Demain

Si tu te promènes une nuit sur la côte d'Opale, du côté de Berck sur Mer, marche sur les rochers abrupts, et longe le rivage fragile. Tu sentiras la roche dure et froide sous tes pieds nus; tu sentiras les flaques glacées entre les saillis et les pièges. Tu sentiras la vase qui colle à la peau, et les algues qui s'enroulent autour de tes chevilles. Tu seras comme un équilibriste, hésitant entre deux mondes. Les brises de minuit, mères des dunes, soulèveront le sable en une fine brume blanche. Elle gommera les frontières, la terre, la silhouette de la ville. Et la mer, noire, pure, s'étendra jusqu'au ciel qui se dissout en elle, gigantesque tache d'encre, lac fait de l'essence même d'où sont tirées les ombres. Respire le parfum de la nuit.

Marche encore un petit peu.

Là, tu sentiras que les roches s'apaisent, s'adoucissent, se taisent. Elles se font plus petites, plus lisses, plus rares. Ton pied frôle le sable doux. Avance. Effleure par moment un emprunte plus profonde, remarque les traces de pas des grands chevaux du ranch, qui sont venus hier galoper sur la plage. Ici, le sable sent le sel et l'animal, libre, sauvage. Les étoiles ne brillent pas dans le ciel sans lune. Ce n'est pas grave. L'obscurité est mère, l'obscurité est reine, l'obscurité est maîtresse de toute chose. Rends toi au murmure sourd de l'originelle. Écoute le bruit des vagues qui s'échouent sur la terre. Sens la caresse de l'écume qui vient lécher tes chevilles.

Continue d'avancer. Passe les douches, les bouées, le poste de secours. Va jusqu'au dernier escalier. Là seulement, au bout du monde, arrête toi. Regarde.
Remonte la plage, le sable sec. Avance lentement, au bord des dunes. Remonte l'escalier de bois mouillé, celui qui craque et qui risque de s'effondrer, celui qui sent les algues et la fumée de cigarette. Marche sur la promenade.

Le sol, rugueux et lisse, abîment tes pieds nus. Saignes-tu? Ferme les yeux. Oublie les détritus et les mégots de cigarette. Oublie les signes morts de la baraque à frite qui semble abandonnée. Oublie le chien qui crève, tout seul, en dessous du lampadaire. Avance.
Tourne à la statue de la Marianne Toute Seule, cette statue de pierre qui attend les marins qui ne reviendront pas. Marche dans les rues désertes, endormies, silencieuses. Pas un bruit, pas une lueur dans les couloirs de la ville. Traverse la place de l'entonnoir, salue le clodo endormi; il va mourir ce soir.  Ses pieds sales et gelés dépassent de sa couverture blanche. Quelques pas plus loin, sur une branche nue, un vieux corbeau malade te fixe d'un oeil torve. Au loin, un chien qui crève abandonne une complainte rauque.
Ceux qui vont mourir te saluent.

Remonte la rue Carnot, avance, tourne à droite. Passe devant le casino désaffecté, dont luisent encore les néons rouges, comme un reste d'ivresse dans la gueule de bois de la ville. Tourne à droite. Descends la rue du 11 novembre, tout en bas, tout en bas. Au cottage des dunes, qui est en ruines, traverse le parc et les cadavres de fleurs. Les travaux commencent demain. Demain, le vieux bâtiment disparaîtra, avec les cadavres de pensées et de tulipes, de narcisses et de lilas roses. Demain.

Trouve la résidence des myriades. Pousse la porte branlante, traverse le sas puant, pose ta main contre la vitre pâle. Regarde. Sur le papier peint rouge, les lampes blanches te dévisagent de leurs vieilles clartés crues. La  clef est sous le paillasson. Ramasse. Passe le badge noir contre le boîtier translucide, qui s'illumine d'un relent d'éclat vert. Pousse la porte de verre tiède. Monte les escaliers. Ils tournent. Ils tournent. Labyrinthe de couloirs vides. Obscurité salie, souillée, puante, la belle obscurité, abîmée.

N°3, 4ème étage. Essuie tes pieds sur le paillasson, ecarte du pied le pot fêlé, les géraniums sont morts. Ouvre la porte, avec la petite clef grise de métal froid. Pousse la porte grinçante et mal huilée, referme-la à clef. Traverse l'appartement vide, aux vieux murs écaillés, lézardés, fissurés. Ouvre la porte du balcon, précipite-toi, jette tes deux yeux dans le vide. Retiens tes pas; attention, le balcon est fragile, la pierre est érodée. Tu  pourrais tomber dans la nuit, ton corps comme un patin disloqué, abîmé, dans le parterre de fleurs fanées, avec d'autres geraniums rouges qui sont morts, eux aussi.

Et regarde. Regarde, ouais, regarde, ouvre les yeux, regarde bien. Regarde le ciel qui tombe et le vinaigre de pluie et les tours qui s'effondrent, regarde. Observe, admire, applaudit. Ne ferme pas les yeux. Pas besoin de prier. Il n'y a plus rien pour t'entendre, il n'y a que le vide, il n'y a que la nuit qui dort en contrebas. Admire, admire et tombe, et tombe tout en restant là. La vie la ville la mort la merde, et la mort putain! La mort la vie la vie la mort la fin le vide le vide la vie la vie la ville la mort, la mort encore et toujours, et la fin.

Mais ça va aller. Ouais, ça va aller, ça ira mieux demain. Demain....

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