New-York (partie 2)
La jeune femme blonde pose ses deux mains parfaitement manucurées sur la table, et se penche vers moi pour m'obliger à croiser son regard polaire :
— Écoutez, avoir votre frère au sein des services de renseignement ne vous apporte aucun avantage. Je suis très sceptique vis-à-vis de votre histoire. J'ai du mal à intégrer le fait que vous ayez pu oublier l'horreur que vous avez vécue avec Alfredo Julliani.
— Je...
— Permettez-moi de vous montrer quelques clichés. Peut-être que la mémoire vous reviendra.
— Sarah, non !
C'est la première fois depuis que je suis arrivée que Cristiano intervient. Ses yeux lancent des éclairs en direction de sa collègue. Une joute silencieuse se déroule devant moi, mais la blonde acariâtre remporte la bataille. Elle ouvre le premier dossier de la pile et étale plusieurs clichés devant moi.
Je suis pétrifiée. Mes mains commencent à trembler et une sueur froide descend le long de ma nuque. Ma vue se brouille et je manque de m'évanouir. Les photographies représentent une seule et même personne : moi.
Je parcours les clichés en espérant me tromper, en ayant l'impression futile que je pourrais changer le cours des choses. Mais rien n'y fait, la vérité brute me frappe en plein visage.
Les images montrent des photos d'une cellule aménagée. Un lit de fortune, des toilettes et un lavabo sont les seuls meubles qui y sont présents. Du sang séché s'est imprégné dans les pierres au sol et deux chaînes sont suspendues au plafond. Le second cliché montre mon visage tuméfié, recouvert d'hématomes et de blessures superficielles. Ensuite, l'image de l'ensemble de mon corps en sous-vêtements me donne envie de vomir. Je suis écorchée sur pratiquement tous les membres, je porte des balafres aussi grandes que celles que m'a laissées l'ours quelques jours plus tôt. Mes cheveux sont emmêlés et poisseux de sang. Je me reconnais à peine.
Le dernier d'entre tous est sans doute le pire. Mon père et mon garde-du-corps attitré quand mes parents et mes frères n'étaient pas présents à la villa, sont étalés dans une mare de sang, la gorge tranchée. J'ai un haut le cœur et Cristiano me tend un sac en papier où je régurgite le peu que j'aie pu manger dans l'avion.
— Sarah, laisse-nous seuls.
— Julliani est intelligent, il a peut-être monté ça de toute pièce ! Je sais que tu tiens à ta sœur et, d'ailleurs, je ne sais même pas pourquoi tu continues à être sur l'enquête, il y a clairement conflit d'intérêts.
— Parce-que je connais ce milieu mieux que quiconque et que je suis le meilleur de ma promo, peut-être ? Et tu penses sincèrement que tous les sévices qu'a subis ma sœur étaient programmés ? J'ai besoin de lui parler seul à seul.
— C'est contre le règlement Cristiano. Elle sait peut-être où est Alfredo...
— Crois-moi, si elle le savait, elle n'hésiterait pas une seule seconde à le dénoncer.
— Je ne peux pas faire ça, je risque ma place si je te laisse avec elle.
— Sarah...
La jeune blonde soupire et s'en va en remettant tous les clichés dans le dossier qu'elle emporte avec elle. Une fois que la porte claque, Cristiano s'approche lentement de moi et tente de poser une de ses mains sur mon épaule. Je me dérobe et recule brutalement. Je ne veux plus que qui que ce soit me touche, je ne supporterai plus jamais la présence d'un homme.
— Je suis désolé Alessia.
J'échappe un rire hystérique. Il est désolé ? Je ne sais même pas comment me remettre d'une telle épreuve. Je vais sûrement finir mes jours dans un hôpital psychiatrique, personne ne peut plus rien pour moi.
— J'ai essayé de te protéger.
— C'est réussi.
Cristiano soupire devant mon air ironique et se met à se frotter l'arrière du crâne. Même si c'est une torture, je veux savoir la vérité, toute la vérité. Il me doit au moins ça ! Comme s'il avait lu dans mes pensées, mon frère s'adosse au mur, contre la vitre teintée, et commence à me raconter la pire des histoires :
— Je suis infiltré. Mon rôle est de combattre le crime organisé et un fils de mafieux est la personne idéale à engager. Après mon bac, je suis rentré dans les forces spéciales italiennes où j'ai suivi un entraînement poussé. Plus tard, Interpol m'a contacté pour que je fasse partie de leurs forces d'espionnages d'élite. J'ai accepté. Au départ, je gardais tout ça pour moi mais notre père s'est rendu compte que quelque chose clochait.
Cristiano se met à marcher dans la pièce. Il est nerveux et ses yeux fixent le sol.
— Papa avait choisi de se retirer du marché, de prendre sa retraite en quelque sorte. Maman et lui ne voulaient plus de cette vie, mais c'est compliqué de quitter le monde de la mafia sans payer le prix fort. Je lui ai donc dévoilé mon véritable travail. Il a accepté de m'aider à coincer les grandes familles mafieuses et à piéger les plus gros trafiquants. Ce que je ne savais pas c'est qu'il tenterait de jouer sur les deux tableaux. Pendant que je m'évertuais à trouver une solution pour blanchir toute notre famille, il en profitait pour amasser assez d'argent afin de s'assurer une fin de vie dorée.
Soudain, Cristiano s'arrête dans son récit et cogne le mur en béton avec hargne. Il est en colère et ses yeux respirent la haine. Je ne sais plus quoi penser des gens qui ont partagé ma vie. Qui sont-ils réellement ? J'ai l'impression de me perdre dans un trou noir d'informations, étranglée sous le poids des révélations.
Mon frère respire un grand coup et continue à parler d'une voix qui se veut professionnelle :
— Ton mariage avec Alfredo Julliani était son dernier plan. Il comptait sur le gain économique que cela lui rapporterait dans un premier temps. Puis, il m'avait demandé d'attendre quelques mois avant d'informer Interpol. Mais notre père n'a pas été assez prudent et ses concurrents ont vite compris qu'il y avait une taupe dans le trafic. Il ne leur a pas fallu longtemps pour comprendre qu'il s'agissait du chef des De La Rivera. Julliani avait compris lui aussi, et comptait assassiner toute notre famille après le mariage pour hériter du royaume.
— Qui sont les gens qui nous ont attaqués dans la chambre forte de la villa, cette fameuse nuit ?
— Les membres de la Cosa Nostra Sicilienne que j'avais réussi à infiltrer. J'avais fait croire que je voulais faire tomber mon père et reprendre le flambeau. Bien sûr, il s'agissait juste d'une couverture.
Mon estomac reste noué, mes lèvres tremblent d'angoisse et mon mal de tête s'amplifie. Je ne sais pas comment me libérer de cette torture. Cristiano accélère son récit pour en venir à la partie la plus sordide.
— Ce que nous n'avions pas prévu, c'est que les Julliani et les membres de la Cosa Nostra attaqueraient la même nuit. Quand le chef de l'équipe des siciliens a assassiné maman, j'ai retiré ma cagoule et ait commencé à tuer tous les membres, un par un. L'effet de surprise était en ma faveur mais la rage m'a empêché de voir le piège se refermer sur notre famille. Les Julliani étaient plus méticuleux et préparaient leurs assauts depuis des mois. Arturo et Dante ont réussi à s'enfuir, mais Papa, Ricardo et toi avaient été faits prisonniers.
À présent une larme roule sur la joue de Cristiano. Son visage exprime la douleur et ses épaules voutées montrent à quel point il se sent coupable de ce qui m'est arrivée.
— Alfredo n'a pas mis longtemps à faire exécuter Papa et Ricardo. En revanche, toi... Il t'a gardé en otage pendant plus d'un an. Il t'a fait subir des choses innommables. Je t'ai cherché de partout ! Je recevais chaque jour des vidéos de ta torture, sans pouvoir faire localiser le téléphone qui me les envoyait. Finalement, nous avons réussi à trouver sa planque grâce à quelques informateurs et aux agents expérimentés d'Interpol. Quand je t'ai vu dans cet état... Je n'avais qu'une envie : égorger ce fils de pute d'Alfredo. Mais il était introuvable. Il fait partie des dix personnes les plus recherchées dans le monde et je suis sur l'enquête.
— Pourquoi je ne me souviens de rien ?
Ma voix tremble et j'ai l'impression que ma peau est à vif. Je ressens absolument tout, un tsunami d'émotions me noie et je n'arrive plus à atteindre la surface pour reprendre mon souffle. Je suis en phase tétanique et les larmes que je retiens brouille ma vue. Pourtant, je veux que Cristiano aille jusqu'au bout, je ne veux pas reculer.
— Tu as été soignée dans une excellente clinique privée en Suisse. Un tas de médecins et de psychiatres ont examiné ton cas pour que tu te remettes le plus rapidement possible. Le but était que tu puisses être capable de donner des informations cruciales à Interpol. Mais tu souffrais de troubles post-traumatiques avec mémoire antérograde dégénérative. C'est ainsi que les patients ayant subis les pires sévices peuvent se reconstruire : ils oublient la douleur et la terreur qu'ils ont pu ressentir par le passé. Mais, les agents d'Interpol n'avaient qu'un seul but : retrouver Alfredo. Ils te faisaient subir des examens contraignants et invasifs pour que tu te souviennes de toutes les horreurs que tu avais endurées. Tu devenais plus faible de jour en jour, tu ne dormais plus, tu avais peur du moindre bruit et tu refusais que l'on te touche.
Cristiano s'approche de moi et s'agenouille pour croiser mon regard vide. Des larmes se forment au coin de ses beaux yeux noirs. Il joint ses mains en signe de prière et se mord l'intérieur de la joue avant de continuer son récit :
— Je ne voulais plus que quelqu'un te fasse du mal. Je souhaitais simplement que l'on te laisse tranquille. Alors je t'ai fait évader. Je suis un agent expérimenté donc je pouvais facilement me procurer une fausse identité pour toi, et t'offrir un endroit isolé où tu pourrais de nouveau respirer. Il y a eu quelques dommages collatéraux, mais le plus important c'était que tu étais de nouveau libre.
— Tu n'as pas été renvoyé pour ça ?
Cristiano m'adresse un sourire triste et caresse doucement mon genou tremblant :
— Comme je l'ai dit à Sarah : ils ont encore besoin de moi et de mes liens avec des réseaux que j'ai réussi à infiltrer. Je ne risque absolument rien.
— Je suis perdue.
— Je peux le comprendre.
— Qu'est-ce qu'il va m'arriver Cristiano ? Je ne sais rien sur Alfredo ! Je ne sais pas où il est ! Je ne veux plus de tout ça ! Je veux...
— Calme-toi Alessia... Je le sais ! C'est pour ça que je t'ai supplié de recommencer une nouvelle vie ! Je ne voulais pas que tu endures l'horreur de la vérité. Pourquoi es-tu si têtue ?!
Je prends une grande inspiration et essaye de digérer tout ce que Cristiano vient de m'apprendre. Je ne serai plus jamais la même, Alfredo m'a tué psychologiquement, il a fait de moi une coquille vide. Je me masse doucement les tempes et tente de reprendre mes esprits :
— Il n'y a rien de plus terrible que de ne pas savoir la vérité, Cristiano. Peut-être que si tu m'avais dévoilé toute l'histoire, avant de me lâcher dans un coin paumé, j'aurais pu m'en remettre.
— Peut-être. Ou alors, tu aurais refusé de prendre l'avion et je n'aurais rien pu faire pour te protéger.
Je suis complètement perdue. Je ne sais plus qui je suis, ce que je dois faire, ni si je suis encore capable de vivre.
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