-t-il été répondu ! Comme ils n'ont rien, ils se sont résignés : ils ont préféré ça.
Une fois arrivés dans les locaux de Persona Massages les voilà pris en main par des hôtesses aussi charmantes que dévouées. Direction hammam : exsudation profonde, hygiène corporelle intense, huiles essentielles extrêmes, massages vigoureux, accompagnés de cocktails divers. Pour l'habillage, changement de tenue : « Non, pas vos habits... franchement de la camelote... qui sentent mauvais en plus... pour ne pas dire qu'ils puent... Ceux-là... oui... sous-vêtements de soie... slip ultra slim... jambières au-dessus des chaussettes... parfait... »
« Hector... voilà pour vous... cette chemise bleue en coton empesée... ce costume sombre... col du veston remonté... et cette cravate... nouée de travers... ça fera plus chic... ». « Frank... oui... pour vous... ce costume marron, fripé usine... cette perruque... pour avoir une belle chevelure frisée... et cet imper, look avachi... Burberry of London, quand même... ».
Une fois dehors, leurs voitures ont été remplacées par des Peugeot rétro : une vieille 403 pourrie pour Franck, genre quand on ferme une porte les trois autres s'ouvrent ; une vieille 404 pour Hector, décapotable cette fois, et même franchement décapotée, genre qu'on n'ose pas trop accélérer de peur d'éparpiller des pièces détachées.
Carmel Castel, le portail s'ouvre. La rampe d'accès les amène. Un majordome les attend, grand style : frac, jabot, queue de pie. Il les invite courtoisement à le suivre. Traversée sans un mot d'une salle à manger luxueuse, d'un salon somptueux et d'un boudoir cosy, où Chubby, de son pouf, leur jette un regard morne. Une porte dérobée s'ouvre, et on les abandonne. Ils sont dans une chambre à coucher. Ah, mais pas n'importe quoi ! Musique d'ambiance, lit à baldaquin, piscine à bulles en guise de baignoire, fragrances poivrées. Ils sont tout estourbis, avec leur gredin qui gonfle, alors qu'ils ne leur ont rien demandé.
Quelques minutes d'attente, histoire de les laisser s'épanouir dans ces foutus slips slim dont ils s'échappent sans crier gare, et Stacy de Valera pénètre par la porte du fond, soutien gorge à balconnet, bas résille, porte-jarretelles, talons hauts, petit sourire aux lèvres. Sans un mot, elle appuie sur un bouton, dégageant un placard secret rempli de chaînes et de lanières, avec laisses, fouets, entraves, muselières, treuil, godemichés, etc. Ensuite, début du bal. Hector et Franck sont immédiatement attaqués à la braguette, entravés, allongés, à quatre pattes, retournés sur la carpette ou bien suspendus par les pieds à une poutre. Inexplicable, cette attaque de priapisme doublée d'une absence de réaction et d'une totale démission de la libido !
Deux heures plus tard, tout juste remis de leurs érections, elle les rejoint, escarpins de velours et robe de chambre à dentelles, sur les grands canapés moelleux du salon. Sans plus boiter ni zozoter, elle leur déclare :
– Depuis le temps que j'avais envie de me les taper, Nestor Burma et Colombo en trio, merci messieurs !
Regard baissé, mains dans les poches, constatant avec soulagement que leur rouleau à pâtisserie redevient peu à peu pâton, ils sont bien embarrassés pour répondre. Aussi, tout en caressant Chubby, qui remue la queue de ravissement, reprend-elle la parole d'une voix ferme, en français puis en anglais, pour être bien comprise de l'un comme de l'autre :
– Tout ceci a été filmé, à l'endroit, à l'envers, en diagonale et de travers.... alors, sans même parler de mise à pied définitive... si vous ne voulez pas que vos proches consternés vous répudient et que vos collègues se gondolent de rire à vous admirer déguisés, fouettés, entravés, muselés, et j'en passe... si vous préférez éviter de vous donner en spectacle, hurlant de plaisir dans les bras de votre unique suspecte... il va falloir cesser de me casser les couilles, même s'il paraît que je n'en ai pas, sauf en plastique, à l'occasion, comme tout à l'heure... bref, Monsieur Vacherin... vous allez rentrer en France dare dare, où une promotion vous attend... si vous acceptez enfin de me ficher la paix... pour votre gouverne, sachez que je suis entrée au capital de votre patron, à une hauteur qui me le rend extrêmement serviable... quant à vous Monsieur Appleton... un grand ami à moi, au demeurant maire de San Francisco, auquel j'apporte puissamment mon concours pour ses bonnes œuvres, a décidé de vous élever au grade de capitaine... c'est un beau poste, avec un bon salaire, qui vous met à l'abri des rires de vos collègues... à condition de m'oublier. Compris !
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